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0.1.2 La bushmeat crisis

0.1.2.4 Quelques questions en suspens

La présentation du concept de bushmeat crisis suit un schéma intellectuel très cohérent ; cependant un certain nombre de questions importantes restent en suspens. Nous allons présenter les principales interrogations qui apparaissent à partir des différentes dimensions de cette notion, mais, auparavant, il convient de s'interroger sur le qualificatif de « crise » utilisé pour caractériser la situation actuelle de la chasse commerciale.

En effet, le recul historique en matière d'utilisation alimentaire de la faune sauvage en Afrique centrale semble très limité lorsqu'on analyse la bibliographie liée à la chasse commerciale. La première synthèse sur la consommation africaine de venaison, à la fin des années 1970, est l'œuvre de de Vos (de Vos 1977), un biologiste sud-africain spécialiste de la faune, ayant travaillé sur de nombreux projets de la FAO.

D'autre part, la grande majorité des articles publiés est postérieure à 1995 et postule que le niveau observé d'exploitation de la faune sauvage est tout récent et qu'il est directement lié au développement de l'exploitation forestière en Afrique centrale, qui a suivi la dévaluation du franc CFA en 1994. Le facteur de rupture provoquant la « bushmeat crisis » serait ainsi lié directement à l'industrie forestière. La crise économique qu'a connue le continent africain, depuis le début des années 1980, n'est évoquée qu’en filigrane et la situation antérieure de la chasse commerciale n'est jamais envisagée.

0.1.2.4.1 La dimension écologique

Bien que la plupart des chercheurs ayant travaillé sur ce thème soient des biologistes, il est frappant de constater :

le déficit de connaissances sur la biologie et la dynamique des populations des espèces communes de petite et moyenne taille de la faune forestière. Nous avons par exemple souligné plus haut la variabilité des estimations, selon les auteurs et les méthodes qu'ils utilisent, de la densité absolue d'espèces aussi répandues que les céphalophes ;

les variations, qui en découlent, dans l'appréciation de la productivité effective de la biomasse mammalienne en forêt dense. Par exemple, un auteur sérieux comme F. Feer (Feer 1996) considère qu'au Gabon, la biomasse totale des herbivores terrestres forestiers, éléphant et buffle compris, est de l'ordre de 1800 kg/km2, ce qui équivaut aux valeurs dans les savanes moyennement riches du continent. La biomasse des petits et moyens mammifères se limite à 1080 kg/km2 avec une production durable comprise entre 70 et 204 kg/km2/an. Dans le même temps, il estime la consommation annuelle de gibier en Côte d'Ivoire, en 1990, à 83 000 tonnes, soit des prélèvements de l'ordre de 260 kg/km2/an ; pour le Libéria, il accepte un chiffre de 105 000 t par an pour la biomasse fournie par la chasse de subsistance, soit 942 kg/km2/an. Ces deux pays étant largement forestiers, il semble exister un hiatus sérieux entre la biomasse sur pied, sa productivité estimée et les consommations humaines et l'on peut sérieusement envisager l'hypothèse que chacun des termes de ces équations présente des approximations redoutables ;

le mode de construction, très mécaniste, des modèles biologiques utilisés pour estimer la productivité des milieux et la durabilité de la production, qu'il s'agisse de la formule de Robinson et Redford ou de ses dérivés ;

l'absence de questionnement sur la capacité effective de la chasse commerciale à faire disparaître des espèces petites et moyennes, alors que la rentabilité de cette activité risque fort d'être compromise dès que la densité animale tombe sous un certain seuil ; d'autre part, pour de nombreuses espèces, différents facteurs (épidémies, prédation, évolution du milieu de vie liée à l'agriculture, chasse sportive,…) peuvent également intervenir directement dans la dynamique des espèces ;

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le manque d’interrogation critique sur le concept de « forêt vide » (« empty ou half empty forest ») et le rôle effectif, à large échelle, de la petite et moyenne faune dans les dynamiques forestières ; pour prendre un exemple, nul ne s'interroge sur la capacité des petits ruminants comme les céphalophes à disséminer les semences alors que leur système digestif est particulièrement efficace ; aux niveaux de densité proposés dans la littérature scientifique (au maximum, quelques dizaines d'individus par km2, d'un poids variant entre 4 et 15 kg), quelle prédation effective peuvent-ils effectuer sur les graines, puis les semis des arbres de la canopée ? Dans toutes les enquêtes, ce genre fournit pourtant une part très significative de la venaison extraite de la forêt ;

l’absence de prise en compte de la production faunique des milieux non forestiers, naturels (savanes) ou anthropisés (jachères agricoles, forêts secondarisées) pour l'approvisionnement carné des villageois et des marchés urbains, dans les raisonnements globaux à l'échelle des pays.

