L E ROLE DES INTERACTIONS SOCIALES DANS LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE
1.1 « L A LOI GENERALE DU DEVELOPPEMENT CULTUREL »
2.4 L A VARIABILITE CULTURELLE DANS LES INTERACTIONS SOCIALES
La plupart des études ont observé des dyades appartenant à des cultures occidentales ou industrialisées. Or selon les sociétés et les cultures, le langage adressé aux enfants ne présente pas les mêmes caractéristiques. Ceci signifie que les contextes où l’enfant acquiert sa langue et les usages sociaux de la parole varient d’une culture à une autre.
Divers exemples sont donnés dans la littérature. Dans certaines cultures (les kwara’n des îles Salomon cf. Watson-Gegoe & Gegeo, 1986, les Basotho de Lesotho en Afrique du sud cf. Demuth, 1986, les Kaloulis, cf. Schieffelin, 1985), les adultes ne parlent pas aux enfants lorsqu’ils sont stade pré-linguistique. Le statut des enfants n’est pas toujours considéré comme semblable à celui des adultes et il est jugé inférieur (comme chez les Kaloulis). Ainsi, Schieffelin & Ochs (1983) montrent l’importance des contraintes des conventions sociales et culturelles ainsi que les représentations à propos de l’enfant et leur influence sur l’interaction. Ochs (1985) a étudié la culture et le développement du langage dans les îles Samoa. Elle a constaté que l’attribution d’un statut inférieur aux enfants amène les parents samoans à avoir un discours directif alors que dans les cultures occidentales, en accordant un statut similaire, les mères posent davantage de questions et produisent moins d’ordres. Celles-ci simplifient leur langage dans le but d’engager les enfants dans l’interaction en les aidant à comprendre
~ 67 ~
leur discours et en interprétant le leur (même à un stade pré-linguistique) alors que les mères samoanes reprennent et reformulent rarement le discours de leurs enfants. Les mères kaloulis, quant à elles, n’interprètent jamais les vocalisations de leurs enfants puisqu’elles les considèrent incapables de transmettre un message. En revanche, les mères kaloulis et samoanes disent à leurs enfants ce qu’il convient de dire dans une situation particulière. Malgré ces différences culturelles et la non simplification du discours des adultes dans certaines sociétés, tous les enfants apprennent à parler. On peut alors se demander si le langage modulé ou les caractéristiques du LAE décrites dans la littérature (cf. 2.1) est / sont une condition nécessaire dans le processus d’acquisition du langage.
On sait, cependant, que le simple fait d’exposer les enfants au langage ne leur permet pas d’acquérir leur langue (cf. Goldin-Meadow & Feldman, 1977). Plus précisément, entendre des énoncés sans en comprendre le sens et sans ancrage énonciatif n’est pas suffisant pour s’approprier les outils linguistiques nécessaires à la maîtrise de sa langue. Quelles sont donc les conditions favorables à l’acquisition ? Et même si dans certaines cultures, le langage adressé aux enfants n’est pas simplifié, observe-t-on des conduites spécifiques permettant aux enfants de s’approprier leur langue ?
Récemment, Shneidman & Goldin-Meadow (2012a) ont quantifié l’input reçu par des enfants appartenant à deux cultures différentes (américaine et maya) en situation naturelle et familiale. Les chercheurs ont mené trois études complémentaires. La première étude a comparé l’input reçu par ces enfants à 1 an pendant une heure. Les enfants américains (âge moyen de 13,1 mois, N=9) reçoivent plus d’input qui leur est adressé directement (616 énoncés en moyenne) que d’input entendus seulement (overheard, 278 énoncés en moyenne), alors qu’à l’inverse, les enfants mayas (âge moyen de 14,1 mois, N=9) entendent plus d’input non adressé (entendu, 342 énoncés en moyenne) que de langage qui leur soit directement adressé (86 énoncés en moyenne). Ces enfants reçoivent en moyenne le même nombre total d’énoncés, ainsi la différence réside dans le fait que les enfants américains reçoivent davantage de langage qui leur ait adressé. L’input reçu par les enfants américains provient principalement d’adultes alors que 69% de l’input total (adressé ou non aux enfants) des enfants mayas est produit par d’autres enfants (vs. 10% seulement pour les enfants américains). Dans le cadre d’une deuxième étude, les auteurs ont suivi certains enfants de la précédente étude jusqu’à 35 mois dans les mêmes conditions. Alors que pour les enfants
~ 68 ~
