• Aucun résultat trouvé

Le post-fordisme et le contrôle des attitudes

Chapitre 2 : L'engagement au travail

2.4. Les études sur l'engagement au travail

2.4.1. Le post-fordisme et le contrôle des attitudes

Très peu de sociologues du travail se sont intéressés au travail dans les coopératives, et encore moins au Québec. La sociologie du travail a cependant fait ses marques et montre l'importance qu'a prise, au fil des transformations de l'entreprise, l'idée d'accomplissement de soi par le travail (Durand, 2004; Giraud, 2011) et la nécessité que le travail ait un sens (Ughetto, 2005; Autissier et Wacheux, 2007; Mercure et Vultur, 2010). Ce qui est appelé le Nouveau modèle productif (NMP) amène une évaluation constante des salariés. On évalue autant le respect des normes managériales que la capacité à coopérer. En général, le salarié n'est plus rémunéré selon ses qualifications, mais bien selon ses compétences : « la compétence est spécifique à une entreprise, tandis que la qualification est un ensemble de ressources mobilisables dans une diversité de situations » (Durand, 2004:113). Dans l'ensemble des compétences évaluées, on retrouve aussi l'attitude de l'individu, puisque l'entreprise évalue à la fois les savoir-faire et les savoir-être : « L'employeur ne rémunère plus le poste, ou, pour être plus précis, il ne rémunère plus de la même façon tous les salariés occupant le même poste : il rémunère chaque individu selon la manière dont il tient le poste. » (Durand, 2004 : 114) On s'assure de la diversité des compétences d'un individu par l'évaluation.

Ce modèle vient donner une place des plus importantes à l'individu par les multiples évaluations. Ces évaluations vont aussi toucher aux attitudes des salariés. L'employeur à un désir de contrôler l'attitude et le comportement de l'employé (Durand, 2004). Ainsi, l'implication de l'ouvrier dans l'entreprise est mesurée par son comportement. On regarde s'il fait preuve d'initiative ou attend des ordres, s'il accepte un travail flexible et du temps supplémentaire, etc.

Ces évaluations comportementales visent l'épanouissement des individus au travail en sollicitant l'initiative, la créativité et l'autonomie. Mais, contrairement au taylorisme, le bienfait est purement subjectif puisqu'il n'engendre pas d'augmentation de salaire. On n'engage plus uniquement un employé, mais l'entièreté d'un individu. Son travail fait ici partie de sa vie et est utilisé dans un désir d'accomplissement de soi, et non plus dans un but de survivance. Durand note d'ailleurs que le travail, bien que plus difficile, est plus plaisant : « La grande majorité de ceux qui disposent d'un emploi (stable ou précaire) travaillent plus dur qu'hier, soit à travers un alourdissement de la charge de travail, soit à travers un allongement de la durée du travail, mais se déclarent en général plus satisfaits qu'autrefois par leur travail. » (Durand, 2004 : 16-17) Le NMP amène une intégration de plus en plus forte des compétences humaines dans le travail. Pour son fonctionnement, une forte implication subjective au travail et une autonomie responsable de la part des employés sont nécessaires (Mercure et Vultur, 2010). Pour ce faire, il y a multiplication des occasions d'apprentissage et de transfert des connaissances. L'implication subjective au travail et l'autonomie responsable sont conjuguées à un fort engagement envers l'entreprise.

Dans le NMP, on voit de plus en plus de travail atypique10, et l'horaire de travail est souvent allongé. Les horaires de travail au Québec ont de plus en plus tendance à s'éloigner de l'horaire normal de jour (Mecure et Vultur, 2010), ce qui est lié à l'augmentation de l'horaire rotatif (alternance des horaires de jour, de soir et de nuit et des horaires irréguliers, donc continuellement modifiés). On voit une emprise accrue du travail sur le temps de la vie à l'extérieur du travail. Les pressions temporelles font que le travail se poursuit souvent à domicile. Mercure et Vultur parlent d'une disparition des frontières de temps et d'espace séparant le travail des autres sphères de la vie. Les personnes devant concilier le travail et la famille sont cependant plus critiques des normes faisant appel à un investissement élevé en ressources personnelles aux fins du travail (Mercure et Vultur, 2010). Pour ce qui est du travail atypique, il comporte des avantages pour plusieurs travailleurs, puisque cela facilite la conciliation travail-famille. Ce type de travail correspond aux valeurs partagées par certains travailleurs, qui recherchent une autonomie dans l'aménagement du temps de

