L E ROLE DES INTERACTIONS SOCIALES DANS LE DEVELOPPEMENT DU LANGAGE
1.1 « L A LOI GENERALE DU DEVELOPPEMENT CULTUREL »
1.2 F ORMAT ET ATTENTION CONJOINTE
L’enfant acquiert sa langue dans un contexte social et à travers les interactions sociales avec autrui. Les recherches se sont donc intéressées aux caractéristiques de l’interaction qui lui
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permettent de se développer. Elles ont principalement mis en évidence la présence d’une structure stable et dynamique en interaction s’inscrivant dans des formats au sein desquelles une attention conjointe est partagée. Ces deux aspects sont décrits ci-dessous.
Au sein d’interactions adulte-enfant, des activités répétitives se mettent en place comme les repas, les bains, les jeux. Elles deviennent routinières pour l’enfant et son interlocuteur. La récurrence des actions dans ces activités renforce et aide à faire sens pour l’enfant. Bruner (1983a, 1987) montre l’importance de ces routines interactives au cours d’activités de la vie quotidienne et pendant la période pré-linguistique. Ces situations répétées constituent un ‘format d’interaction’ (ou scénario) qui se caractérise comme « un exemplaire simplifié de cette classe de relations [relations sociales]. Il s’agit d’un microcosme régi par des règles et dans lequel l’adulte et l’enfant interagissent » (Bruner, 1984 : 22). Ce sont des épisodes réguliers et dépendants (l’acte d’un locuteur dépend d’un acte préalable de l’autre). Ainsi, ces activités permettent à l’enfant d’observer l’alternance des actions, des échanges et d’acquérir le système de communication de la communauté. Il est impliqué dans un contexte social au sein duquel des échanges se construisent et vont se complexifier au fil du temps.
Bruner (1987) décrit un exemple de format particulier dans le cadre d’une activité ludique, le ‘jeu de coucou’. C’est en observant des interactions que cette activité a été décrite. Au sein de cette activité, une structure de base est répétée. Elle est constituée de la disparition et de la réapparition d’un objet ou d’une personne. Cette structure est invariante. Au sein de celle-ci certains constituants peuvent varier comme la distribution des rôles, les modifications prosodiques, les productions verbales accompagnant les actions, etc. Ce sont donc ces constituants réalisant la structure de base (invariante) qui varient. Au fur et à mesure, l’enfant apprend les règles et la structure de l’activité et devient de plus en plus actif. Il constate également qu’il peut y avoir des variations sans pour autant que l’interaction ne soit altérée. La mère s’adapte au progrès de son enfant en facilitant sa participation et en prenant en charge l’activité au début, puis en se retirant progressivement et en lui permettant d’agir. Le caractère répétitif et régulier du format permet à l’enfant de s’inscrire dans une activité qui a du sens pour lui et lui permettra d’en comprendre les variations (telles que les énoncés de sa mère) et d’acquérir des savoir-faire et des savoir-dire. Les scenarii sont considérés comme favorables au développement langagier. Dans cette activité en particulier, le langage a un rôle
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spécifique puisque le jeu lui-même est formé par des énoncés. L’enfant fait l’expérience d’un langage performatif en réalisant comment faire quelque chose avec des mots. Par ailleurs, il permet à l’enfant d’apprendre les règles sous-jacentes à l’usage du langage comme la gestion de l’interaction.
Lors de ces premiers échanges dyadiques entre un adulte et un enfant, il s’établit entre eux une intersubjectivité primaire puis une intersubjectivité secondaire (vers 9 mois) qui implique une attention conjointe entre les deux locuteurs vers un objet commun (Trevarthen & Aitken, 2001). Par intersubjectivité, on entend l’adaptation et l’ajustement de sa conscience individuelle et intentionnelle à la subjectivité des autres (Trevarthen & Aitken, 2001) permettant ainsi de comprendre leurs intentions communicatives. Des moments d’attention conjointe sont partagés entre l’enfant et un adulte (le plus souvent la mère en tant qu’interlocuteur privilégié). Une relation triadique se met en place entre l’enfant, l’adulte et l’objet ou l’événement vers lequel leur attention est dirigée (Moore & P. Dunham, 1995). L’enfant comprend alors que l’autre est aussi un « agent intentionnel » (Tomasello, Kruger & Ratner, 1993). On parle d’attention conjointe car les conduites des sujets sont orientées vers le même objet et, par ailleurs, leur attention est orientée vers l’attention de l’autre sur l’objet. Cette attention peut se manifester par du pointage, du discours, etc. et elle se réalise par la voix, un geste ou un regard qui est porté successivement sur l’adulte et sur l’objet. C’est à partir de ce moment que l’enfant est capable de suivre le regard de l’autre, de s’engager dans des scènes d’interaction autour d’un objet mais également de diriger l’attention de l’adulte vers des objets, notamment par des proto-impératifs, dans le but d’obtenir quelque chose, ou par des proto-déclaratifs, pour référer à un objet ou un événement (Bates et al., 1979), voire pour donner des informations (Liszkowski et al., 2006). Le pointage manifeste l’intention communicative de l’enfant et sa capacité à créer un espace d’attention.