Il est également admis que le taux effectif de prélèvement sur la faune sauvage, dans le bassin du Congo, est, en moyenne, six fois supérieur au niveau considéré comme durable (Wilkie, Benett et al. 2002). Nul ne semble s'interroger sur le temps qu'il faudrait, théoriquement, pour éradiquer totalement les espèces chassées, avec des taux de surexploitation aussi importants. Prenons, parmi bien d’autres, un exemple tiré de publications récentes sur la région de Bayanga et sur le parc national de Dzanga Sangha (Hodgkinson 2009; Jost Robinson, Daspit et al. 2011).

Cette région est suivie par les chercheurs en écologie depuis plus de 20 ans et les auteurs observent des prélèvements effectifs de 26 000 céphalophes bleus par an, alors que le niveau durable annuel est estimé à 6 800 animaux (chiffres arrondis), soit le quart des ponctions cynégétiques effectives. À partir de cet accroissement maximum durable, il est possible de déterminer, en estimant un taux de croissance moyen de la population, son effectif à l’année 0 et le temps qu'il faudrait pour éradiquer l'espèce, en maintenant constant le volume des prélèvements. Nous prendrons, pour les besoins de la cause, trois taux de croissance différents, 3 %, 10 % et 20 %.

3 % 10 % 20 % Année 0 6.800 / 3 % = 227.000 6.800 / 10 % = 68.000 6.800 / 20 % = 34.000 Année 1 227.000 (1 + 3 %) – 26.000 = 207.800 68.000 (1 + 10 %) – 26.000 = 48.800 34.000 (1 + 20 %) – 26.000 = 14.800 Année 2 207.800 (1 + 3 %) – 26.000 = 188.034 48.800 (1 + 10 %) – 26.000 = 27.680 Année 3 188.034 (1 + 3 %) – 26.000 = 167.675 27.680 (1 + 10 %) – 26.000 = 4.448 Année 4 167.675 (1 + 3 %) – 26.000 = 146.705 Année 10 32.032 (1 + 3 %) – 26.000 = 6.992

Ainsi, avec un prélèvement supposé constant comme celui observé à Bayanga depuis des années et quatre fois supérieur au prélèvement supposé durable, il faut 10 ans pour éradiquer une espèce présentant un taux de croissance faible (3 %), trois ans dans le cas d'une espèce moyennement dynamique (10 %) et un an pour une espèce très dynamique (20 %). Le simple bon sens conduit donc à supposer que le prélèvement durable calculé ne correspond pas à la réalité biologique ou, au moins, à s’interroger sur la persistance du céphalophe bleu sur le marché de Bayanga.

0.1.2.4.2 La dimension démographique

Dans la présentation de la « bushmeat crisis », les chercheurs font état de la croissance géographique bien réelle en Afrique, puisque, comme nous l'avons présenté plus haut, le continent aborde la deuxième phase de la transition démographique, avec une diminution forte de la mortalité et l'amorce de la diminution consécutive de la natalité. Les données ne font cependant pas apparaître,

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dans les évolutions constatées depuis plusieurs dizaines d'années, de rupture pouvant provoquer une situation de crise (Carayol, Meunier et al. 2009). D'autre part, globalement, l'Afrique centrale présente encore une densité moyenne de population très faible.

Les différents auteurs s'inquiètent également du développement réel de l'urbanisation et de la commercialisation de venaison qui en découle, alors qu'ils admettent que la consommation moyenne rurale par personne est dix fois supérieure à la consommation urbaine. L'exode rural devrait alors contribuer à la diminution de la consommation globale de venaison et on a parfois l'impression d'un positionnement idéologique inconscient de ces auteurs à l'encontre du marché, du commerce et de la ville.

0.1.2.4.3 La dimension socio-économique

Il semble en effet que le développement de la commercialisation de la venaison permette simplement de constater une consommation qui, antérieurement, était diffuse et invisible. D'autre part, les quelques données dont on dispose sur le long terme ne semblent pas indiquer une augmentation des prix relatifs de la venaison, ni une diminution importante des quantités mobilisées, ce qui ne manquerait pas d'arriver en cas de surexploitation avérée de la ressource.