10 Mercure et Vultur (2010) donnent cette définition de l'emploi atypique : « Par emploi atypique, nous

entendons des emplois associés aux statuts qui ne correspondent pas à la définition traditionnelle du salarié : une personne qui travaille pour un seul employeur dans une relation de subordination, sur les lieux de l'entreprise et pour une durée indéterminée. L'emploi atypique comprend donc le travail à temps partiel et à durée déterminée, le travail temporaire et occasionnel, le travail sur appel, parfois accompagné d'une astreinte, le travail obtenu par l'intermédiaire d'une agence de placement, de même que l'emploi à titre de travailleur indépendant ou autonome. » (p.36)

travail. Les jeunes, par exemple, recherchent de plus en plus un emploi atypique, puisqu'ils ne sont pas toujours intéressés par un travail permanent. Il s'agit d'une forme d'évitement volontaire du travail salarié. Ils ont tendance à rechercher un autre mode de vie au travail, avec une plus grande souplesse sur l'horaire de travail et le rythme de vie. Ils ont intériorisé la carrière nomade. Ils attendent d'une entreprise qu'elle offre un environnement professionnel riche en apprentissages. Cependant, même si certains occupent ces emplois par choix, d'autres y sont contraints en raison des conditions du marché du travail et de la volonté des employeurs (Mercure et Vultur, 2010).

Dans l'étude de Mercure et Vultur (2010), les catégories d'emplois les plus susceptibles de vivre de l'insécurité économique et de se retrouver sans emploi sont celles qui classent le plus le travail comme la valeur la plus importante. Pour les plus qualifiés, le travail est identifié comme l'une des valeurs les plus importantes, mais elle n'est pas en première position. Le travail est important comme gratification, pour le salaire ou la réalisation personnelle. Mais d'autres espaces, comme la famille, viennent compléter la réalisation de soi. Le travail a une valeur prépondérante pour la population active québécoise, mais n'est généralement pas la priorité absolue. Il arrive généralement au 2e rang, après la vie de couple et familiale, et est suivi d'assez près par les loisirs et les amis.

De plus, dans leur typologie des éthos du travail présents au Québec, Mercure et Vultur présentent différents types qui tendent à se réaliser par le travail. D'abord, le professionnaliste, qui utilise le travail pour son épanouissement personnel; ensuite l'égotéliste, qui tente de se réaliser autant dans le travail que dans les autres sphères de sa vie; et l'harmoniste, qui se sert du travail comme complément pour avoir de nouvelles relations sociales. Cependant, la réalisation au travail n'est possible que pour les personnes ayant un bon emploi qui permet cette réalisation. C'est d'ailleurs le problème de l'éthos de la résignation :

Porteur d'une tendance culturelle qui fait appel à une forte expressivité dans toutes les sphères de l'existence, le résigné aspire à une plus grande cohérence entre ses sphères de vie, sphères qui devraient s'imbriquer et concourir à l'expression et à la construction de son individualité. Les réalités structurelles du marché du travail font toutefois que cette attente est une utopie, ses exigences d'expressivité ne pouvant être comblées par les emplois auxquels il a accès. (Mercure et Vultur, 2010 : 172-173)

Étant donné que sa quête de sens ne peut être comblée par sa situation professionnelle, il se résigne à n'accorder qu'une finalité économique au travail. Mercure et Vultur (2010) notent d'ailleurs un changement dans la vision du travail au Québec. On est passé d'une vision du travail comme un devoir à une quête d'autoréalisation et de libre-choix. Ils notent que « même pour les types d'éthos chez qui les finalités traditionnelles du travail sont les plus fortes, ces significations prennent une coloration de plus en plus individualiste » (Mercure et Vultur, 2010 : 220).

