L E ROLE DES INTERACTIONS SOCIALES DANS LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE
1.1 « L A LOI GENERALE DU DEVELOPPEMENT CULTUREL »
1.4 R ELATION DE TUTELLE ET ETAYAGE
1.4.1 P ROCESSUS D ’ ETAYAGE DANS LA REALISATION D ’ UNE TACHE
Le passage d’une phase inter-psychologique vers une phase intra-psychologique s’observe dans les interactions de tutelle décrites par Wood, Bruner & G. Ross (1976). Ces derniers présentent les modes d’intervention de tuteurs en interaction avec des enfants, âgés de 3, 4 et 5 ans, dans le cadre d’une tâche d’assemblage de 21 blocs en forme de pyramide. Ils notent que les enfants les plus jeunes ont besoin de plus d’aide de la part du tuteur que les enfants plus âgés. Toutefois, les enfants de 3 ans ont tendance à ne pas tenir compte des propositions de l’adulte alors que les autres enfants sont disposés à avoir l’assistance d’un autre (11 refus de l’aide du tuteur de la part des enfants de 3 ans vs. 0 refus pour les enfants plus âgés). Ainsi, dans ce cadre, le principal rôle du tuteur en interaction avec un enfant de 3 ans est d’enrôler l’enfant dans l’activité comme partenaire et de l’inciter à accomplir la tâche. En revanche, en interaction avec des enfants de 5 ans, son rôle est de valider les constructions faites par l’enfant. En interaction avec des enfants de 4 ans, les auteurs indiquent qu’il est plus difficile de voir le rôle du tuteur. Ces enfants se trouvent dans une phase transitoire où ils prennent des initiatives sans toutefois atteindre les objectifs et il est difficile pour le tuteur de fixer un cadre. Pour être efficace, l’adulte doit être attentif à la fois à la tâche en elle-même et à la manière dont elle peut être réalisée et à la performance de l’élève. Ainsi, selon Wood, Bruner & G. Ross (1976), il est nécessaire de fournir un feedback qui s’adapte à l’enfant et à la tâche à accomplir.
La description des interventions du tuteur en interaction avec un enfant a permis à Wood, Bruner & Ross (1976) de dégager les fonctions d’étayage suivantes (Bruner, 1983a) :
- L’enrôlement : l’adulte amène l’enfant à s’intéresser et à adhérer à la tâche à effectuer. - Réduction des degrés de liberté : l’adulte simplifie la tâche de manière à ce que
l’enfant puisse atteindre la résolution du problème, en réduisant le nombre d’actes pour pouvoir y parvenir, par exemple.
- Maintien de l’orientation : l’adulte maintient présent l’objectif à atteindre de manière à ce que l’enfant ne suive pas d’autres buts. L’enfant doit rester motivé et dans une même orientation.
- Signalisation des caractéristiques déterminantes : l’enfant lors de la résolution de la tâche peut faire des écarts. L’adulte présente à l’enfant les caractéristiques de la tâche
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afin de lui montrer que sa production s’écarte d’une production correcte. Ceci va lui permettre de comprendre cet écart.
- Contrôle de la frustration : le tuteur crée une situation où l’enfant ne peut pas être frustré par ses erreurs et amène l’enfant à la connaissance avec plaisir.
- La démonstration : l’adulte offre à l’enfant un modèle en présentant comment faire à partir d’une tentative de l’enfant. Celui-ci pourra ainsi par la suite imiter l’action montrée en exemple. L’imitation suppose que l’enfant soit capable de reproduire cette action et qu’il l’ait comprise préalablement.
Par ces interventions, l’adulte aide l’enfant à accomplir la tâche, en prenant en charge ce qui est trop difficile pour l’enfant, et lui permet de développer de nouvelles compétences.
