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Cadre théorique

Section 2 : De roulement de l’enque te

1. Introduction et présentation des difficultés rencontrées

1.1. Anecdotes de terrain

*Jeudi 20 septembre 2012

Ce sont des instants de mon travail de terrain qui seront racontés à travers de courts ré- cits. Pourtant, j’ai durant ma formation détesté être en situation de terrain. Cela peut paraître incohérent pour un sociologue et anthropologue dans la mesure où le terrain représente la ren- contre avec autrui, la rencontre avec un collectif différent ou semblable dans le but de faire office de lien entre ce collectif et les institutions, entre le monde savant et le monde profane, entre l’académie et le peuple. L’anthropologue, qu’il soit sur le terrain ou en laboratoire, con- serve une posture d’entre deux univers, entre deux modes d’existence. Il est celui qui simpli- fie et qui complexifie à la fois. Il prend l’information chez le profane et le complexifie, le transforme en concepts et le vend au monde savant. Et, reprend le processus en sens inverse lors de ses rencontres avec le collectif.

Claude Lévi Strauss écrivait, à ce sujet, dans les premières lignes d’un de ses ouvrages les plus célèbres : « je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m’apprête à vous raconter mes expéditions »440. Ce qui est honni, ce n’est pas le déplacement en tant que tel,

mais plutôt la posture du chercheur, celle du scientifique rempli de théories qui se présente, la plupart du temps, à ses enquêtés comme quelqu’un qui en sait plus qu’eux sur leur culture. Rempli d’aprioris, il vient enquêter, interroger des coutumes et pratiques sans chercher à véri- tablement en saisir le sens et la symbolique particulière. Il fixe des hypothèses et reste emmu- ré dans un cocon disciplinaire qui est plus des œillères pour lui. Il cherchera à comprendre et rendre compte en occultant, la plupart du temps, les dimensions psychologiques et émotion- nelles qui motivent la réalisation d’un comportement. Dès lors, s’établissent des rapports de dominations. Le chercheur en posture dominante de savant qui vient observer des sujets. Peut- être des résurgences du passé colonial pour lequel, il fallait procéder à des enquêtes de terrain afin de connaître la mentalité, les us et coutumes des « sauvages » afin de mieux les adminis- trer et mieux les contraindre.

Cependant, il se trouve que ce que je percevais comme du dégoût pour une posture, était plutôt de la crainte, de la peur, un manque de confiance envers ceux que je vais rencontrer. C’est d’autant plus difficile pour un chercheur qui travaille sur sa propre culture et qui a su, durant ses âges, intérioriser les craintes et angoisses de son peuple, la sacralité et les interdits. Comment arriver à s’en débarrasser sur un terrain qui est soi ? Les classiques nous ont trans-

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mis des moyens de vaincre l’ethnocentrisme, mais difficile de vaincre ses propres peurs, ses propres croyances sur le terrain. Pourtant, Nigel Barley écrivait avec humour : « l’anthropologie n’est pas un sport dangereux »441

. Peut-être bien, mais ce qui est sûr, c’est

qu’il donne beaucoup de sa personne sur le terrain. Plus qu’une rencontre avec le collectif, c’est avant tout une rencontre avec soi. On en sort sans plume certes, mais on ressentira, au moins, la satisfaction de la déconstruction. Il est souvent raconté dans les milieux populaires, que certains marabouts avaient le pouvoir de garder auprès d’eux des gens en les dépouillant de leur volonté. Une explication qui est longtemps revenue de la part d’enquêtés non friands de spiritualité confrérique ou qui ne vouent pas de sympathie à un marabout, en particulier. Les marabouts yalla yalla entrent dans ce type.

Nous avons rencontré brièvement cette communauté par l’entremise de deux jeunes da- karois, Alassane et Chérif. Ces deux étaient des agents intéressant d’analyse du fait de leur statut socio-culturel. Ils sont cousins germains et ont en partage le même leader à qui ils vouent un culte profond. C’est à travers une connaissance que nous avons eu leur contact et sommes rentré en discussion avec eux. Au moment de notre rencontre, nous n’avions que très peu d’informations sur cette communauté religieuses. La première fois que nous en avions attendu parlé, c’était à Paris, auprès de jeunes musiciens sénégalais (rappeurs). Ils étaient de la communauté et proposaient des textes d’une profondeur remarquable sur la religiosité et le rapport au divin. Malheureusement, ils n’étaient pas très disposés à parler de leurs mouve- ments et nous renvoyaient, tout le temps, à leur texte en précisant qu’il n’y avait aucune diffé- rence entre eux et ceux que nous nommions, à leur grande désolation, les mûrid orthodoxes.