américains (N=6), il n’y a pas de différence significative de l’input reçu à 14, 24 et 30 mois, pour les enfants mayas (N=6) des différences ont été observées entre 13 et 35 mois. En effet, il y a une augmentation du langage adressé aux enfants mayas passant de 21% à 13 mois, à 43% à 18 mois, 47% à 24 mois puis à 60% à 35 mois. Ces résultats ont été confirmés par une nouvelle étude portant sur 18 enfants mayas (de 13, 18 et 24 mois). Même si les enfants américains à 30 mois reçoivent toujours plus d’input que les mayas à 35 mois, pour les deux groupes d’enfants, le langage de leur environnement leur est principalement adressé ce qui n’était pas le cas pour les enfants mayas à 13 mois. Enfin, la troisième étude montre que le langage adressé aux enfants par les adultes (et non le langage entendu ou le LAE produit par les autres enfants) est important pour le développement lexical. Les types de mots adressés aux enfants mayas (N=15) par les adultes à 24 mois prédisent leurs compétences lexicales à 35 mois. Une des explications données est que, dans le LAE des adultes, plus de noms et de verbes sont employés que dans le LAE produit par d’autres enfants. Les épreuves de vocabulaire rendent compte de cet effet puisqu’ils induisent la production de noms ou de verbes en dénomination. On peut donc s’interroger sur l’absence de corrélation entre le langage adressé par les autres enfants et le développement des enfants cibles. De même, le langage entendu pourrait avoir des effets sur d’autres aspects du développement langagier des enfants (comme au niveau syntaxique, Soderstrom, 2007). De manière générale, ces résultats suggèrent que le langage adressé est important pour le développement précoce du vocabulaire même dans les communautés où les enfants sont le plus souvent spectateurs (overheard). De plus, les conduites de l’entourage des enfants changent parallèlement à leur développement langagier dans certaines cultures.
Ces recherches récentes constituent une preuve supplémentaire pour affirmer que, même si l’input langagier des enfants présente des caractéristiques différentes d’une culture à une autre, cela ne signifie pas pour autant que l’enfant a seulement besoin d’être en contact avec le langage pour l’acquérir. Dans les cultures non occidentales, les enfants écoutent des échanges conversationnels et ils apprennent à être attentifs à ces échanges (Schieffelin, 1985). La seule différence observée dans l’input reçu par un enfant américain et celui reçu par un enfant maya est le fait que l’entourage des enfants mayas parle moins à l’enfant de manière directe (moins de LAE, Shneidman & Goldin-Meadow, 2012a). Cependant, même si les enfants mayas ne participent pas directement à l’échange conversationnel, ils s’inscrivent fréquemment dans
~ 69 ~
des activités langagières qui ont un sens (Ochs, 1985, Schieffelin, 1985) et ils participent à un espace social. Le fait qu’ils reprennent partiellement (les fins d’énoncés principalement) des énoncés entendus précédemment (Dunn & Schatz, 1989) est une preuve que ces enfants sont attentifs au discours de l’autre. Par ailleurs, le rôle facilitateur du langage entendu par rapport à l’acquisition de certaines formes linguistiques, telles que les pronoms (Oshimate-Takane et al., 1996) a été également mis en évidence par les travaux portant sur les seconds nés dans les cultures occidentales (Oshimate-Takane et al., 1996, pour le français voir Bernicot & Roux, 1998).
Dans les cultures occidentales, une caractéristique du langage modulé est la reprise ou la reformulation du discours de l’enfant avec éventuellement des expansions ou des extensions (cf. 2.2.1). Ce phénomène n’est pas observé dans certaines cultures comme chez les Kaloulis. En revanche, les mères kaloulis disent explicitement aux enfants ce qu’il convient de dire en interaction et elles les incitent à imiter (elicited imitation). Le discours dicté s’inscrit dans le ‘hic’ et ‘nunc’, dans un contexte social et linguistique. La répétition par l’enfant du discours amène l’entourage à réagir, et les études montrent que les mères poursuivent le discours en offrant de nouveaux énoncés. Ces conduites peuvent être rapprochées des phénomènes de reprises observés dans les cultures occidentales. Au cours de ces épisodes d’imitations suscitées, l’adulte et l’enfant partagent un même objet d’attention et des structures syntaxiques et sémantiques adéquates par rapport à l’activité en cours sont offertes à l’enfant. On peut donc dire que le langage est employé dans une situation familière, qui a un sens et où l’enfant est impliqué. Certes, le langage adressé aux enfants n’est pas simplifié7 dans toutes les cultures mais on retrouve des conduites proches du langage modulé dans les cultures où les adultes ne simplifient pas leur langage (Ochs, 1985, Schieffelin, 1985, Snow, 1995).