Nous avons vu précédemment que l’étayage fourni par le tuteur varie en fonction de l’âge des enfants et de leurs besoins. Cet ajustement est également mis en évidence dans des interactions mère-enfant. Il a principalement était observé dans une activité de « lecture » de livre d’images avec de jeunes enfants (Snow & Goldfield, 1983, Goodsitt, Raitan & Perlmutter, 1988, Dickinson et al., 1992, Sénéchal, Cornell & Broda, 1995). Par exemple, grâce aux conduites interactives des mères et en devenant routinière, cette situation permet aux enfants de développer des conduites narratives. M.P. McArthur, Adamson & Deckner (2005) ont observé des dyades mère-enfant (N=36) âgés de 24, 30 et 36 mois en interaction avec un livre d’images. Les résultats indiquent que l’assistance des mères est différente en fonction des séances : lors des premières séances, les mères régulent le comportement de leurs enfants, leur demandent d’être attentifs et font des commentaires sur le matériel alors que lors des dernières séances, elles les guident davantage sur la compréhension de l’histoire, elles produisent plus de questions et produisent davantage de feedbacks. Ces différences de style interactionnel de la part des mères sont liées au changement de participation des enfants qui deviennent, au fil des séances, plus actifs pendant la lecture de l’histoire. Les conduites interactionnelles des mères évoluent donc en fonction de celles de leurs enfants et de la familiarité avec le support, jusqu’à laisser les enfants en prendre la responsabilité (Dickinson et al., 1992).
Wertsch et ses collaborateurs ont également montré la manière dont un adulte ou une personne plus experte apporte une assistance particulière dans l’interaction. Pour eux, l’apprentissage est conçu comme le passage d’un stade d’hétérorégulation à un stade
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d’autorégulation où l’enfant prend en charge l’activité et ses actions. En ce sens, ces travaux sont en continuité avec l’approche socioculturelle où le développement se construit à travers la participation sociale croissante à la vie d’une communauté de pratiques. Dans ce cadre socio-culturel, des interactions, des collaborations et des rapports interpersonnels se créent et définissent les activités.
Dans le cadre d’interaction adulte-enfant, Wertsch a travaillé sur différentes recherches à partir d’un protocole semblable, la construction d’une copie d’un puzzle qui soit conforme au modèle présenté (cf. Figure 2).
Figure 2 – ‘Truck Puzzle’ tiré de Wertsch et al., 1980, p. 1217
Les recherches ont suivi deux axes d’analyse : d’une part, le processus d’internalisation par l’enfant de la réalisation d’une tâche, c’est-à-dire le passage d’une activité assistée à une activité autonome, et d’autre part, les aspects sémiotiques de la médiation langagière. Il part de l’hypothèse selon laquelle l’adulte prend en charge ce qui semble difficilement accessible pour l’enfant puis il le laisse progressivement gérer la tâche. Les aspects sémiotiques sont analysés en regardant les formes des conduites des mères selon qu’elles sont directives explicites mentionnant l’action à effectuer (ordre direct, impératif modulé, expression d’un besoin ou d’un désir personnel et demande de permission) ou directives non explicites (question directive, allusion) en se basant sur la classification de Ervin Tripp (1976, 1977). La tâche consiste à reproduire un camion à partir d’un modèle (cf. Figure 2). L’action se structure autour de trois étapes dans la représentation qu’a l’adulte de la tâche : 1) regarder le modèle pour déterminer l’identité et la localisation de la pièce à insérer dans la copie, 2) sélectionner la pièce parmi un ensemble de pièces, 3) placer la pièce choisie à l’étape 2 dans l’objet copié. L’ensemble de ces étapes constitue « l’action » et les étapes sont considérées comme des étapes stratégiques. Cependant, l’action fait partie d’une action plus grande, à savoir construire l’intégralité du puzzle. Ces aspects stratégiques peuvent être totalement ou
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partiellement partagés avec l’enfant, ce qui implique qu’ils peuvent avoir une représentation ou une définition de la situation différente.
