• Aucun résultat trouvé

L’engagement religieux comme « stratégie »

Cadre théorique

Section 1 : Proble matique

1.1. Les sens des conversions religieuses massives

1.1.1. L’engagement religieux comme « stratégie »

Traiter la participation confrérique des jeunes comme une stratégie identitaire n’est certainement pas une chose nouvelle.

Elle semble s’être ainsi inscrite dans l’histoire sociale du Sénégal. Nous avons pu lui déceler ce rôle stratégique en remontant à l’époque de la formation des premières confréries, et constater, qu’à travers cette habilité, elles ont contribué à la transformation de la société traditionnelle wolof. En procédant à un bref rappel, sans pour autant entrer dans les détails socio-historiques, nous pouvons soutenir que ce groupe s’organisait sous un régime monarchique, essentiellement païenne avec une idéologie de caste. La population se divisait

matérielle à pouvoir s’affranchir de l’appartenance communautaire, et par la suite, la possibilité intellectuelle (et affective) de se mettre à distance réflexive et critique des fondations ethniques qui sous-tendent les ressorts de la solidarité. Voir A. Marie (dir.), L'Afrique des Individus, Paris, Karthala, 1997, p. 73.

58

en deux grands groupes : les geer265 et les ñeeño266. Chaque groupe était divisé en sous-

groupes : chez les geer, il y avait les buur267, et les baadoolo268.

Pour les ñeeño, il s’agissait des castes professionnelles, nul n’est ici besoin, pour l’instant, de revenir sur les détails du découpage de ce groupe qui se faisait selon le métier artisanal exercé. Nous le ferons dans un suivant chapitre qui portera sur la présentation en profondeur du groupe wolof sur lequel portera cette étude. La vision stratégique de la participation confrérique s’est principalement opérée avec le groupe des baadoolo. Ces derniers avaient un statut assez particulier dans la hiérarchie traditionnelle. En effet, bien qu’appartenant au groupe des geer et au-dessus des « castés »269, ils vivaient ce que nous

percevons comme un défaut d’existence sociale ou tout simplement un manque de statut dans l’organisation sociale.

Geer, mais pas suffisamment, les baadoolo n’avaient pas droit à l’exercice d’un

quelconque pouvoir, ni à la possession. Ce qui s’expliquait par le fait qu’ils n’étaient pas nobles, et n’avaient, par conséquent, aucun droit. Principalement paysans, ils travaillaient sur les terres des laman270, et leur versaient des tributs de toutes sortes. De plus, ils n’avaient pas

le droit d’exercer un métier artisanal, dont la pratique était réservée exclusivement aux « castés » à qui elle conférait un statut et une existence au sein du groupe, et les mettaient à l’abri du besoin. Contrairement aux baadoolo qui vivaient dans la misère et subissaient les mauvais traitements des buur auxquels ils étaient soumis. C’est alors, pour quitter cette situation, et arriver à une existence sociale que certains d’entre eux vont se rapprocher des marabouts sûfi qui étaient déjà présents dans les cours des rois.

Ces derniers, bien que proches des rois qu’ils avaient convertis avant le peuple, s’en éloignaient peu à peu, parce qu’outrés du traitement qu’ils infligeaient à leurs sujets. Comme l’écrit A. B. Diop, en comparant l’influence des deux types de religions s’étant côtoyés dans le milieu wolof, l’Islam a eu comme principale réussite de pouvoir se mettre au-dessus de la monarchie, refusant le rôle de simple accompagnateur ou d’investir les chefs locaux en dignitaires.

Ainsi, pour l’auteur :

265 Groupe dominant. 266 Groupe des castés.

267 Ayant droit au pouvoir, groupe dans lequel la monarchie tirait ses principaux chefs politique comme

religieux.

268 Paysans pauvres sans possession, ils représentaient le peuple.

269 Lire Cheikh Tidiane Sy, « Mourides et traditions Négro-africaines du travail », in revue Ethiopiques, n° 21,

janvier 1980.

59

Le souverain – entouré très tôt de marabouts, d’abord étrangers : marocains, maures – n’a jamais été le Dieu ou le grand prêtre d’une religion restée familiale ou clanique avec le culte des ancêtres, où ; s’il a eu un pouvoir charismatique, il l’a perdu de bonne heure. Elle n’a pas été, non plus capable de protéger efficacement ses adeptes – idéologiquement et pratiquement – conter les abus du pouvoir monarchique, comme l’islam a tenté de le faire au moment où sévissait le plus la violence, avec l’accroissement de la traite des esclaves, à partir du milieu du XVIIe

siècle271.

Ces marabouts prônaient une égalité entre les individus et étaient contre les formes d’hiérarchisation sociales fondées sur une supériorité biologique272

. Ils avaient converti les rois pour pouvoir les amener à cette idée, mais ces derniers l’ont fait pour éviter les djihads des maures. Ayant tourné le dos à la monarchie, ils acceptèrent, dans leurs cours, des

baadoolo qu’ils convertirent à l’Islam et aux rituels confrériques273. Ces derniers devinrent les

premiers lettrés autochtones d’origines baadoolo274 qui véhiculèrent l’idéologie de ces

marabouts sûfi et prirent leur place dans la société. Nous voyons que la confrérie a favorisé, à cette époque, la constitution d’une élite nouvelle, incarnée par les baadoolo qui n’avaient aucun statut dans le groupe. Ils avaient, à cette époque, compris que seule la participation confrérique pouvait leur permettre d’accéder à la connaissance et de s’inventer un nouveau statut.

