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Cadre théorique

Section 1 : Proble matique

1.2. Origine d’un objet particulier

Cette thèse naît d’un projet intellectuel personnel qui est de comprendre le sens des pra- tiques religieuses traditionnelles. Ce qui passe nécessairement par la prise en charge de la question identitaire, plutôt de sa construction / reconstruction dans un contexte de mondialisa- tion. La religion y prendra une nouvelle dimension comme nous allons le trer. L’engagement religieux comme objet de recherche devient, quant à lui, un vecteur, un moyen de construction d’un ethos particulier et spécifique. La religion a toujours eu une place importante dans la présentation de l’ethos africain, c’est par elle, ou à travers elle que l’on a toujours défini l’homo africanus.

L’idée de travailler sur ce sujet nous est venu progressivement avec l’intérêt porté à la compréhension du sens des croyances et pratiques religieuses traditionnelles en Afrique noire. Nous avons, dans ce projet, été profondément inspiré par le débat qui eut lieu dans le monde philosophique des années soixante. À cette époque, le sens des interrogations scientifiques portait sur l’existence ou non d’une pensée philosophique en Afrique noire. Cette idée de l’existence d’une tradition philosophique était fortement réfutée par les intellectuels occiden- taux plus portés sur l’évolutionnisme comme paradigme explicatif des spécificités des groupes et de leurs rapports aux institutions universelles de l’humanité. Pour ces derniers, la philosophie était une aptitude purement occidentale. Par conséquent, il convenait mieux de parler d’« ethnophilosophie »339 pour désigner la forme de pensée qui était en train de se pro-

duire en Afrique noire par l’action de jeunes intellectuels engagés. Ces derniers, ayant fait des études dans les universités occidentales et nourris à leur forme de pensée, revenaient, chez eux, avec l’ambition de faire valoir l’authenticité d’une philosophie africaine, au même titre que celle européenne.

Ce qui a attiré notre attention dans ce débat, ce sont moins les arguments développés par les auteurs africains pour défendre leur point de vue, mais plutôt ceux des détracteurs. Princi- palement les arguments ou raisons qu’ils ont avancés afin de rejeter l’idée d’une philosophie africaine. En effet, de David Hume à Lucien Lévy Brühl en passant par Hegel et Raoul Allier, il est fait état d’un sujet africain marqué par ce qu’ils ont communément désigné par la for- mule « mentalité mystique prélogique ».Cette caractéristique fait qu’il n’a su s’élever à un niveau de conceptualisation et d’abstraction suffisant à produire une pensée philosophique.

339 Kwamé Kourouma emploie ce terme pour désigner un ensemble d’écrits tendant à montrer l’authentique

existence d’une pensée philosophique dans la tradition culturelle négro-africaine. Voir Autobiographie, Paris, Présence Africaine, 1960, p. 64.

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La faculté principale nécessaire à l’élaboration d’un discours philosophique demeure la raison, or selon les chercheurs occidentaux, elle était inexistante chez le sujet africain dont la pensée restait dominée par la magie et l’irrationnel. Pour Raoul Allier, « ce qui fait le fond de cette mentalité, ce qui en même temps lui donne sa forme, ce qui la domine, c’est la croyance en la magie »340

. Au-delà de ce débat, ce qui nous paraît encore plus intéressant à comprendre, c’est que, bien que les sociétés africaines se soient toutes, depuis des générations, ouvertes à la modernité et la rationalité occidentale, il n’en demeure pas moins que la croyance en la magie continue d’habiter les esprits et d’orienter leur choix, quelle que soit l’appartenance religieuse de la personne ou son niveau d’instruction341. Même si les Africains ne vivent plus

dans le moule des croyances religieuses traditionnelles, ils restent quand même, fortement marqués par elles.