On peut également s'interroger sur la relation entre la taille du gibier et le niveau de prélèvement. Différentes publications mettent en avant une relation directe entre la taille de la proie et la rentabilité du prélèvement et en concluent qu’une diminution de la taille moyenne des gibiers prélevés serait un indicateur fiable de surexploitation. Dans le cadre de la chasse commerciale, vue comme une activité de production, la rentabilité est une combinaison de l'effort demandé, de la disponibilité et de l'abondance du gibier, des risques encourus et du poids de viande récoltée. Les techniques, les risques et le travail ne sont pas les mêmes pour la chasse à l'éléphant, pour l'appel des céphalophes en grande forêt et pour le piégeage des rongeurs sur le terroir agricole du village.

Les industries extractives et, en particulier, l'exploitation forestière sont accusées, en désenclavant les massifs forestiers isolés, de provoquer une destruction de la faune, dans des cycles de « boom and bust », d'explosion, puis de récession des prélèvements, avec une exploitation très rapide des espèces de grande taille, puis, après leur éradication, des espèces plus petites et, ensuite, un abandon de la zone vidée. L'ouverture d'une route dans une région inexploitée provoque bien, localement, un accroissement des prélèvements, mais, comme cela a été noté plus haut, la rentabilité de la chasse risque de chuter rapidement avec la densité de faune. Ceci peut diminuer l'attrait de cette activité avant que des seuils biologiques de non-retour ne soient atteints pour les espèces chassées. D'autre part, les prélèvements doivent également être analysés à des échelles variables et, globalement, l'ouverture d'une route n'augmente pas la demande totale en venaison, à l’échelle du pays ou de la région, mais contribue à la répartir sur une superficie plus grande.

0.1.2.4.4 La santé publique et les maladies émergentes

Nous avons déjà noté les relations très complexes entre la santé de la faune sauvage, la santé de la faune domestique et la santé humaine. Les maladies émergentes, comme de nombreuses pathologies connues depuis très longtemps (paludisme, maladie du sommeil, filarioses diverses,…) posent des problèmes multiples au chercheur tandis que le rôle essentiel de la venaison pour l'approvisionnement en protéines des populations rurales forestières et des populations urbaines à faible niveau de vie ne peut être ignoré.

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0.1.2.4.5 Le positionnement philosophique et politique

En matière politique, il est remarquable que le rôle de la faune sauvage comme ressource, fournissant à la fois de la nourriture et des revenus, soit largement passé sous silence dans de nombreuses publications. On relève trop souvent un postulat de non-durabilité de la chasse commerciale, quelles que soient les espèces concernées. Nos interrogations sur la dynamique des populations et sur la durabilité de la production de venaison ne concernent pas les grands primates, l'éléphant et quelques espèces emblématiques de grande taille, dont la situation démographique est effectivement problématique. Il reste cependant à vérifier la liaison entre la consommation et la commercialisation de la venaison et l'évolution de ces espèces, alors qu'il est établi que les marchés urbains sont ravitaillés, essentiellement, par les ongulés (95 à 34 %), les petits primates (45 à 1%) et les rongeurs (1 à 38 %) (Wilkie and Carpenter 1999).

D'autre part, les différentes analyses considèrent toujours que la faune sauvage est en accès libre et que la chasse et le commerce de la venaison ne sont soumis à aucune régulation de nature sociale. Les travaux des économistes s'insèrent essentiellement dans les logiques ultralibérales, selon les approches bio-économiques de la gestion des ressources naturelles. Quand on connaît le rôle de la communauté villageoise dans la vie des populations forestières, on peut s'interroger sur leur place éventuelle, hier et aujourd'hui, dans la gestion de la faune.

Enfin, sur le plan éthique, on peut s'interroger sur le rôle joué par la soi-disant « éducation environnementale » des enfants scolarisés dans les zones rurales, promue par les ONG de conservation travaillant en périphérie des aires protégées, où le message est en opposition directe avec le vécu des élèves et les pratiques réelles de leurs parents. Ne faudrait-il pas se demander si les bases scientifiques de ce discours sont suffisamment solides pour justifier le viol des consciences de ces enfants ?

En conclusion, à partir de nos observations de terrain, en forêt, depuis 30 ans, dans différents pays du bassin du Congo (Congo Brazzaville, RCA, Rwanda) et en Guinée Conakry, la situation de la petite et moyenne faune commune nous semble relativement stable, en particulier en ce qui concerne l'approvisionnement des marchés urbains en venaison. D'autre part, à partir des contacts que nous avons eus dans les villages africains, la chasse commerciale nous paraît soumise à de multiples régulations de nature et de niveaux divers. Ceci va à l'encontre de l'opinion dominante des scientifiques. En nous basant sur l'étude de la situation centrafricaine, considérée comme un bon modèle, nous avons voulu vérifier, dans notre travail de thèse, les opinions généralement émises par les milieux de la conservation et répondre aux questions dérangeantes, résultant de la lecture de la bibliographie disponible sur la question.