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JEUNESSE, RELIGION ET SOCIÉTÉ

10. À propos de notre rapport à la religion

Quand nous décidions de travailler sur ce sujet, la première chose que nous fîmes, fut de nous poser la question de savoir quel rapport existe-t-il entre le marabout et son taalibe. Se- rait-ce véritablement une relation d’exploitation, une soumission absolue comme nous le font comprendre la plupart des auteurs ? Nous ne détenions, à cet instant, que très peu de maté- riaux pour y répondre, fussent-ils religieux. Reconnaissons que nous ne sommes pas fonciè- rement docte en sciences religieuses et la participation confrérique n’avait jamais été une né- cessité à nos yeux. Le milieu social dans lequel nous avons été éduqué était bien traditionnel et attaché aux legs de cette nature, mais avait comme principale particularité de savoir se montrer « modéré » et extrêmement porté sur la discrétion, sous toutes ses formes. En effet, aucune ostentation n’était observée ou encouragée et notre père a toujours laissé chacun libre de choisir lui-même sa voie ou du moins, c’est le sentiment que son attitude inspirait car ne s’étant jamais déclaré adepte d’une quelconque voie. Toutefois, nos sœurs et frères ne man- queront pas d’exprimer leur choix, les uns pour la Mouridiyya et les autres pour la Tidjaniyya. Quel en est la profondeur ? Nous l’ignorons encore aujourd’hui car aucun ne s’identifie à un marabout vivant. Tous manifestent une sympathie pour des marabouts placés au sommet du panthéon mystique des différentes communautés.

Nous étions le seul à n’avoir jamais eu à émettre une réelle passion pour un marabout ou encore pour une voie religieuse. Nous avions, tout de même, toujours été passionné par la consolidation de la foi, respect des cinq prières obligatoires, du jeûne et des autres vertus islamiques qu’il nous était possible d’observer. Aussi, avions-nous toujours eu du mal à com- prendre le sens de cet amour profond que l’on pouvait nourrir envers un inconnu. Que leur

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apportait-il ou leur offrait-il que leurs propres parents n’étaient pas en mesure de leur donner ? Une question qui aura su marquer notre adolescence et, dernièrement, notre entrée dans la vie d’adulte.

Aussi, nous rappelons-nous que c’était toujours avec un « esprit goguenard » que nous aidions notre grand-mère paternelle à accrocher une nouvelle photographie de marabout dans sa chambre. Les murs de la pièce inspiraient une véritable rencontre œcuménique. Les posters de tous les grands marabouts y étaient placardés : mûrid, tijaan, layeen, xaadir ; il n’en man- quait pas un seul. Parfois, accompagnés de leurs fils. Elle disait qu’ainsi, chacun d’eux pou- vait la bénir. Nous ne savions pas vraiment de quelle confrérie elle était. Par contre, son mari, notre grand-père, était de la Qadiriyya123, élevé au rang de cheikh124 par la branche de Bouti-

limit. La coutume veut que la femme épouse également les convictions du mari. Cela doit aussi l’être pour les garçons qui ont une obligation de fidélité envers leur filiation spirituelle. Cependant, il semblerait qu’aucun de nos pères n’ait suivi la voie de leur ascendant. Du côté maternel, nous avons également la présence des deux grandes confréries : mûrid et tijaan qui s’entrecroisent dans les différentes générations engendrées. Aussi, faut-il rajouter la présence des deux principales religions : le Christianisme et l’Islam. Une partie de la famille maternelle est restée chrétienne tandis que l’autre, musulmane, s’inscrit dans les deux confréries majori- taires. Notons également que des rapports privilégiés ont été noués avec les tenants de ces associations religieuses.

Un de nos arrières grands-parents, contemporain de Cheikh Ahmadou Bamba, est rete- nu dans l’histoire de cette communauté comme l’entrepreneur ayant achevé la construction de la grande Mosquée de Njaarem, dans la région de Diourbel. Il fut préparé et enterré par un émissaire du cheikh qui avait reçu l’inspiration de son décès. Un autre, plus proche était de la

Tidjaniyya. Contemporain et ami du sëriñ Abdou Aziz Sy, il était surnommé « commandant wazifa ». Commandant de cercle dans l’administration coloniale, il vivait pleinement sa foi et

son attachement à son ordre religieux. C’est dans cette ambiance œcuménique que nous avons grandi, étant à la croisée des deux grandes religions et des trois grandes confréries religieuses, tout en n’ayant jamais eu à émettre un choix pour l’une ou l’autre. Il faut dire, que nous nous sommes toujours défini comme un grand amoureux de la liberté125. Non pas dans un esprit

libertin comme développé par Voltaire et les maîtres des « Lumières », mais plutôt au sens où

123 Première confrérie sûfi initiée au douzième par Abd Al Kadir Al Jeïlani (1077-1166).

124 Dans ce cas, le titre de cheikh était décerné à un taalibe méritant qui avait atteint tous les niveaux d’élévation

spirituelle. C’est une manière de l’adouber et lui permettre de dispenser, lui aussi, un enseignement et d’avoir des disciples à sa charge. Il pouvait aussi être décerné à titre honorifique pour marquer la qualité des services accordés à la communauté ou l’affection portée par un marabout.

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nous tenons profondément à notre volonté et à notre indépendance de pensée et d’agir, de choix et de faire.

Même si nous n’avions jamais voulu nous en persuader, nous avions toujours, intérieu- rement pensé qu’exprimer un choix quelconque, revenait à « perdre sa volonté », sa liberté en s’assujettissant à celle d’autrui. Bien qu’aujourd’hui encore l’on ne se reconnaisse d’aucune allégeance à une voie particulière, nos positions ont, néanmoins, changé du fait que nous nourrissons une réelle sympathie pour ces dernières. Nous respectons ainsi, la certitude cons- truite, par ses adeptes, que loin d’annihiler leur volonté, elle semble l’affuter. Nous verrons dans ce travail que, loin de confisquer une part de liberté, la participation religieuse et confré- rique semblent conférer à l’individu une certaine autonomie et le libère des pesanteurs so- ciales, familiales, etc. Elle met à leur disposition les codes et lunettes nécessaires pour lire et comprendre le fonctionnement de leur monde. Et permet à chacun de découvrir son moi inté- rieur, le bien mais également le mal.

Cela, non pas pour le taire, le nier ou le combattre, mais pour l’accepter et, petit à petit, travailler à l’éduquer, s’il le faut. L’éducation, voilà le terme qui résume toute la motivation de ces milliers de jeunes qui, chaque jour, confient leur âme à un marabout. Une « éducation qui n’est dispensée dans aucune université ou école, mais une éducation qui est là et se trans- met entre homme de Dieu »126. C’est tout simplement la transmission d’un savoir divin con-

forme à sa dévotion et qui permettra à son détenteur, une fois sa formation achevée, de com- prendre le sens de ses créations et à le reconnaître dans ses « manifestations »127.

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