271 A. B. Diop, La société Wolof, tradition et changement : Les systèmes d’inégalité et de domination, Paris,

Karthala, 1981, pp. 213 – 214.

272 S’appuyant sur les prescriptions mahométanes, la noblesse ou le noble était celui qui manifestait une meil-

leure dévotion en Dieu ainsi qu’une plus pure piété.

273

Ce sont eux et les quelques « castés » qui les avaient suivis qui apportèrent les habitudes d’extrême soumission que nous constatons dans les confréries actuelles, embrasser la main des marabouts, se mettre par terre, ramper en leur présence et leur donner les fruits de leur travail.

Cheikh Tidiane Sy, « Mourides et traditions Négro-africaines du travail », in revue Ethiopiques, n° 21, janvier 1980.

274 Baadoolo à saisir, dans ce contexte, comme l’équivalent de la classe populaire dans une société traditionnelle.

Seulement, ici, nous ne partageons pas les thèses de Majmouth Diop qui voyait dans les castes, la réalisation des classes inférieures sénégalaises. Dans notre étude, la classe dominante sera celle des Bour qui exerce le pouvoir et véhicule un savoir et une idéologie universelle et à laquelle toute la communauté pense ou souhaite s’inscrire. Il y a les castés qui représentent une classe servile d’ouvriers pour laquelle il n’y a aucun espoir de changement ou de transfuge toléré. Même si, certaines stratégies seront pensées et déployées avec la démocratisation de l’école (obtention de diplômes universitaires) ou encore les mariages mixtes pour taire ou masquer une origine portée comme un complexe social. Enfin viennent les baadoolo qui représentent en quelque sorte la classe des employés qui sont la classe intermédiaire entre les buur nobles détenteurs de tous les privilèges et les castés détenteurs d’un métier dégradant pour le noble qui lui permet, tout de même, de vivre et parfois de connaître la richesse et la reconnaissance d’une utilité sociale. Or, le baadoolo reste piégé par le découpage. Il ne peut pré- tendre ni à la possession qui allait avec l’exercice du pouvoir, ni à l’accomplissement d’une tâche autre que celle agricole, du fait que les autres sont réservées aux gens de castes.

60

De nos jours, même si la confrérie joue toujours ce même rôle, comme nous l’avons mentionné plus haut, il faut tout de même reconnaître que les buts et motivations stratégiques ne sont plus les mêmes. Aujourd’hui, ils différent selon les besoins et l’endroit où se trouve le participant. Toujours est-il que ce qui nous intéresse, dans ce travail, c’est la participation des jeunes, ce sont leurs motivations stratégiques que nous nous donnons comme objectif de saisir et de comprendre à travers un détour historique. Il s’agira pour nous de réfléchir sur la participation de jeunes dakarois et d’étudiants installés à Paris. Sachant que leurs motivations semblent différer selon la localisation et les réalités sociales qui y sont vécues. Dans un premier temps, nous avons à Dakar deux types de jeunesse qui se côtoient dans les assemblées confrériques avec des motivations différentes.

Il y a, dans un premier temps, des jeunes issus de milieux aisés ou moyens qui ont, pour la plupart, reçu une éducation qui a comme source principale le rationalisme occidental. Ces jeunes trouvent dans la participation confrérique, un moyen de découvrir et de se rapprocher de leur culture et de leurs traditions. Face à cette jeunesse dorée, en quête d’authenticité culturelle, se dresse une autre, issue des milieux plus précaires, banlieues et quartiers populaires. Ces derniers conçoivent la participation confrérique comme un moyen de sortir, voire de supporter la précarité. La confrérie sera, pour eux, un lieu convivial où l'on peut boire et manger à satiété. Elle sera également le lieu où tirer profit de la solidarité mise en œuvre par les frère-disciples, en cas de besoin.

En ce qui concerne les jeunes étudiants installés à Paris, en situation de migration, leurs motivations peuvent parfois s'apparenter à celles des jeunes restés à Dakar. L’adhésion à une organisation confrérique semble être le moyen, d’une part, d’intégrer un groupe, de pouvoir profiter de la solidarité et du soutien moral et souvent financier du reste de ses membres, dans un pays étranger. D'autre part, cette adhésion est aussi, pour eux, un moyen de se rapprocher, voire se raccrocher plus solidement à la culture d'origine afin d'éviter la rupture. Sachant que la participation confrérique est souvent présentée, par cette jeunesse en quête de valeurs, au- tant traditionnelles que religieuses, comme un trait essentiel de la culture sénégalaise. Le sens de cet argument se lira aisément chez J.-L. Triaud qui affirme que : « l’islam, par sa profon- deur historique, culturelle et symbolique, vient donner de la substance à un État-nation frappé par la marque coloniale et par la crise. En disant les choses autrement, l’islam est devenu l’idiome commun de la nation »275. Abordée de la sorte, la question de l’islam nous donnera

275 J.-L. Triaud, in préface A. Seck, La question musulmane au Sénégal : Essai anthropologique d’une nouvelle modernité, Paris, Karthala, 2010, p. 12.

61

l’occasion de traiter des motivations de la participation confrérique des jeunes en situation de migration qui nous paraissent répondre aux mêmes besoins.

Documents relatifs