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Les stratégies de visibilisation religieuse de la jeunesse

Cadre théorique

Section 1 : Proble matique

1.1. Les sens des conversions religieuses massives

1.1.2. Les stratégies de visibilisation religieuse de la jeunesse

L’implication religieuse de la jeunesse se manifeste, comme nous l’écrivions précé- demment, par une pratique soutenue et régulière des préceptes de l’Islam et confrérique par la même occasion. Il est devenu courant de voir un jeune d’une vingtaine d’années prendre part à des activités religieuses ou des rituels, jadis réservés aux anciens. Ou, tout simplement égrainer un chapelet en longueur de journée en psalmodiant des bénédicités et autres attributs divins276. Ce phénomène semble s’être amplifié avec la redécouverte des confréries mûrid277 et

tijaan278, en particulier. Ces derniers ont vu les créations, en leur sein, de mouvements reli-

gieux autonomes qui jouissent d’un franc succès auprès de la jeune génération. C’est le cas du

cántakone279, mouvement d’inspiration mûrid initié par cheikh Béthio Thioune et de la faydou

ñaseen, groupe d’obédience tijaan initié par Cheikh Ibrahima Niass. Chacun de ces groupes

se particularise par le dynamisme de ses adeptes et leur force de mobilisation lors des cánt280

ou des séances de wazifa281 ou de xaadra public282. Longtemps s’agissant de la jeunesse, on se

demandait s’ils participaient à l’animation de l’espace religieux et de ces associations reli- gieuses. Une grande invisibilité caractérisait leur présence et leur appartenance.

Aujourd'hui, ils investissent et assument leur présence et luttent pour une plus grande visibilité au sein de l’espace social, visibilité qui se pose, pour les enquêtés, qu’ils soient du côté des jeunes en termes de normalité283 et d’anormalité284 pour les anciens qui présentent la

276 Allusion faite au wird.

277 La Mouridiyya, confrérie initiée au début du vingtième siècle par Cheikh Ahmadou Bamba Mbacké. Elle

compte aujourd’hui des millions d’adeptes au sein de la population sénégalaise et est en passe de passer pour la confrérie nationale auprès des jeunes de toute condition sociale.

278 La Tidjaniyya, confrérie initiée au dix-septième siècle au Maroc par cheikh Ahmed Tidiane Chérif. Elle a été

introduite au Sénégal par El Hadji Omar Foutiyou Tall considéré comme xalife de toute l’Afrique de l’Ouest.

279 L’expression est prononcée de différentes manières par les taalibe, cántakone ou cántakhoune. Dans tous les

cas, il se traduit ou se comprend par eux comme signifiant « la communauté de ceux qui rendent grâce ».

280 Le cánt est une cérémonie de grâce rendue par les disciples d’une confrérie à leur guide. Plus fréquent dans le

mouridisme, il s’agit de rencontres durant lesquelles les taalibe en kurél lisent des textes sacralisés, rédigés par le saint fondateur et chantent des louanges du divin inspirés par lui. Dans le cántakone, elle connaît une touche plus originale du fait que les taalibe et leur guide Cheikh Béthio y joignent une touche plus festive avec des danses et des chants rythmés aux sons des tam-tams.

281 La wazifa est un rituel tijaan de récitations de bénédicités sur le prophète et d’attributs divins.

282 Public dans le sens où ce rituel était jadis réalisé dans un cadre privé et institutionnalisé comme la mosquée

ou la zawiya. Aujourd’hui, il se déroule dans des lieux ouverts et publics, au grand dam de certains puristes qui y voient une sorte de désacralisation du rituel car tout lieu n’étant pas « licite » pour accueillir cet important rituel.

283 Pour B. A. « c’est une précaution que d’être actif sur le chemin de Dieu. On vit une époque où il est facile de

se perdre. La tentation est au pied de nos lits, internet, la télé, Facebook… La tarixa nous permet de nous sau- ver »).

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quasi généralisation du sentiment religieux auprès des jeunes comme une pathologie collec- tive285 dont il serait important de déceler la cause. Dans cette optique, nous avons pu déceler

que ce puissant sentiment religieux suivi de cette quête de visibilisation dans l’espace est, en réalité, la réponse à des aspirations inconscientes d’une jeunesse en quête de statut.

Partant du fait que la jeunesse est avant tout une catégorie sur laquelle s’exerce une do- mination au sein de l’espace social et que la religion se présente parfois comme l’instrument de perpétuation et de légitimation de cette domination. Il nous a fallu travailler à comprendre le statut réel des jeunes dans la société sénégalaise afin de saisir le sens de cette quête de visi- bilité dans l’espace commun. Celle-ci se caractérise par une volonté de colonisation, voire de confiscation du regard d’autrui dans ces espaces d’interactions ainsi que d’une légitimité dans la prise de parole publique, en général. Interrogé sur cette question, Bachir se posait la ques- tion de savoir « pourquoi la religion doit-elle être l’opium des jeunes »286. Assurément, ce

qu’il faut comprendre, c’est pourquoi les jeunes doivent-ils être exclus des sphères de réalisa- tions du religieux ?