La croyance en la magie, à la superstition, la sorcellerie, aux pouvoirs des esprits, entre autres, se confrontent, au quotidien, aux religions révélées. Cette persistance de la magie dans la mentalité négro-africaine a, par conséquent, rendu difficile la pénétration des religions étrangères en terre africaine comme en atteste le révérend père Placide Temples342 dans ses

monographies, lors de sa mission d’évangélisation chez les balubas. Dans un pays comme le Sénégal islamisé depuis plusieurs siècles, ces croyances persistent toujours. Quand des diffi- cultés surviennent dans la vie d’un individu, au lieu de s’en rendre à la volonté divine, il est presque de coutume d’aller consulter un marabout faiseur de miracle afin de trouver des solu- tions. Cela, tout en demeurant musulman ou chrétien. N’oublions pas que chacune de ces reli- gions interdit strictement, le recours à la magie, sous toutes ces formes. Face à l’idée d’une « mentalité africaine dominée par la croyance en la magie », cette aptitude se présente comme un déterminant essentiel de la vie intérieure du sujet africain.

En outre, ces croyances semblent encore fortement ancrées dans l’esprit des Africains d’aujourd’hui jusqu’à, semble-t-il, prendre le dessus sur leur capacité réflexive, comme elles ont été pour ceux d’hier, en faisant office d’écran face aux religions étrangères. Ce qui ne peut que conforter le besoin de travailler à en saisir le sens du besoin. Notre intérêt fut, à cet ins- tant, d’en découvrir le sens réel ou plutôt le type de besoin émotionnel auquel il tenterait d’apporter une solution. Rappelons que ce qui intéresse l’anthropologue, face à ce type de comportement, c’est moins de savoir si ce qui se fait est bien ou mauvais, pertinent ou non, mais plutôt d’apporter une réponse à l’intérêt pré-illustré.

340 Raoul Allier, Le non civilisé et nous : Différence irréductible ou identité foncière, Paris, Payot, 1927, pp. 36-

37.

341 Vincent Monteil, L’islam noir, Paris, Le Seuil, 1964, pp. 122-123. 342 La Philosophie bantoue, Paris, Présence Africaines, 1965.

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La question qui s’en dégage reste celle du sens des croyances et pratiques traditionnelles chez le commun des Sénégalais. Sachant que, malgré l’islamisation et la christianisation, le Sénégal reste fortement marqué par ces pratiques. Un Sénégalais sur deux a déjà eu recours aux services d’un marabout. Cela semble s’être véritablement enkysté dans le tissu social du pays.

1.2.1. Influences

Étudiant la signification sociale et historique des confréries, nous avons été, dans un premier temps, entrainé dans le sillage de la longue lignée de chercheurs inspirés par l’œuvre Pierre Marty343. Ce dernier, occupant les hautes charges d’officier chargé des affaires

musulmanes dans l’administration coloniale, a été le premier à produire une série de monographies sur le pouvoir naissant des confréries durant la pénétration coloniale. Il était acquis à l’idée que les confréries ne signifiaient rien d’autre qu’une dénaturation de l’Islam originelle, une forme abâtardie de l’Islam arabe, vidé de son contenu et rempli de valeurs locales344. L’œuvre de Marty a influencé la plupart des auteurs auxquels nous nous référions et

prenions comme modèles. Nous avions fait nôtre le vocabulaire de ces auteurs, inspirés des grandes idées de Marty à savoir celle d’« Islam noir »pour Vincent Monteil, ou encore de « wolofisation de l’Islam » en référence à Donal Cruise O’brien, pour ne citer qu’eux. Des expressions qui ne faisaient que reprendre l’idée d’un Islam essentiellement « nègre », totalement indépendant de celui pratiqué dans les grandes nations arabes, conformément au souhait de William Ponty dans sa fameuse « politique des races ».

Cependant, ce que nous n’avions pas pris en compte dans cette analyse des confréries, c’est exactement la signification sociale de ces dernières. Cela, en prenant en compte la vision utilitaire que le « nègre »se fait généralement des concepts et idéologies qui l’entourent, comme l’a toujours montré Léopold Sédar Senghor dans son œuvre littéraire. Ce qui nous est apparu sous forme de question, dans la mesure où nous nous posions, dès lors, la question de savoir quelle pouvait véritablement être la « signification sociale »345

d’une tradition confrérique au sein de la société sénégalaise.

343 Études sur l’Islam au Sénégal, Paris, Leroux, 1917.

344 Pouvoirs et influences des marabouts qui s’imposent tel un « clergé », culte des saints, entre autres. Sans

oublier le recours à la magie par la concoction de potions ou la confection de gris-gris.