Pour identifier un épisode d’attention conjointe, Tomasello et ses collaborateurs considèrent que trois conditions, au moins, doivent être réunies (Tomasello & Todd, 1983, Tomasello & Farrar, 1986) : premièrement, l’épisode est initié par l’un des deux locuteurs, deuxièmement, le regard des deux locuteurs s’accorde pendant au moins trois secondes, et troisièmement, l’enfant a conscience de cette interaction. Il doit donc y avoir une conscience partagée d’une attention. Un objet ou un événement est focalisé par l’attention partagée entre les deux locuteurs dans la relation triangulaire. Cette focalisation est propice à la mise en place
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d’activités langagières, telles que la dénomination (labelling, Ninio & Bruner, 1978, Goldfield & Snow, 2005, Goldin-Meadow et al., 2007, nous développons cette question ci-dessous). M. Carpenter, Nagell & Tomasello (1998) ont mis en évidence l’existence d’un pattern développemental selon lequel les compétences communicationnelles des enfants se mettent en place progressivement. En s’engageant dans des scènes d’attention conjointe, l’enfant produit des gestes communicatifs (impératifs, déclaratifs) et des vocalisations. L’enfant est capable de suivre et de contrôler l’attention de l’autre, il est également capable d’apprendre par imitation. Ces capacités vont lui permettent de produire des signes linguistiques les mois suivants. Dans cette description développementale, les gestes communicatifs sont importants pour la mise en place du système de signes linguistiques. De nombreuses études (Clark, 1978, Morgenstern, 2006, Goldin-Meadow et al., 2007) ont travaillé sur la question des pointages chez le jeune enfant et sa relation avec le développement du langage amenant notamment Butterworth (2003) à considérer le geste de pointage comme la voie royale vers le développement langagier.
Les capacités qu’ont les enfants à partager une attention avec les autres sur les objets et les événements sont nécessaires pour acquérir les usages appropriés du langage (Tomasello, 2003). Tomasello et ses collaborateurs ont montré le rôle de l’attention conjointe pour le développement ultérieur du vocabulaire (Tomasello & Todd, 1983, Tomasello, 2004). Les diverses expériences menées ont montré une corrélation entre la quantité de scènes d’attention conjointe au sein desquelles les parents et l’enfant sont engagés et le développement ultérieur du vocabulaire (Tomasello & Farrar, 1986, M. Carpenter, Nagell & Tomasello, 1998). Les enfants, qui sont plus souvent engagés dans des scènes d’attention conjointe avec leur mère à 12 mois, sont ceux qui comprennent et produisent plus de langage au même âge et les mois suivants (Tomasello, Mannle & Kruger, 1986) et qui ont un vocabulaire plus étendu à 18 mois (Tomasello & Todd, 1983). A 18 mois, l’acquisition de nouveaux mots est plus souvent facilitée lorsque l’adulte produit des interventions qui suivent l’attention de l’enfant que lorsqu’il produit des interventions qui la dirigent (Tomasello & Farrar, 1986, Akhtar, F. Dunham, P. Dunham, 1991, P. J. Dunham, F. Dunham & Curwin, 1993). Les mêmes résultats ont été observés pour le développement syntaxique (entre 1;2 et 2;7 ans, Rollins & Snow, 1998). Par exemple, Veneziano (1987b) montre la façon dont les premiers dialogues se construisent progressivement passant d’une forme d’échanges simples constitués d’une
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réplique par locuteur à des échanges réciproques de type imitatif et vers des séquences discursives. Dans ces échanges, l’adulte suit l’attention de l’enfant en interprétant l’énoncé de l’enfant et en ajoutant éventuellement de nouvelles informations. Des effets sur le développement syntaxique, et plus précisément sur la production d’énoncés constitués de plusieurs mots, ont été observés lorsque l’enfant poursuit le discours en reprenant une partie de l’énoncé de l’adulte, non produite préalablement. La focalisation sur un élément du discours, l’attention de l’enfant sur cette focalisation et, plus précisément, le rôle de l’imitation ou de la répétition d’une partie de l’énoncé favorise le développement langagier (nous développons cette question au paragraphe 2.2.1). Ceci montre que les capacités socio- pragmatiques des enfants contribuent au développement du langage, comme la façon dont les mères s’engagent dans l’échange avec leur enfant (en suivant leur attention ou en la dirigeant).
