T ROUBLES DU DEVELOPPEMENT DU LANGAGE
2.2 C OMPETENCES PHONOLOGIQUES DES ENFANTS DYSPHASIQUES
2.2.1 C OMPETENCES PHONOLOGIQUES : VERSANT PERCEPTIF
Les enfants dysphasiques présenteraient des déficits perceptifs notamment des difficultés à traiter des séquences verbales et plus précisément le flux verbal rapide. Toutefois, parmi les études portant sur les compétences perceptives de ces enfants, des résultats contradictoires sont observés.
Les études princeps ont été réalisées par Tallal et ses collaborateurs (Tallal & Piercy, 1973a, 1973b, Tallal, Stark & Curtiss, 1976, Tallal & Newcombe, 1978, Tallal et al., 1980, Tallal & Stark, 1981). Par cette série d’études, ils ont montré que les enfants dysphasiques anglophones avaient des difficultés de traitement des perceptions auditives dans les transitions acoustiques rapides. Ils présentent des difficultés (contrairement aux enfants sans troubles du langage de même âge chronologique) à discriminer ou à rappeler l’ordre d’apparition de sons complexes (non verbaux) de fréquence fondamentale différente (100 Hz et 350 Hz) lorsqu’ils sont présentés de manière rapide (durée de 75ms et 125ms, Tallal & Piercy, 1973a, 1973b, 1974, 1975). En revanche, ils parviennent à accomplir cette tâche lorsque la durée de présentation est plus lente (250ms). De même, lorsque les deux sons sont séparés par au moins 305ms, ils ne présentent pas de difficulté de discrimination, tandis que lorsque l’intervalle inter-stimuli (ISI) est plus court, leurs performances sont plus faibles. Il y a donc un effet de la présentation des stimuli sur les capacités discriminatives (Tallal & Piercy, 1973b, Tallal & Piercy, 1975, Tallal et al., 1976; Tallal & Stark, 1981). Les difficultés des enfants dysphasiques à percevoir des sons brefs en succession rapide perturberaient le traitement de la parole. De même, pour une séquence de deux syllabes (/ba/ et /da/ soit la séquence /bada/), dans des tâches de discrimination et de rappel d’ordre de présentation de la séquence les enfants dysphasiques sont moins performants que les enfants à développement typique (Tallal & Piercy, 1974). Cependant, ces performances sont améliorées lorsque les zones de transition formantique sont allongées de 43 à 95 ms (Tallal & Piercy, 1975). Parallèlement, les enfants peuvent avoir des problèmes de perceptions phonémiques.
Considérons deux exemples précis également étudiés par Tallal et ses collaborateurs : la discrimination des consonnes occlusives et des voyelles.
Les consonnes occlusives sont par nature extrêmement brèves (entre 5 et 30ms, Meunier, 2007), puisqu’elles se caractérisent par un silence et un bruit d’explosion qui donne la
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fréquence de la consonne. En revanche, les voyelles sont par nature plus longues que les occlusives. Ainsi, par rapport aux études précédentes, on peut faire l’hypothèse que les voyelles seront mieux discriminées par les enfants dysphasiques que les consonnes occlusives. Cette hypothèse est confirmée par les résultats obtenus. En effet, ils ne présentent pas de difficultés à discriminer les voyelles (250ms par voix de synthèse, Tallal & Piercy, 1975, Tallal et al., 1976). Mais seulement 5 des enfants sur un total de 12 parviennent à discriminer deux syllabes de type CV – constituées d’une consonne occlusive /ba/ et /da/ – avec une présentation de 250ms et une zone de transition formantique de 43ms. Toutefois, si on allonge à 95ms cette zone de transition formantique, 10 enfants (N=12) parviennent à réaliser la tâche de discrimination. Ainsi, selon les auteurs, il s’agirait d’une spécificité d’un déficit de perception auditive des processus temporels rapides. Et les déficits perceptifs expliqueraient les déficits langagiers de ces enfants (Tallal et al., 1976). Il y aurait donc une relation entre les déficits perceptifs et productifs.
Cependant, ces résultats ont été nuancés par la suite. Par exemple, tout en confirmant la différence de performance entre les enfants ayant des troubles phonologiques et ceux ayant un développement langagier typique dans des tâches de discrimination phonémique, J. Bird & Bishop (1992) ont observé que les premiers sont capables de faire la différence entre des contrastes qu’ils ne peuvent pas produire. Par ailleurs, elles notent que le groupe des enfants présentant un trouble phonologique (âgés entre 5 et 6 ans) est très hétérogène. Sur un nombre total de 14 enfants, 7 ont des scores élevés dans les deux tâches de discrimination (de mots et de pseudo-mots), 3 ont un nombre important d’erreurs dans tous les types de contraste et 4 commettent des erreurs dans les cas de contrastes qu’ils ne produisent pas. Cette variabilité est également observée dans l’étude de G. M. McArthur & Bishop (2004). En effet, dans cette étude, seul un tiers des sujets présentant des troubles du développement du langage, âgés entre 10 et 19 ans, ont des déficits de perception auditive. Pour ces auteurs, les enfants ayant des difficultés au niveau perceptif se caractérisent par une certaine immaturité de perception auditive et les performances de discrimination (à un niveau adulte) sont atteintes plus tardivement que dans le développement typique. Dans le cadre d’une autre étude portant sur la perception des syllabes /ba/ et /da/, Stark & Heinz (1996) comparent les données provenant de trois populations : des enfants présentant des troubles expressifs (expressive language impairment, LI-E), des enfants ayant des troubles expressifs et réceptifs (receptive and
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expressive language impairment, LI-ER) et des enfants sans troubles du langage. Dans les tâches d’identification des syllabes /ba/et /da/, aucune différence significative n’a été observée entre les scores des enfants tout-venant et ceux des enfants LI-E. En revanche, les enfants LI- ER ne parviennent pas à les identifier. En ce qui concerne la tâche de rappel de l’ordre des syllabes, les enfants LI-E présentent un nombre d’erreurs significativement plus élevé que les enfants LN et la plupart des LI-ER ne parviennent pas à accomplir la tâche. Ainsi selon les auteurs, les capacités de perception phonémique des enfants LI-E se situent entre celles des enfants tout-venant et celles des enfants LI-ER. Cette étude montre également l’hétérogénéité des profils et des troubles des enfants dysphasiques.