345 Au sens de pertinence historique de l’existence d’une tradition confrérique dans le Sénégal des débuts du 19 ème siècle.

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La notion de « stratégie », développée par Pierre Bourdieu, dans son travail sur le système matrimonial dans le Béarn346 nous est apparue comme un concept fort de sens dans

l’analyse de la signification sociale des confréries au Sénégal. Dans ce travail, Bourdieu présentait la notion de stratégie comme un « ensemble de manœuvres déployés par un agent social dans le but de satisfaire un intérêt personnel ou collectif »347

. Dans l’étude du système

matrimonial, elle visait la conservation du patrimoine familial. Dans l’étude religieuse, la notion de stratégie traduit :

La stratégie est tout simplement l'ensemble de moyens dont dispose un système idéologico-religieux pour ériger et maintenir l'ordre postulé. La particularité d'une stratégie c'est non seulement d'impliquer des croyances et attitudes, mais aussi des comportements et des actions concrètes348.

Appliquée dans le champ confrérique, la notion de stratégie nous autorise un détour historique et à penser la signification des confréries en relation avec l’histoire sociale du Sénégal. Par-là, nous entendons effectivement le découpage social, les hiérarchies sociales qui sont en usage dans la société sénégalaise. Fortement hiérarchisée, la société sénégalaise était, rappelons-le, composée de castes perçues comme professionnelles, du fait qu’elles sont en lien avec le travail manuel. Ces castes témoignent, aujourd'hui encore, du rang qu’occupe l’individu au sein de la société. Il [le rang] pouvait être supérieur ou inférieur selon la naissance. Les stratégies se sont alors opérées dans les deux camps.

Dans un premier temps, les personnes issues des castes inférieures ont vu, dans les confréries, un moyen de parvenir à une existence sociale, dans une société déstructurée par la pénétration coloniale et qui tendait à se restructurer en s’appuyant sur le pouvoir grandissant des chefs religieux. En plus de leur offrir une protection contre l’administration coloniale, la confrérie les protégeait également contre les campagnes de razzias menées par les ceeddo, un groupe de renégat hors-la-loi, réfractaire aussi bien à la colonisation qu’à l’Islam.

Les « castés » avaient l’habitude de voir les chefs religieux aux côtés des rois et trouvaient, apparemment, normal qu’ils prennent leur suite. Cette stratégie qui s’est opérée, à cette époque, trouvait son sens dans les idées nouvelles véhiculées par les chefs religieux. Il

346

« Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », in Annale, Économies, Sociétés, Civilisa-

tions, 27ème année, n° 4 - 5, 1972. pp. 1105-1127.

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Bourdieu Pierre, « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », in Annale, Économies,

Sociétés, Civilisations, 27ème année, n° 4 - 5, 1972, p. 1006.

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Pierre Gosselin, « La définition de la religion en anthropologie sociale », Texte présenté à l'université Laval dans le cours Idéologies et Religions 1985 (département d'anthropologie), 1985, p. 4.

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s’agissait de valeurs islamiques telles l’égalité sociale, le droit au savoir, à la connaissance, entre autres. Il faut dire que les castes inférieures n’avaient pas accès à l’éducation, ce qui témoignait d’une existence sociale. Tout leur savoir s’arrêtait à celui nécessaire à l’exécution de leurs tâches quotidiennes liées à leur condition sociale. Ils se sont alors ralliés, massivement aux confréries dans le but d’avoir une éducation et prétendre à une reconnaissance sociale.

Du côté des chefs religieux, la stratégie qui s’est opérée visait à reproduire la réalité sociale déjà existante. C'est-à-dire reproduire la domination de la caste supérieure sur les castes inférieures, car la quasi-totalité des chefs religieux étaient issus de la caste supérieure. Nous constatons alors, qu’au commencement, il s’agissait d’une stratégie sociale visant une existence sociale pour les uns et la perpétuation d’une domination pour les autres. C’est au fil du temps que les autres formes de stratégies sont apparues. Aujourd’hui, il s’agit, en plus des stratégies sociales, de stratégies politiques, de stratégies économiques, qui de plus évoluent selon les besoins sociaux du moment.

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Chapitre 2 : Me thodologie et de roule-

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