« [I]l y a remise en cause du paradigme taylorien de productivité, développement de la polyvalence, stabilisation d'équipes autonomes de fabrication, intellectualisation de la production, expérimentation de nouvelles techniques de mobilisation de la force de travail. » (Thuderoz, 1995 : 328) Dans le NMP, l'entreprise redécouvre les vertus de la participation des salariés. Cela est avantageux pour le management, car ça assure que les employés honorent leur contrat au-delà du strict minimum : « Recourir à ces dispositifs, c'est tenter de rendre mieux conforme la prestation salariale, en qualité, en intensité, en conscience professionnelle ou en compétence, aux attentes du management. » (Thuderoz, 1995 : 331) L'engagement vise donc le dévouement des salariés et permet d'éviter la contestation. Le paradoxe est cependant qu'au même moment où l'on favorise la participation, on ferme des entreprises et on relocalise sans consultation : « C'est en effet au moment où certaines entreprises s'offrent à devenir des "entreprises citoyennes" soucieuses de leur environnement ou désireuses de conjuguer innovation et modernisation des relations sociales que d'autres – ou les mêmes! – licencient brutalement leurs salariés, délocalisent des productions, ferment des sites. » (Thuderoz, 1995 : 332) Selon Durand (2004), en parlant en termes de projets, les entreprises font oublier aux salariés la relation de subordination dans laquelle ils se trouvent. Ainsi, la relocalisation d'une usine apparaît comme un nouveau projet plutôt que comme un choix capitaliste.

L'entreprise, dans ce nouveau modèle, apparaît comme une société en soi. Elle encourage les projets et se pose à la fois comme système culturel, symbolique et imaginaire. Mais, en même temps, la prise de décision locale disparaît et les impératifs deviennent internationaux. Thuderoz parle d'un individualisme coopératif : « d'un côté, un affaiblissement des anciennes formes de vie communautaire au profit d'une nouvelle appartenance productive, autour de la technique, du produit et de sa qualité, de l'autre côté, des aspirations fortes à la promotion individuelle, sur fond d'un surcroît de coopération

dans le travail » (Thuderoz, 1995 : 345). Dans ce modèle, les salariés disent qu'ils travaillent en équipe, mais sont indifférents à quitter leurs compagnons de travail :

[T]out se passe comme si l'individu estimait que son devenir était désormais dissocié de son ou de ses groupes d'appartenance, que sa relation au collectif était devenue purement instrumentale et que la thématique du projet personnel l'emportait sur celle de la volonté collective. […] Cet individualisme sera donc dit coopératif, car il mêle étroitement le souci de l'individu de se réaliser lui même […] et sa volonté d'agir, avec d'autres individus, pour réaliser un projet. (Thuderoz, 1995 : 346)

Dans la recherche de Thuderoz, sur les travailleurs de sites sidérurgiques et automobiles, plus de la moitié des répondants considéraient que l'amélioration de leur sort dépendait principalement de leurs efforts personnels, plutôt que de l'action syndicale. D'ailleurs, selon Gautrat, les employés de l'entreprise d'aujourd'hui « sont persuadés, à tort ou à raison, que la survie de leur entreprise dépend des prix de revient des produits qu'elle fabrique et que l'obstacle à leurs revendications est bien davantage dû au marché qu'à la politique anti- sociale des directions » (Gautrat dans Sainsaulieu , 1990 : 235).

Les actionnaires font croire aux salariés que la durée de leur emploi dépend de leur efficacité. On fait du chantage sur la fermeture ou la vente d'un établissement ou d'une filiale qui ne serait pas assez productives ou profitables. : « Ici, les managers et l'encadrement jouent sur cette menace effective pour mieux mobiliser l'ensemble des salariés, puisque tous sont "sur le même bateau". La seule issue pour ne pas couler et disparaître est de faire mieux que l'unité concurrente, au grand bénéfice des principaux actionnaires. » (Durand, 2004 : 107) Ainsi, l'atteinte des objectifs de l'entreprise ne permet pas seulement une prime, mais elle permet de conserver son emploi. Comme la coopération contribue à l'atteinte de ces objectifs, les employés sont forcés à coopérer. L'idée du management participatif, en rompant avec le taylorisme, a créé du communautaire dans l'entreprise à un niveau autre que celui du contre-pouvoir (Gautrat dans Sainsaulieu, 1990). Lapointe et al. (2003) nous mettent cependant en garde : une plus grande participation dans l'entreprise n'égale pas une démocratie salariale. L'entreprise conserve des inégalités dans les droits et les pouvoirs dans les relations de travail : « Une tendance à la démocratisation de l'entreprise signifierait une participation directe qui accorde aux travailleurs des pouvoirs réels sur leur travail et une participation syndicale à la gestion, à la condition que le

syndicat dispose d'un projet autonome et indépendant, de ressources internes et externes fortes, d'une démocratie interne active et vivante. » (Lapointe et al., 2003 : 341)