Toutefois, ces résultats tendent à être relativisés par les études portant sur d’autres cultures (voir Akhtar & Gernsbacher, 2007). Par exemple, Vigil (2002) a conduit une étude sur des mères anglaises et des mères immigrantes parlant chinois et vivant en Angleterre. Ces deux types de mères présentent des conduites langagières différentes en dialogue avec leurs enfants : soit elles suivent l’attention de leur enfant (mères anglaises) soit elles dirigent leur attention (mères chinoises). Malgré ces différences de style, les enfants ne présentent pas de différences significatives dans leur développement lexical à 18 mois. Pour l’auteur, cela signifie que les deux stratégies peuvent être efficaces. Ces résultats sont souvent repris pour montrer que l’attention conjointe n’est pas nécessaire. Toutefois, Vigil (2002) montre, de manière complémentaire, que les mères chinoises accompagnent leurs conduites langagières de manipulation des objets et des mains des enfants pour montrer les façons de jouer avec les jouets. D’autres études ont également montré que lorsque l’attention de l’enfant est redirigée avec succès (c’est-à-dire que l’enfant suit ce nouvel objet d’attention), cela contribue à son développement langagier (Shimpi & Huttenlocher, 2007, Shimpi, Fedewa & Hans, 2012). Ces stratégies plus directives de certaines mères sont courantes dans de nombreuses cultures (Bornstein et al., 1990, cf. 2.4). Ces études montrent que les conduites « directives » des mères (Lieven, 1994) peuvent contribuer favorablement au développement langagier des enfants lorsqu’elles sont contextualisées et ancrées dans la situation.
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Par ailleurs, la corrélation observée entre la fréquence des scènes d’attention conjointe et le développement du langage semble importante seulement dans les premières phases de développement langagier (Tomasello, 2004). En effet, les effets s’estompent (M. Carpenter, Nagell & Tomasello, 1998) puis tendent à disparaître (Morales et al., 2000) au cours de la deuxième année de vie.
Dans les scènes d’attention conjointe, l’enfant dirige ou suit le focus attentionnel de l’adulte. Au sein de ces échanges, ce dernier peut se référer à des objets ou à des événements présents dans la situation de communication. Ces scènes d’attention conjointe peuvent s’inscrire dans des routines conversationnelles ou de formats interactifs (Bruner, 1983a). Comme nous l’avons dit précédemment, les formats se caractérisent comme des situations familières, régulières et répétées et qui présentent une structure interactive stable (Bruner, 1987). De plus, dans le cadre de ces formats, l’adulte parvient à diriger l’activité de l’enfant par son discours et ses actions (Wertsch, 1982). L’adulte limite le niveau de difficulté aux compétences de l’enfant tout en étant au-delà de celles-ci afin de se situer dans une zone potentielle de développement (cf. 1.3). Enfin, les formats permettent de créer des conventions d’interaction par l’emploi de signes dans l’action comme l’alternance des tours de parole ou les actes de langage. L’alternance dans le jeu entre « prendre » et « donner », « se cacher » et « être caché » ainsi que les changements des rôles entre la mère et l’enfant, préfigure l’alternance des prises de parole en conversation. Ces formats constituent un microcosme ou une « mini-culture » construite avec l’adulte (Bruner, 1983a : 289). Au sein des formats, les enfants font l’expérience des relations sociales qui sont déterminées socialement et culturellement. Ce microcosme est donc en conformité avec la culture et les relations sociales partagées avec les membres de la communauté. Ils se retrouvent à chaque interaction avec l’enfant. Ils sont crées et recrées. Les formats présentent ainsi deux caractéristiques fondamentales : d’une part, la création d’une activité conjointe répétée en fonction d’un but, et d’autre part, ce processus est dynamique et non figé dans le temps puisque les formats s’intègrent progressivement à des formats plus complexes.