7 Récemment, une autre étude a observé des ajustements dans le discours de l’entourage d’enfants appartenant à
deux cultures différentes (enfants américains et mayas). Par exemple, lorsque l’entourage des enfants américains et mayas s’adressent à eux, des répétitions lexicales et un nombre moins important d’énoncés complexes ont été relevés (vs. lorsqu’ils s’adressent à d’autres locuteurs, cf. Shneidman & Goldin-Meadow, 2012b).
~ 70 ~
y
En résumé, le langage ne peut s’acquérir que dans l’intersubjectivité : c’est à travers, dans et par les interactions avec autrui que l’enfant apprend les usages de sa langue. Dès sa naissance, un enfant est confronté à des situations langagières. Il fera donc l’expérience de la langue par ses usages et dans un contexte pragmatico-discursif. Parmi les expériences langagières de l’enfant, il peut être soit l’interlocuteur et recevoir le langage qu’on lui adresse, soit être spectateur et entendre le langage adressé à d’autres interlocuteurs. Le langage adressé aux enfants présente des caractéristiques spécifiques au niveau prosodique, morphosyntaxique, lexical et pragmatique. Il varie en fonction des activités, du niveau linguistique des enfants, des cultures. Le langage modulé a pour fonction de faciliter l’intercompréhension et le traitement du langage par les enfants. Quelle que soit la situation, certaines caractéristiques sont décrites dans la littérature comme facilitant le développement langagier notamment lorsque le discours des adultes est : a) adjacent et dépendant, b) informatif et intégré au dialogue de manière multimodale et c) adapté à l’enfant (Tamis-LeMonda, Kuchirki & Song, 2014).
Au début des recherches portant sur le LAE, dans les années 70-80, les études cherchaient principalement à contrer les thèses innéistes et l’interprétation des résultats ont amené les chercheurs à considérer que le langage adressé avait un impact direct sur le développement linguistique des enfants. Les recherches interculturelles, entre autres, ont permis de réexaminer la relation entre le LAE et l’acquisition langagière. Le discours adressé aux enfants n’est plus observé de manière isolée mais il est analysé dans la dynamique des échanges conversationnels et de son inscription sociale et culturelle. L’intérêt des études portant sur le LAE ne porte plus spécifiquement sur la forme et les caractéristiques du LAE mais sur les expériences communicatives des enfants. Dans cette perspective, le développement langagier des enfants est fortement intégré à la co-construction discursive par les conduites interprétatives des adultes des énoncés des enfants (notamment à travers les phénomènes de reprises, de reformulations, d’expansions, etc.) et les façons qu’ont les enfants d’y réagir et d’y porter une attention (par des phénomènes de reprises, par exemple). De manière plus générale, cette dynamique discursive s’inscrit dans des formats ou des routines.
~ 71 ~
Au sein de ces cadres, l’enfant fait l’expérience de savoir-faire et de savoir-dire qui sont liés à une situation de communication particulière et qui prennent sens dans cette situation. Cette expérience communicationnelle permet alors à l’enfant d’acquérir de nouvelles compétences cognitives et langagières.
Dans le discours adressé aux enfants, certaines interventions sont considérées comme étayantes au niveau linguistique. L’étayage verbal fourni par les adultes, en interaction avec des enfants, oriente, guide et les aide à développer de nouvelles compétences. Il peut être observé lorsqu’il y a une focalisation sur une forme ou une structure linguistique spécifique dans le cours de l’échange verbal. C’est notamment ce qu’a observé Veneziano (2009) lorsqu’elle analyse les différents types d’échange existants (imitatif, réciproque, discursif) en fonction de la réaction des enfants (cf. 2.2.1), de Pietro et al. (1989) lorsque le natif offre des données au locuteur alloglotte qui les saisit dans les « Séquences Potentiellement Acquisitionnelles » (cf. 1.4.2). C’est par les rapports croisés entre intersubjectivité et intrasubjectivité que l’activité et l’échange se construisent, que les significations se créent et sont partagées et que les connaissances langagières se développent et s’intériorisent.