Les principales conclusions de l’auteur se basent sur deux études. Tout d’abord, une première étude porte sur des interactions mère-enfant (Wertsch, 1979, Wertsch et al., 1980) appartenant à trois groupes d’âges : 21/2 ans(âge moyen de 2;9), 31/2 ans(âge moyen de 3;7) et41/2 ans(âge moyen de 4;5). Et, une deuxième étude a comparé les interactions mère-enfant d’âge moyen de 6;5 ans et les interactions institutrice-enfant âgé en moyenne de 6;4 ans (Wertsch, Minick & Arns, 1984).
S’agissant des interactions mère-enfant (Wertsch, 1979, Wertsch et al., 1980), Wertsch et ses collaborateurs notent quatre étapes développementales. Dans la première étape, la mère et l’enfant n’ont pas la même définition de la situation. Ainsi, les interventions de la mère ne permettent pas à l’enfant de réaliser la tâche. Ce dernier ne sait pas ce qui doit être fait. Par exemple, si la mère dit ‘I think that’s a window’, il va se retourner vers la fenêtre de la salle dans laquelle il se trouve. Il ne comprend donc pas la relation entre le langage et la situation dans laquelle il se trouve. Dans la seconde étape, l’enfant comprend qu’il s’agit d’une situation au sein de laquelle il doit participer. Il accomplit correctement les directives explicites, mais il rencontre des difficultés pour réaliser les directives non explicites. Ceci est principalement lié au fait que la mère et l’enfant ne partagent pas encore la même définition de la situation. L’adulte est le seul à ce moment là à assumer la gestion de la tâche. Dans la troisième étape, la tâche est réalisée au niveau inter-psychologique. L’enfant se construit une représentation globale de la tâche qui lui permet de comprendre les directives non explicites et de les exécuter. Ainsi, ces directives non explicites prennent sens pour l’enfant. Enfin, dans la quatrième étape, on se situe à un niveau intrapsychologique. L’enfant accomplit de manière autonome la tâche en se parlant à lui-même. Quant aux conduites des mères, celles-ci s’ajustent au développement de leurs enfants puisqu’avec l’âge, elles passent d’un usage de directives explicites vers un usage de directives non explicites. Dans le cadre des trois premières étapes, la résolution du problème est effectuée au niveau interpsychologique, dans la zone proximale de développement de l’enfant et avec une forme d’assistance de la part de l’adulte.
Wertsch et al. (1980) ont étudié plus précisément une des étapes stratégiques de cette situation : ‘regarder le modèle’. Alors que les enfants les plus âgés effectuent toutes les
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actions nécessaires pour sélectionner une pièce et l’insérer correctement dans la copie, les enfants les plus jeunes ont besoin d’une aide complémentaire de l’adulte. Ainsi, une progression est observée : d’une hétéro-régulation vers une auto-régulation des regards vers le modèle. La résolution du problème est le résultat d’une résolution conjointe : l’enfant internalisant les stratégies proposées par la mère en le guidant pour le positionnement de chaque pièce du puzzle. Par ailleurs, les interventions des mères varient en fonction de l’âge des enfants. Par exemple, avec les enfants les plus âgés, les mères emploient davantage de directives non explicites. De plus, même si les mères demandent aux enfants d’avoir le même comportement, les enfants les plus jeunes n’interprètent pas ces mouvements comme des actions stratégiques contrairement aux enfants les plus âgés. Les processus mis en place par les enfants pour résoudre la tâche diffèrent selon leur âge. Les plus âgés sont le plus souvent responsables des actions avec une auto-régulation voire une régulation indirecte de la part des mères, tandis que pour les plus jeunes, ce sont les mères qui sont responsables des actions. Avec l’âge, les enfants assument progressivement la responsabilité de la tâche.