Ainsi, selon J. Bird & Bishop (1992), il est difficile de confirmer des hypothèses sur l’ensemble des personnes atteintes de troubles du développement du langage en raison de la variabilité des résultats et de leurs profils. Par conséquent, elles s’opposent aux théories, notamment à celle de Tallal et de ses collaborateurs, qui postulent une cause spécifique pour expliquer les troubles phonologiques et langagiers.
Comme nous l’avons déjà indiqué, certains auteurs notent une difficulté de la part des enfants dysphasiques à discriminer une syllabe de type CV (par exemple, quand il y a variation du lieu d’articulation, Tallal & Piercy, 1974, 1975, Leonard, McGregor & G. Allen, 1992a, Sussman, 1993). Toutefois, d’autres n’observent pas de difficulté (Evans et al., 2002, Norrix et al., 2007). Ces résultats contradictoires peuvent s’expliquer par les choix méthodologiques des chercheurs. En effet, dans le premier groupe d’étude, la tâche était proposée aux enfants par une parole de synthèse. Une des caractéristiques de la voix de synthèse est d’avoir un formant de transition court (40 ms). Dans le deuxième groupe d’étude, le stimulus donné était produit par une voix naturelle et avec par conséquent une transition formantique plus longue (600ms). Ainsi, il semblerait que la production naturelle de la parole permette aux enfants présentant des troubles du développement du langage d’avoir davantage d’indices acoustiques pour percevoir les phonèmes. Ceci a été confirmé par l’étude d’Evans et al. (2002). Ces derniers ont testé la perception des ‘deux types de parole’ (parole synthèse et parole naturelle) pour une paire contrastée ([dabiba] vs. [dabuba]). Lorsqu’il s’agissait d’une parole de synthèse, les enfants dysphasiques ont obtenu des scores plus faibles que leur pair d’âge. En revanche, lorsqu’il s’agissait d’une parole naturelle, il n’y avait pas de différence significative
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entre les deux populations. Ainsi le type de tâche et les conditions de mise en pratique du test ont une influence sur les performances perceptives des enfants.
Dans le cadre d’autres études portant sur la perception, il a été relevé que les enfants dysphasiques avaient plus de difficultés à effectuer des tâches de discrimination sur des paires minimales (Bishop et al., 2005) ; le trait de voisement serait le plus atteint (Ziegler et al., 2005, Lévy & Zesiger, 2007) notamment dans un environnement bruyant. De plus, dans le cadre d’une tâche donnée par une voix naturelle via un enregistrement vidéo, celle-ci est accompagnée d’indices visuels (les mouvements articulatoires). Or, les indices visuels n’aident pas les enfants dysphasiques et ne les rendent pas plus performants contrairement aux enfants sans troubles du langage (Norrix et al., 2007) ou aux patients atteints d’une surdité. Une des explications données par les auteurs est que les enfants dysphasiques portent toute leur attention sur le stimulus auditif contrairement aux enfants sourds qui s’aident des indices visuels.
Les études portant sur des données francophones sont relativement rares (Maillart, Schelstraete & Hupet, 2004a, Maillart, Schelstraete & Hupet, 2004b). Elles confirment les données en langue anglaise. Par exemple, les altérations au niveau syllabique apportées à des mots familiers (comme toboggan devenant [bogã]) sont détectées aussi bien par les enfants dysphasiques que par les enfants tout-venant. Cependant, au niveau phonémique, les changements en début ou fin de mots (comme cigarette devenant [sigaʁe]) sont plus difficilement perçus par les enfants dysphasiques que par les enfants tout-venant (Maillart et al., 2004b). Cette difficulté est plus importante lorsque la substitution phonémique se fait par un phonème proche (Maillart et al., 2004a). Dans le cadre d’une autre étude portant plus spécifiquement sur les voyelles, il a été montré que les enfants dysphasiques avaient des performances similaires aux enfants tout-venant pour discriminer des voyelles et pour détecter des changements de voyelles dans des contextes monosyllabiques de type CV. En revanche, ils avaient davantage de difficultés à détecter ces changements dans des contextes plurisyllabiques (Maillart, Cazeneuve & MacLeod, 2011a). Les données francophones confirmeraient alors l’hypothèse d’une sous-spécification des représentations phonologiques chez les enfants dysphasiques.
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Les débats sont toujours en cours concernant les compétences perceptives des enfants dysphasiques et la relation entre les troubles de perception auditive et les troubles langagiers. L’hétérogénéité des profils des enfants ayant des troubles phonologiques a un impact non négligeable sur les résultats des diverses études.