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JEUNESSE, RELIGION ET SOCIÉTÉ

7. Lutte pour la reconnaissance de soi comme so

En soixante-huit, il s’agissait de la jeunesse. Dans ce groupe, il y avait tous les dominés, les laissés pour compte de la société. Ceux qui n’avaient aucun statut et parfois ne se sentaient dotés d’aucune liberté d’action. C’étaient les jeunes étudiants dirigés par Daniel Cohn-Bendit, même si ces derniers étaient instrumentalisés par les jeunes assistants des universités qui œu- vraient pour s’émanciper du joug des titulaires ou plutôt pour un renversement de situation, prendre la place du maître qui avait déjà fait son temps95. Ensuite, les ouvriers qui, avec le

marxisme comme outil, dénonçaient les exploitations abusives des patrons, les femmes qui

93 La sociopsychanalyse est une approche interdisciplinaire d'intervention, de « recherche-action » initiée par le

psychanalyste français Gérard Mendel. Son orientation est comparable aux approches sociopsychologiques, mais accorde une place primordiale à la dimension sociologique. Nous utilisons cette démarche dans le but de pouvoir saisir de façon plus fine la relation entre le sujet et l’objet. Dans ce cadre, nous optons pour ce que Vincent de Gaujelac nomme l’« approche clinicienne ». Cette approche nous permettra de pouvoir prendre en compte, dans notre analyse, la personnalité du sujet ainsi que ses aspirations conscientes et inconscientes qui tapissent la réali- sation d’un comportement social.

94 Entendons-nous sur le fait que nous ne faisons pas allusion aux adoubements et autres anoblissements qui ont

eu lieu au 15ème siècle pour certaines familles françaises qui prirent le « D’» comme particule. Ceci suppose un autre contexte, mais trouve également son sens dans le propos.

95 Par père nous entendons l’archétype du pouvoir dans la civilisation patriarcale. Pour changer de monde, il faut

se débarrasser de celui qui est le socle de la reconnaissance de toute existence, celui sans qui rien n’aurait été, celui qui a le pouvoir de nommer et donner sens aux choses

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réclamaient la libération de certaines pratiques comme l’avortement, le droit à une sexualité, l’habillement, la contraception, entre autres.

D’un point de vue socio-politique, on comprend que c’étaient des groupes opprimés qui aspiraient à la liberté. Mais, l’analyse sociopsychanalytique de ces groupes, particulièrement celle de la jeunesse, révélera tout à fait autre chose. Nous avons, en face de la gérontocratie, autant politique que savante, une jeunesse révoltée et déterminée dans sa quête de rupture de l’ordre établi.

La crise s’est, en ce temps, véritablement intensifiée quand les jeunes étudiants des uni- versités populaires sont entrés dans la contestation apportant, avec eux, leur énergie et leurs idéaux d’extrême gauche. Leur principale volonté étant de parvenir à détruire le système so- ciopolitique en place et arriver à une sorte de décloisonnement social qui aura comme récom- pense, l’affirmation de l’épanouissement physique et morale de la personne96. On assiste, dès

lors, dans une vision essentiellement psychanalytique, à une montée du sentiment d’Œdipe qui se cristallise à travers une violente rivalité, voire une âpre lutte pour l’acquisition et la conservation du pouvoir social. Des jeunes qui voulaient « tuer les pères », symboles du pou- voir, afin de s’en emparer.

Signalons que les sociétés de l’époque, quelle qu’en soit la région, étaient encore bien ancrées dans les vieilles traditions patrivirilocales. Le père incarnait l’image de l’entrave à l’épanouissement qu’il fallait « destituer » pour accéder à la liberté. Au Sénégal, ce fut, à peu près, le même principe. Sauf qu’ici, les jeunes n’ont pas véritablement instauré un conflit œdipien, mais plutôt une sorte de titanomachie97, pour rester fidèle au mythe. Dans le premier

type, il y a meurtre du père pour le pouvoir, on le tue symboliquement, on l’en écarte dans le but de prendre sa place. C’est-à-dire que les dominés s’étaient tellement identifiés aux domi- nants que toutes leurs aspirations étaient de les évincer pour prendre leur place. Ce qu’ils ont fait.