Par contre, Chérif et Alassane, bien que plus jeunes, étaient plus ouverts sur leur croyance, même si leur adhésion reste secrète. En effet, ils rentrent parfaitement dans notre cible dans la mesure où ils ont tout simplement rompu avec une tradition familiale. Issus d’une famille religieuse, fondatrice de confrérie, ils ont rompu leur chaîne en choisissant une autre voie qui n’avait aucune sympathie ou ressemblance avec la leur originelle. Ils sont cons- cients qu’avouer ouvertement leur transfuge pourrait être interprété comme une volonté de fracture, voire de rupture du lien familial. C’est à travers eux que nous avons pu aborder des questions telles que les motivations de la rupture, le regard de la famille sur le changement, comment eux, les premiers concernés vivent cette étape ? Et enfin, quelle relation entretien- nent-ils désormais avec leur ancienne foi et surtout leur famille ?

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Nigel Barley, L’anthropologie n’est pas un sport dangereux, Paris, Payot & Rivages, coll. « Petite Biblio- thèque Payot/Voyageurs », 2001 [1997].

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Ce qui est intéressant, c’est la solidarité au sein du groupe et comment les membres et leaders traitent ces deux jeunes : avec égards et considérations, selon les honneurs dus à leur rang, car dans d’autres contextes, ils seraient à leur place, marabout. Ils nous ont invité à venir rencontrer leur communauté et discuter avec leurs chefs. Cependant, à bien des égards, le comportement des adeptes rappelait ceux d’une confrérie à part entière, idéologie personnelle, culte du secret, vie communautaire, désacralisation, par moment par les plus fanatiques, des autres formes religieuses, reconnaissance de pouvoirs surnaturels à leurs chefs, entre autres. Nous avions été assez surpris de la détermination des cousins à nous faire rencontrer leur grand chef. Nous avions eu le temps de nous renseigner sur cette communauté et avions re- coupé différentes informations sur elle. Surtout, de la part de ses détracteurs. Des points qui ne manquaient pas de réveiller, en nous, des angoisses locales. C’est véritablement le défi auquel sont confrontés les chercheurs qui travaillent sur leur terroir, encore plus les Africains : cartésiens dans la théorie, ils conservent leur part d’irrationalité et de foi à leurs croyances traditionnelles.

Après les entretiens individuels et en commun avec les deux cousins, il était convenu que nous irions, avec eux, dans un bled du Baol, au centre du pays pour visiter leur grand maître. Après réflexion, le temps que le doute et les angoisses s’installent, nous nous posions la question de savoir : est-il raisonnable d’aller seul avec des inconnus à la rencontre d’autres inconnus qui, dit-on, possèdent le pouvoir de « corrompre » la volonté d’autrui ? Ayant décli- né l’offre, avec politesse et déférence en donnant comme motifs des activités sur Dakar qui réclamaient ma présence, Alassane m’envoya son cousin qui vint à mon domicile442 pour in-

sister. Je dû réaffirmer mon impossibilité de partir avec eux et leur promis de leur faire leur signe dès que disponible à voyager. Quelle belle manière de faire du terrain !

1.1.1. Yalla Yalla

Le mouvement Yalla Yalla a été initié par Cheikh Moussa Cissé, couramment nommé Ndiamé Darou. Il est né à Darou Keur Mor Khouradia Cissé, village fondé par son père, dans le Saloum, près de Passi. Le village a, selon nos principales sources, adeptes de sa confession, été fondé suite à une rencontre avec sëriñ Tuuba. Ndiamé Darou s’était fait remarquer, durant son adolescence, par sa profonde dévotion envers le sëriñ. Il faisait office de messager entre son père et lui443. Selon ses adeptes, sëriñ Tuuba, content des services du jeune homme, lui dit,

442 Il se trouvait que nous habitions le même quartier que le cousin Chérif. Ce qui avait l’avantage de faciliter les

rencontres.

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lors de leur dernière rencontre : « le jour où les hommes cesseront de connaître cette science de Dieu, ce sera pour toi le moment d’appeler les gens vers cette science, car elle est la seule voie de salut. »444. Il est vrai que pour légitimer une inspiration personnelle ou une voie paral-

lèle, il est coutume, dans les organisations d’inspiration sûfi, que l’on apporte la preuve que l’on tient sa science, et sa légitimité des mains même du fondateur qui lui tient la sienne du prophète. À la mort de son père, il assumera, à son tour, son xilifa et devint le chef et le guide spirituel de son village.