Pourquoi leur confisque-t-on la légitimité de parole et d’action ? C’est ce qui aurait ef- fectivement conduit à cet effort de visibilité dans l’espace public. Bien que participant à un dessein prosélyte, il oriente le débat sur des enjeux de pouvoir et d’autorité dans la société, en général. La première question à se poser serait de savoir quel était le statut des jeunes dans les espaces communs. En effet, dans la vision traditionnelle, on peut penser que le jeune avait un statut particulier dans la religion. De Bachir, nous retiendrons que « les premiers à avoir em- brassé l’islam, c’est une femme et un enfant »287. Abdou, mûrid dans le cántakone, affirme que

sëriñ Saliou Mbacké, xalife de Cheikh Ahmadou Bamba (1997-2007), fit son appel à la jeu-

284 Voir Ernesto De Martino, La fin du monde : Contribution à l’analyse de l’apocalypse culturelle, Turin, 2002,

p. 7.

Dans cet ouvrage, l’ethnologue italien revient sur les frontières entre normalité et anormalité dans une culture. Il emprunte cette distinction à la psychopathologie, bien qu’il ne soit pas psychiatre et suppose que, dans une socié- té, les frontières de la normalité sont aussi mobiles que les frontières culturelles. Certains comportements jugés normaux dans certains contextes ne le sont plus dans d’autres. La véritable frontière de la normalité se situe, selon lui, dans les codes de référence de l’environnement. Ce qu’il nomme la « crise de présence », c’est-à-dire la perte de la fonction du réel culturel. Au Sénégal, si on trouve normal, dans une certaine situation ou un certain contexte, que la jeunesse fasse montre d’un extrême, voire profonde religiosité en témoignant de sa vertu et de sa bonne éducation, il arrive, cependant, que cela passe pour une anormalité quand le jeune ne vit plus que pour sa foi et se montre, de plus en plus, visible dans sa quête spirituelle. Dans ce cas, sa religiosité est plus considérée comme pathologique que comme constructive.

285 Toujours dans l’optique d’une interprétation psychopathologique, la ferveur religieuse de la jeunesse est con-

sidérée par leurs anciens comme une pathologie collective qui se serait emparée au même moment d’elle, l’amenant à se détourner des réalités et de ce que devrait être leurs uniques préoccupations : travailler et profiter de leur jeunesse.

286 Entretien Bachir. 287 Entretien Bachir.

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nesse en ces termes : « laissez les jeunes venir à moi et je ferai d’eux ce que sëriñ Tuuba avait fait des anciens »288

.

Son ambition était de faire d’eux des hommes de foi, des hommes de Dieu. La raison première émise dans l’explication de la visibilité religieuse des jeunes est qu’elle relève d’une volonté de moralisation de l’environnement social289

. Inspirés par les discours de marabouts charismatiques qui, dans leurs propos, leur dépeignent un monde corrompu, vidé de toute sa- cralité et de toute référence divine, les jeunes acceptent leur offre qui est de construire, avec eux, un type de société inspiré de l’Islam et des valeurs traditionnelles sûfi. Ce projet tire sa pertinence dans le rejet de l’occidentalisme et le retour prôné aux valeurs traditionnelles290. De

la sorte, l’engagement confrérique sera présenté comme un marqueur d’identité fort pour une jeunesse en quête d’authenticité. En outre, ils auront comme ambition de ramener la religion, la foi et le respect des prescriptions divines dans le cœur des hommes…

Cette volonté se traduit, comme le montrait Durkheim, par une quête de salut, un désir d’être sauvé de l’ignorance profane de la morale religieuse. Ainsi, il s’engage par crainte d’une « apocalypse »291 pressentie ou prédite. Toujours, dans ce même ordre d’idées, Ernesto

De Martino, ethnologue italien, revient sur cette question de la crainte de l’apocalypse comme sens qui est souvent présenté en science des religions ou toute autre étude sociale sur le reli- gieux, par les formules consacrées de « retour à la religion » ou encore par la non moins cé- lèbre formule wébérienne de « réenchantement du monde »292. Dans un de ses plus beaux

écrits publié à titre posthume293, il traite de l’idée de la fin du monde dans les différentes caté-

gories de sociétés. Il utilisera la formule « apocalypse culturelle » pour traiter de ce qu’il nommera la « crise de la présence », et l’abordera comme étant, dans les sociétés modernes, la cause première de ce retour vers la religion.

La question de la familiarité du monde, que nous abordons comme l’aptitude, voire la capacité à savoir habiter le monde, se pose chez De Martino en termes de « perte de réalité » pour l’individu. Ce qui, serait, selon lui, la conséquence d’un détachement de la nature pro- fonde de l’humanité qu’il convient de résoudre collectivement. Pour ce faire et surtout éviter

288 Entretien Malick.

289 Voir Fabienne Samson Ndaw, « " Identités Islamiques dakaroises." Étude comparative de deux mouvements

néo-confrériques de jeunes urbains », in Autrepart, n° 36, 2006, pp. 3-19.