Beaucoup de leaders de cette époque ont, pendant de très longues années, rempli les amphis des grandes écoles ou arpenté les couloirs des institutions publiques où ils ont été mi-

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Voir Pierre Bourdieu, Homo Accademicus, Paris, Éditions de Minuit, 1984.

(Voir deuxième partie sur l’évolution du système de l’enseignement Supérieur par la création de nouvelles Fa- cultés devant accueillir les couches populaires (Facultés de Sciences Humaines, avec des filières comme la So- ciologie). Consulter également la troisième partie où il revient sur les luttes de statut au sein des Universités françaises qui ont conduit aux événements de Mai 68. Il observe une séparation du corps des Facultés de Lettres en deux champs : le « champ scientifique » et le « champ de la reproduction ». Entre les deux se trouvent les jeunes formés ou en cours de formation. Issus de milieux prolétaires, ils étaient sans statut et fortement discrimi- nés au profit des « Normal Sup. ».

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Épisode dans la mythologie grecque qui revient sur le combat des dieux de la première génération. Chronos, opposé à ses fils, notamment Zeus, qui en sorti vainqueur et libéra ses divins frères de l’emprise de leur père.

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nistres, conseillers de la république ou encore députés. Beaucoup d’entre eux ont fini à « droite », réclamant un retour à des valeurs qu’ils avaient, eux-mêmes, jadis combattues. La titanomachie sénégalaise répond bien au mythe. Les jeunes cherchaient à « châtrer » l’autorité pour prendre sa place et lui imposer la sienne en victoire. Il ne s’agissait pas de la tuer, mais de la faire souffrir de sa défaite. N’oublions pas que, dans l’esprit, le but de cette révolution était de faire approuver l’idée selon laquelle, un « vent du changement devait souffler ». Il fallait laisser les jeunes diriger et organiser, eux-mêmes, leur monde.

Ils estimaient, semble-t-il, qu’une société bâtie sur l’exercice d’un pouvoir (puisse-t-il être légitime ou même symbolique) appellerait, à un moment ou à un autre, à la démocratie. Or, ici, il n’était pas question de partager un pouvoir ou une autorité, mais de la nier, de l’étouffer pour laisser paraître la liberté98et l’épanouissement personnel.À son grand dam, la

jeunesse sénégalaise s’est confrontée à un roc. Léopold Sédar Senghor99, chef de l’État, était

le symbole d’une domination calme et virile qui s’employait à noyer toutes les initiatives des jeunes protestataires. Contrairement à De Gaule, Senghor avait des appuis de tailles, ses pairs et les chefs religieux qui refusaient de voir en lui l’abomination qu’en décrivaient la jeunesse de l’époque.

On peut bien comprendre qu’elle combattait un pouvoir et des symboles jugés oppres- sifs, l’autorité patriarcale et les traditions. Par contre, cette génération semble avoir légué à ses enfants une image et un monde qu’ils ne veulent pas avoir comme héritage. En réalité, loin d’avoir été des révolutionnaires, cette génération a été la figure, voire la réalisation parfaite de « l’anti-œdipe »100, ceux qui ne souhaitent pas que tuer le « père », mais le « castrer » sociale-

ment, en rompant avec l’essentiel de son héritage, construire un autre type de société qui n’avait rien à voir avec celle qu’ils ont connus, un monde épuré du pouvoir de leurs idées.

La contradiction, entre les faits et les gestes, est que ces anti-œdipes cherchent, au- jourd’hui, à être leurs parents. Après avoir poursuivi leurs études dans les prestigieuses uni- versités françaises et d’ailleurs, ils défendent, aujourd’hui, le conservatisme et les traditions

98 Ce qui revenait d’une part, à véhiculer l’idée selon laquelle l’élève équivaudrait au maître. Cette volonté que

l’on retrouve également chez Max Weber dans le Savant et le politique, entre de « Privatdozent » et le « Do- zent », traduit la volonté des jeunes assistants des universités qui veulent renverser l’ordre établi dans cette insti- tution en bannissant le primat et le dictat, dans une moindre mesure, des maîtres titulaires. La même situation prévalue, en ce temps, dans les universités africaines avec les jeunes diplômés africains qui, de retour chez eux, se retrouvaient dans l’assistanat face à des titulaires occidentaux. De plus, il y avait, dans la société en générale, l’ambition partagée par tous les jeunes de cette époque de rompre avec toute forme d’autoritarisme, de nier les conventions et de refuser les interdits de toutes formes. L’épanouissement personnel était recherché à travers la « jouissance » sans limite de sa liberté.