Les jeunes que nous avons étudiés en compagnie des deux cousins, sont dans une asso- ciation d’inspiration Ndiamé Darou. Installé à Yeumbeul nord, dans le quartier de Fass1, leur guide Cheikh Baay Guèye est très connu de la jeune génération et mûrid, en particulier. Dans un article publié dans un journal local, il disait :

Nous n’avons pas besoin de chanter notre mouridicité. La tradition mouride, la vraie, c’est nous qui la détenons. Nous la vivons pleinement, même si dans la pratique, il y a des différences entre notre démarche et celle des mara- bouts d’aujourd’hui. Ces derniers se limitent simplement à parler de leur personne aux talibés, ce qui est contraire aux enseignements de Sérigne Touba. Un wassila ou un marabout doit aider le talibé à bannir la haine, à purifier son cœur pour faciliter son accès à Dieu. Ce n’est plus le cas main- tenant. De nos jours, certains marabouts favorisent l’obscurantisme.445

Sur la profonde adoration de ses taalibe, il renseignera :

J’ai fait disparaître le voile que les marabouts ont toujours installé entre les talibé et Dieu. C’est là que se situe notre différence avec les autres. Contrai- rement à ce que pensent les gens, je n’ai pas montré aux jeunes de djinns encore moins d’autres êtres surnaturels, c’est à force de zicr que les Yalla Yalla ont réussi à se détourner des choses matérielles et à trouver Dieu446.

Dans leurs pratiques, ces jeunes affirment avoir tourné le dos au monde pour se consa- crer exclusivement à leur dikhr. Tous, comme les jeunes ñaseen, ont toujours un chapelet mais, eux, la portent, généralement, autour du cou, ce qui leur sert d’outil de décompte pour leurs liturgies quotidiennes. Nous envisageons dans de prochains travaux d’aller plus en pro- fondeur sur les symboliques yalla yalla. Même s’ils ne sont pas très présents dans ce travail,

444 Blog Cheikh Moussa Cissé, ndiambedarou.skyrock.com, consulté le 13 octobre 2014. 445

L’observateur, février 2011. 446 Ibid.

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la rencontre avec de jeunes membres nous a permis de travailler sur la question d’un certain « transfuge confrérique » qui est analysé comme une forme de désaffiliation. L’un des jeunes que nous avons enquêté était issu d’une autre tradition confrérique « rivale »447

, il en est même

le petit-fils direct du fondateur. Il est obligé de cacher son engagement dans une autre voie au risque d’être rejeté par les siens. Toutefois, cela semble lui conférer un certain prestige aux yeux de sa nouvelle communauté. Il y est considéré, en vérité, comme une victoire de la part de ses nouveaux maîtres : la preuve qu’ils sont détenteur de la vérité suprême, étant donné les descendants des fondateurs des confréries initiales viennent se soumettre à eux et donner sens à leurs innovations.

De plus, nos premières enquêtes de terrain, entre Amiens et Paris, auprès de jeunes étu- diants et travailleurs, nous ont permis de saisir le rôle important que peut jouer la religion dans le vécu de leur expérience migratoire. En effet, la confrérie devient, tout d’abord, un espace d’accueil et de solidarité dans un pays étrangers. Mais également, elle permet de se rapprocher davantage de sa religion et d’éviter la rupture. C’est à travers le religieux, que beaucoup de jeunes migrants retrouvent, après coût, une part d’eux-mêmes et de leur culture.

Cependant, à travers cette diversité des terrains, nous nous sommes rendu compte, qu’en fin de compte, l’action religieuse n’est jamais dénuée d’objectivité. Inconsciemment, si toute- fois l’inconscience suppose un acte irraisonné, les concernés confèrent à leur action religieuse une orientation particulière. Ils en font la réponse à des aspirations profondes qui, générale- ment, prennent source dans différents types de rapports entretenus avec l’environnement et les autres membres de sa communauté. Cette particularité a comme principale particularité de conférer une nouvelle dimension à la sacralité. Principalement au rapport entretenu avec les symboles. Il nous plaira, au fil de ce travail, de saisir toutes les articulations et orientation qui lui sont, aujourd’hui, attribuées.