Bruner s’est principalement focalisé sur la manière dont les formats permettaient aux jeunes enfants de mieux comprendre le fonctionnement des interactions et d’avoir un rôle plus actif dans ces activités. La question des routines ou des scripts (Katherine Nelson & Gruendel, 1986) a été observée en évaluant leurs effets sur le développement langagier des enfants et sur
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la façon dont ils interviennent (Conti-Ramsden & P. Friel-Patti, 1987, Snow & Goldfield, 1983). Par exemple, Conti-Ramsden & P. Friel-Patti (1987) ont comparé trois situations d’interaction en fonction du degré de routinisation des jouets (une situation avec des jouets connus courants, sans jouets et avec des jouets inconnus). Les résultats indiquent que le MLU (Mean Length of Utterance ou LME en français) des enfants est plus bas dans la situation de jouets inconnus que dans les deux autres situations. En revanche, il n’y a pas de différence pour le MLU des mères en fonction de la situation. Dans des situations routinières, les compétences des enfants sont mieux observées : ils prennent plus d’initiatives et la dépendance sémantique est plus élevée dans ce contexte que dans la situation de jouets inconnus. De même, Snow, Perlmann & Nathan (1987) montrent que dans les activités routinières, les enfants ont un langage plus complexe et que les énoncés des mères sont plus dépendantes sémantiquement dans les activités routinières.
Routinière ou non, l’attention conjointe devrait être similaire dans les deux types de situation. Pour Tomasello (1998), les routines permettent à l’enfant de mieux prévoir l’attention conjointe ou les formes d’attention de l’adulte. Selon l’auteur, l’enfant acquiert un signe linguistique en comprenant les intentions communicatives de l’adulte. Le caractère prévisible des formats ou des routines permet à l’enfant de comprendre l’intention communicative de l’autre et ainsi il peut à son tour employer le nouveau signe.
L’ensemble de ces travaux portant sur les formats ou les scripts mettent en évidence leur caractère structuré, répété et intentionnel. Sa systématicité, et par conséquent sa prévisibilité, permettent à l’enfant de s’approprier les structures qui forment un cadre interactionnel d’où émergent le lexique et la grammaire.
Les interactions autour d’une « lecture de livre » illustre bien la façon dont les formats permettent l’acquisition de nouvelles compétences langagières et plus précisément dans la mise en place de la communication référentielle (Ninio & Bruner, 1978, Bruner, 1987). Lors de cette activité, les locuteurs se focalisent sur des images qu’ils dénomment. Les auteurs ont montré la relation entre la variété d’énoncés produits par la mère et le développement de la fonction référentielle chez l’enfant. Par exemple, l’observation des interactions entre une mère et son enfant (Richard) en situation de « lectures de livre » sans texte a mis en évidence que la mère avait quatre types de ‘vocables’ avec un nombre restreint de variantes pour chaque type. Ces vocables se présentent presque toujours dans cet ordre : le vocatif comme ‘regarde’ ou
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‘regarde ça’ pour attirer l’attention de l’enfant, la question de type ‘qu’est-ce que c’est ?’, la désignation ou la dénomination sous la forme ‘c’est un X’ et des feedbacks comme ‘oui’. Ils constituent alors la structure fondamentale du scénario « de lecture ». Par ailleurs, l’auteur constate l’adaptation de l’action de la mère en fonction des connaissances et des compétences de l’enfant. Par exemple, la mère pouvait être amenée à répéter la question si elle considérait que l’enfant était en mesure d’apporter une réponse. Les conduites verbales de la mère étaient différentes selon que l’étiquette était connue ou nouvelle pour l’enfant, etc. En ce sens l’entourage de l’enfant soutient le développement de ce dernier. Cette activité offre un cadre répétitif et structuré qui le rend prévisible et porteur de sens.
Les formats interactionnels sont favorables au développement de savoir-faire et de savoir- dire. Ils ont principalement été décrits dans le cadre d’interactions avec de jeunes enfants et dans les premières étapes de leur développement. Malgré un nombre moins important de recherche, ils jouent un rôle important dans toutes les phases de développement de l’individu et ils s’inscrivent dans diverses situations d’interaction de tutelle, comme les interactions entre un moniteur et son élève lors de l’apprentissage de la conduite automobile (Carcassonne & Servel, 2009), les interactions en situation exolingue (cf. 1.4.2) ou en rééducation orthophonique (Rodi, 2013, cf. Chapitre II, paragraphe 6.2.2). Dans ces exemples, les formats et le rôle de chaque locuteur jouent un rôle primordial pour le développement de l’enfant. Nous nous centrons désormais davantage sur les formes d’assistance au niveau linguistique (étayage verbal ou linguistique) qui se mettent en place dans l’interaction.