99 Léopold Sédar Senghor (1906/2001), président de la république du Sénégal de 1960 à 1980.

100 Voir La notion d’« Anti-Œdipe » développée par Gilles Deleuze & Félix Guattari, L’anti-Œdipe : Capita- lisme et schizophrénie, édition 1995, préface de Michel Foucault.

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qu’ils avaient eux-mêmes, jadis, combattues. Sans oublier que ce sont eux qui, autrefois, ont combattu le pouvoir des marabouts, sous les oripeaux de la gauche révolutionnaire du mar- xisme léninisme ou du trotskysme. Ceux sont eux qui, aujourd’hui, vont se revendiquer taa-

libe dans une confrérie afin de prouver leur foi, s’ils ne vont pas jusqu’à se payer les services

d’un marabout faiseur de miracle pour corriger, voire donner un nouvel élan à un destin qu’ils ne pensent plus avoir choisi.

Paradoxalement, ce sont également eux qui refusent catégoriquement à leurs enfants leur foi, leur interdisant de s’engager dans une voix religieuse, sous prétexte qu’ils auront affaire à des gourous manipulateurs. Le plus intéressant dans ce fait reste que ce sont encore eux qui ont conduit les grandes idéologies au bûcher. Ils ont laissé à leur descendance, « anti- œdipe » du monde qu’ils ont construit, la latitude, avec la main éclairée de marabouts de bonne volonté, de pouvoir initier un débat sur le sens de la vie, celui de la destiné de l’être et du type de société et d’homme qu’ils souhaitent pour leur époque. Nous portons, de ce fait, crédit au comparatisme générationnel établi par le journaliste sénégalais Birima Fall qui écri- vait il y a trente ans, sur ce même sujet : « eux avaient tué Dieu, à leur époque, et leurs enfants l’ont ressuscité »101.

Aussi intéressant que puisse paraître cette idée, reconnaissons, tout de même, avec Éli- sabeth Roudinesco que l’on vit : « […] un temps où chaque génération à tendance à oublier ce qui s’est passé avant elle, quitte à célébrer l’antériorité patrimoniale et généalogique d’un pré- tendu ̎ âge d’or ̎ en lieu et place d’une réflexion sur le passé susceptible d’éclairer l’avenir »102.

À travers le propos du journaliste sénégalais, nous arrivons à deviner l’ambition qui semble animer certains jeunes et aussi certains guides religieux : ramener Dieu dans l’esprit des hommes et imposer les préceptes religieux comme unique cadre de référence. En résultera alors, comme nous pouvons le constater, une transformation radicale de l’architecture socio- politique, en mettant au-devant de la scène publique et religieuse une jeunesse éprise de va- leurs et de vertus qu’ils pensaient inaccessibles du vivant d’un homme. Ces acquisitions spiri- tuelles seront les éléments remarquables qui leur serviront de tremplin pour une élévation so- ciale.

Cette jeunesse se retrouve, dorénavant, dans la religion musulmane, à travers son orientation mystique sûfi103, dans son message de justice et de liberté, mais elle semble trou-

101 « Retour à Dieu », in « 1960-1985, Le Sénégal 25 ans après, in Revue spéciale Sud, pp.75-76. 102 Lacan, Envers et contre tout, Paris, Seuil, 2011, p. 10.

103 Bien entendu, il s’agit ici de la jeunesse musulmane, mais le même intérêt et le même recours au mysticisme

est aujourd’hui observé dans le christianisme traditionnel. Les jeunes y sont, de nos jours, de plus en plus nom- breux à se retrouver dans des groupes réduits de prières, les Églises charismatiques pour vivre une expérience

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ver, également, dans son discours et son projet de société, la réponse salvatrice à ses angoisses les plus profondes. On ne peut ne pas, sur cette question des applications contemporaines de l’idéologie islamique, penser à Ali Mérad pour qui :

L’idéologie islamique met volontiers l’accent sur la vocation libératrice de l’Islam et sur son éthique sociale, égalitaire. Elle proclame l’aptitude de l’Islam à fournir aux hommes des réponses là où les autres religions et idéo- logies semblent désarmées face à la crise morale des sociétés dominées par la frénésie du productivisme et de la consommation104

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