S’agissant de la comparaison interactions mère – enfant et institutrice –enfant (Wertsch et al., 1984), les auteurs notent des conduites différentes selon le statut des adultes. Les résultats indiquent que les mères emploient davantage de formes directes de régulation (84%) que les institutrices (24%). Lorsque ces dernières emploient des formes directes, elles identifient indirectement une pièce en orientant l’attention des enfants vers le modèle. Il y a donc des différences quant aux conduites des adultes (mère vs. institutrice). Les institutrices encouragent davantage les enfants à accomplir la tâche de manière autonome, même s’ils peuvent être amenés à commettre des erreurs, alors que les mères encouragent moins les enfants à prendre en charge la responsabilité de l’action et utilisent davantage des formes directes de régulation et vont même parfois jusqu’à réaliser certaines parties de la tâche à la place de l’enfant. Ainsi, les institutrices amènent les enfants à acquérir de nouvelles compétences et à considérer l’ensemble des tâches à réaliser, alors que les mères laissent les enfants effectuer les tâches les plus simples seulement et à prendre en charge les tâches les plus compliquées.
A travers les recherches de Wertsch et ses collaborateurs, on note que l’aide apportée par l’adulte à l’enfant dans une résolution de tâche fait sens et elle se réalise parce que l’enfant a une définition de la situation semblable à celle de l’adulte. Le soutien de l’autre permet à
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l’enfant d’intérioriser de nouvelles compétences cognitives et langagières en associant des actes de langage aux actions. L’action de l’individu est façonnée par les outils de médiation. Pour Wertsch (1991), l’action médiatisée doit être considérée en tenant compte à la fois de l’agent et des outils culturels. Ainsi, selon lui, puisque ce sont les outils qui façonnent l’action, il considère que pour faire référence à l’agent, il est préférable de parler d’individus- agissant-avec-des-outils-médiationnels « person-acting-with-mediational-means » (Wertsch, 1991 : 12). L’action est toujours réalisée par un ou plusieurs agents qui utilisent des outils de médiation comme des formes langagières. L’aide assistée des adultes permet aux enfants de prendre la responsabilité de l’accomplissement de la tâche ou d’un segment de l’activité. Par conséquent, ils sont amenés à développer des capacités d’agir (Bronckart, 2004).
Ces capacités d’agir et de faire sont acquises dans l’interaction avec un autre plus compétent où une relation de tutelle s’installe. Dans les recherches décrites précédemment, la tâche consistait à créer un puzzle. Le langage, en tant qu’outil, joue un rôle particulier dans cette résolution et sert de médiateur. Dans l’interaction, le langage est aussi l’objet d’apprentissage. Ainsi, les conduites des adultes en interaction avec des enfants peuvent soit soutenir l’activité de l’enfant dans la réalisation de la tâche soit soutenir l’enfant dans son développement langagier. Parmi les formes étayantes au niveau linguistique, les phénomènes de reprises et de reformulations dans les interactions mère-enfant ont été fortement discutés dans la littérature (cf. 2.2.1). Notre recherche s’intéressent à des enfants présentant des difficultés langagières, principalement sur le plan de l’expression, et qui font l’expérience d’une situation particulière de rééducation. Au sein de celle-ci, l’orthophoniste se focalise sur les divers aspects du langage et aide le patient à communiquer et à s’exprimer. Il est donc nécessaire de rendre compte dans notre revue de la littérature des diverses formes d’assistance existantes au niveau linguistique dans des interactions présentant des caractéristiques communes à celles observées en situation de rééducation orthophonique. L’étayage linguistique a principalement été observé dans deux types d’interaction : dans les interactions adulte-enfant (cf. 2.2.1) et dans les interactions exolingues. Ce dernier cas de figure semble être un bon exemple de la façon dont un étayage verbal peut se réaliser dans l’interaction et au sein desquelles un ajustement langagier peut se mettre en place. De plus, ces interactions présentent des ressemblances avec les interactions en situation de rééducation orthophonique comme l’asymétrie des connaissances entre les locuteurs, la focalisation ou le changement de focalisation sur le code
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et la présence d’échanges conversationnels spécifiques favorisant l’acquisition de formes et de structures langagières.Avant de présenter les caractéristiques du langage adressé aux enfants, nous proposons de faire un détour sur la façon dont l’interaction structure le processus de développement langagier dans le cadre des interactions exolingues.