En outre, la pluralité des sites et des acteurs, même s’il s’agit, en majorité, d’espaces contenus dans Dakar, au-delà de la dimension comparatiste qui nous a permis de saisir une diversité dans les rapports au religieux qui se posera en termes de « situation »448. Il s’agira de

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Précisons que nous n’employons le terme de rivalité comme synonyme d’antagonisme entre deux groupes religieux. Nous ne le convoquons que pour exprimer que l’individu étudié est issu d’un groupe qui jouit de la même importance, autant en nombre d’adhérents qu’en innovation.

448 La notion de situation sera saisie, dans ce travail, à travers deux perceptions : une première phénoménolo-

gique avec M. Heidegger et une seconde comme critique sociale avec le mouvement situationniste des années 60. À travers la phénoménologie allemande, nous saisirons cette notion comme synonyme de « statut ». Heideg- ger se refuse à la définir et préfère plutôt en donner une « indication formelle », nuance importante selon le phi- losophe allemand, dans la mesure où, pour lui, « une situation est une unité singulière et structurée de significa- tions portées d’une part, par un ensemble de données objectives déterminées dans le temps et l’espace, et d’autre part, par un homme dont les possibilités sont déterminées par ces significations ». Ce qu’il est important de rete-

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saisir la position sociale de l’individu, qui de facto, semble influer sur la signification ainsi que l’orientation de son action religieuse. Face à la situation et au statut que tient le jeune dans la société, la signification et l’orientation de son action, autrement dit, le sens devien- nent, plus ou moins, légitimes aux yeux de certains interprètes. Cependant, il n’en demeure pas moins qu’elle soit enveloppée dans un oripeau de sacralité qui lui donne sens et l’inscrit dans une certaine normalité. Ce qui fait que nous parlerons, pour la qualifier, de caractère plus ou moins légitime, en tenant compte du statut de l’interprète.

Le débat sur la visibilité religieuse de la jeunesse dans l’espace public s’inscrit dans une certaine actualité qui oriente ce travail dans une perspective compréhensive et explicative. Il s’agit de comprendre, à travers les propos des concernés et des interprètes qui souvent se po- sent en détracteurs, et d’en présenter la situation à travers des récits, afin d’expliquer, voire de rendre compte du sens et de la portée qu’ils attribuent à leur comportement. Cela en tra- vaillant à saisir les aspirations « inconscientes » qui lui donnent sens. Il apparaît clairement, qu’aujourd’hui, ces jeunes sont au centre de toutes les polémiques au sein de l’espace public. Il serait, par conséquent, intéressant de se poser la question de savoir ce qui rend si probléma- tique leur quête de visibilité dans les lieux d’exercice du religieux et en dehors.

nir, c’est que cette situation implique une notion singulière, de fait que d’une part, elle est déterminée dans le temps et dans l’espace. Sa logique et son interprétation dépendent des époques et du milieu, mais également de la personne et de son statut dans la société. Ce qui peut laisser penser à une certaine subjectivité qui la caractérise et lui donne, par la même occasion, tout son sens. Cependant, et c’est là que se fonde toute sa singularité, la notion de « situation » reste en même temps assez objective dans la construction dans la mesure où elle se fonde sur une réalité ou plutôt elle en est l’effet. Il faut que s’applique un scénario social pour que la situation entre en jeu et en devienne le rôle qu’y assument les acteurs. Ce qui nous conduit au deuxième niveau de perception de cette « notion » à travers le mouvement situationniste des années 1968 qui, pour une bonne part, a beaucoup influencé la révolution des jeunes de cette époque. Initié par Guy-Ernest Débord qui, à travers un de ses écrits fars, La société du Spectacle paru en 1967, s’attela à dénoncer les aliénations de la vie à travers sa mise en spec- tacle. L’idéologie qu’il présente comme une marchandise deviendra, pour lui, et tous ceux qui suivent ce mou- vement prématurément disparu, plus un spectacle que la traduction des conditions de la réalité. L’image présen- tée de soi dans l’espace prendra le dessus sur la réalité. Il s’agira d’user des idéologies et des pouvoirs afin d’accéder à la visibilité et à un statut reconnu. Ici, il s’agira, pour nous, de montrer comment les jeunes sont inconsciemment partisans de la situation sociale en favorisant les hiérarchies et les dominations, même s’ils la combattent, y adhèrent et n’espèrent, en fin de compte, que d’accéder à une place reconnue et confortable.

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