290 Comme valeur, il s’agit des valeurs comme la solidarité, l’entre aide, le souci de l’autre…

291

Voir Angela Biancofiore, L'Apocalypse selon Ernesto De Martino : autour de la notion de "fin du monde" (Publié dans Résurgence du mythe, textes recueillis par P. Gabellone, PULM, Montpellier, 2010).

292 Cependant, nous nous focaliserons plus sur la perspective de Michel Maffesolli qui, à travers cette expression

wébérienne, retraduit l’espoir ou la possibilité d’un retour à l’éthique et à la morale.

Michel Maffesolli, Le réenchantement du monde : Une éthique pour notre temps, Paris, La Table ronde, 2007.

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le repli sur soi dans le but de taire ses angoisses d’ordre existentielles, l’individu est obligé de procéder à un dépassement de soi qui se matérialise par la participation à un projet commu- nautaire de vie. Bien que l’« apocalypse » fasse traditionnellement allusion à une catastrophe attendue, Biancofiore294

signale que l’idée que s’en fait De Martino est plutôt positive dans la mesure où l’individu retrouvera, par la suite, son humanisme et habitera un monde pur. Selon l’auteur, la catastrophe aura lieu, lorsque le sujet ne se sentira plus en mesure d’être dans un devenir ou un avenir historique commun, et dans aucune forme culturelle ou sociale possible. Il perçoit « la crise de la présence » du point de vue de la psychopathologie sous la forme d’un « délire de fin du monde » qui, en réalité, n’est que perte de sens, de symboles et de réfé- rences culturelles et historiques. Situation qui survient quand plus rien n’a de sens pour l’individu ou, comme le titrait Gérard Mendel, « Quand plus rien ne va de soi »295.

Cette situation est vécue dans notre société par une jeunesse qui, semble-t-il, ne se re- connaitrait pas à travers le modèle de société que l’on tente de leur laisser en héritage. Société qu’ils jugent corrompue et qu’il convient, selon la plupart de nos enquêtés, de « réformer ». Ceci prend plus les allures de crise d’autorité296 car, les indexés sont les détenteurs du pouvoir

social. Cette crise prendrait donc les traits d’une réalisation de l’Œdipe africain297. Contraire-

ment à la réalisation européenne, les velléités du jeune en situation d’œdipe se dirigent vers le groupe tout entier détenteur du pouvoir social et non uniquement envers le père biologique.

En 1985, dans un article paru dans une revue spéciale du groupe sud quotidien, « 1960- 1985, Le Sénégal 25 ans après », le journaliste Birima Fall revenait déjà sur ce retour des jeunes à la religion comme réponse face à « l’accentuation de la crise économique et la paupé- risation subséquente des démunis »298

. Ce qui a pour effet contingent, selon lui, l’explosion du prosélytisme :

Face aux rédhibitoires contraintes de la crise, le croyant esseulé se réfugie derrière une réponse du message divin. Jugés plus pertinent et surtout ras- surant que ceux des intellectuels engagés dans une action politique opposée à l’essor du religieux. Ces derniers percevaient ces débordements religieux

294 Angela Biancofiore, « L'Apocalypse selon Ernesto De Martino : Autour de la notion de "fin du monde" »

(Publié dans Résurgence du mythe, textes recueillis par P. Gabellone, PULM, Montpellier, 2010), p. 2.

295 Paris, Éditions Robert Laffont, 1979. 296

Voir Gérard Mendel, La révolte contre le père. Une introduction à la sociopsychanalyse, Paris, Petite Biblio- thèque Payot, 1968.

297 Lire sur ce sujet, Marie Cécile & Edmond Ortigues, Œdipe Africain, Paris, Plon, 1966 ; Meyer Fortes, Œdipe et Job dans les religions ouest africaines, Paris, Mame, 1974.

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comme un poison anesthésiant la liberté individuelle et aliénant la capacité de production299.

Il fallait alors construire un nouveau type de société totalement vidée de significations et références religieuses. Ce qui fut considéré comme une forme d’hybris300 religieux qui produi-

sit un profond malaise dans la société qui se cherchait des repères. De plus, Freud constatait, dans son travail, l’existence d’un malaise social301 qu’il attribue à une tension particulière

entre l’individu et la société qui lui impose des frustrations et éveille, en lui, une très grande agressivité qui est source de culpabilité. C’est face à l’aggravation de ce malaise, depuis sa théorisation, que Mendel, théorise la sociopsychanalyse comme paradigme scientifique pour énoncer ce qu’il nomme « crise de civilisation »302.

Afin de comprendre le sens et la portée de cette crise pour laquelle les plus touchés, sont les jeunes qui, trente-cinq ans après la publication de « La Révolte contre le père »303,

s’emmurent toujours dans des tentatives d’élucidations et de déni de la culpabilité. Le rejet de l’autorité symbolique et naturelle du père biologique amènera le jeune à en choisir une autre autorité à laquelle se référer. Celle-ci devient un modèle, un guide qui lui transmet les codes, les lunettes intérieures pour lire et interpréter son monde.

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