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Les difficultés quant à l'engagement dans le milieu coopératif

Chapitre 2 : L'engagement au travail

2.3. Les difficultés quant à l'engagement dans le milieu coopératif

Si l'on entre plus en détail dans la sphère du travail en milieu coopératif, on remarque que la plupart des études touchant à cette sphère du modèle coopératif ont été faites en Europe et ne présentent que très rarement et brièvement la particularité du Québec. Alors qu'en Europe, le milieu coopératif s'est développé avec le désir de réformer le capitalisme ou de l'abolir (Sainsaulieu et Tixier, 1983), les premiers projets au Québec se sont développés dans l'optique de permettre à une population (les Canadiens français) d'obtenir une part du capital, ce qu'elle ne pouvait faire autrement (Sainsaulieu et Tixier, 1983). Ce n'est que plus tard, dans les années 1970 et 1980, que les projets coopératifs, basés sur l'idée d'autogestion, se sont réellement développés au Québec (Vaillancourt, 2008). Lévesque (2007) voit ces années comme l'apogée du mouvement coopératif au Québec. Les coopératives étaient très présentes dans le discours public; plusieurs ont pu se développer pendant cette période, ce qui fait qu'encore aujourd'hui, avec Desjardins, le Québec est vu, à l'international, comme un berceau pour la coopération (Lévesque, 2007; Favreau, 2010). Cependant, on a aussi montré qu'il existe plusieurs projets différents dans cette catégorie qu'on appelle « coopérative ». En 1985, après trois tentatives ratées de créer un mouvement international des coopératives, l’Alliance Coopérative Internationale (ACI) est fondée. Des principes coopératifs, partagés par tous sont alors votés. Ceux-ci sont loin d’être fixes, puisqu’ils ont été modifiés à trois reprises (Richez-Battesti et Defourny dans Defourny et Nyssens, 2017). Tout de même, les 7 principes adoptés en 1995 prévalent encore aujourd’hui. Comme premier principe, il y a l'adhésion volontaire et ouverte à tous, sans discrimination. Deuxièmement, il doit y avoir un pouvoir démocratique exercé par les membres, ce qui signifie que les gens qui ont été élus sont responsables devant les membres. Troisièmement, il doit y avoir une participation économique des membres, ce qui signifie que les excédants doivent être redonnés en ristourne ou mis en réserve pour le projet coopératif. Quatrièmement, la coopérative doit être autonome et indépendance; c'est- à-dire que les ententes signées et la recherche de fonds doivent se faire de manière à

préserver les pouvoirs des membres et l'indépendance de la coopérative. Cinquièmement, la coopérative doit viser l'éducation, la formation et l'information des membres sur la nature et les avantages de la coopération. Sixièmement, il doit y avoir coopération entre les coopératives, dans le but d'offrir de meilleurs services et d’œuvrer ensemble. Finalement, la coopérative doit s'engager envers la communauté, en contribuant au développement durable de celle-ci dans les orientations approuvées par les membres. Mais au-delà de ces principes, qui restent très ouverts sur ce qui peut être considéré comme une coopérative, il existe des distinctions énormes entre, d'un côté, une grosse entreprise avec plusieurs filières comme Desjardins et, de l'autre, une petite coopérative autogestionnaire. Puisque différents types de coopératives existent au Québec, il est difficile d'y appliquer des recherches faites à l'international, où, lorsqu'on parle de projets coopératifs, on désigne des entreprises très peu hiérarchisées, avec tout au plus trois échelles salariales et où les travailleurs (mais pas nécessairement tous) sont propriétaires de leur entreprise (Sainsaulieu et Tixier, 1983). Ici, cette réalité ne correspond qu'à un type de coopérative : les coopératives de travailleurs, qui peuvent tout de même être très inégalitaires9. Même si le pouvoir informel peut amener certains problèmes dans le projet collectif, les coopératives se sont tout de même montrées viables à long terme, et même davantage que l'entreprise privée, avec un taux de survie plus élevé (Favreau, 2008). Néanmoins, la question demeure : est-ce que le milieu coopératif est bel et bien en mesure d'amener un changement social ? Les tentatives d'autogestion dans les coopératives, lorsque le pouvoir informel ne vient pas changer la nature du projet, semblent fonctionner, mais au-delà de ce milieu, est-ce que les coopératives suscitent un réel changement social dans la communauté ?

Les réformes qui ont eu lieu dans le monde du travail amènent de nouvelles structures de communication, une décentralisation des pouvoirs, un droit à la formation, des horaires plus souples, un enrichissement des tâches, etc. mais ne touchent pas aux structures d'organisation. Il s'agit d'une approche individualiste. On rend le travailleur plus satisfait, plus expressif et plus créatif au travail, mais on n'entre pas dans la dimension collective du travail (Sainsaulieu et Tixier, 1983). En créant un vrai modèle participatif, laissant place à la discussion, on permet la création d'alliances, qui viennent perturber l'équilibre du

9 Bisson (2013) donne l'exemple d'un ancien fondateur d'une coopérative, il y a 15 ans, qui est aujourd'hui

directeur général de sa coopérative et participe à toutes les décisions. Même si l'AG est l'instance

souveraine, le fait que l'ancien fondateur soit directeur et assiste aux séances du CA fait que les nouveaux membres n'osent aller à l'encontre de ses décisions.

pouvoir. Cela peut venir remettre en cause la suprématie des anciens, et peut amener de la résistance.

En démocratisant l'entreprise, on rend l'employé plus loyal envers celle-ci, et il y a moins de risque qu'il quitte l'entreprise en raison de la communauté qui est créée (Levac, 2011). En effet, les entreprises issues de l’économie sociale et solidaire « attirent des salariés dont les motivations intrinsèques ou pro-sociales – liées à la volonté de contribuer à la mission sociale de l’organisation, à travers la production de services de qualité par exemple – sont relativement plus importantes que les motivations extrinsèques (telles qu’obtenir un salaire élevé ou d’autres avantages individuels, ou éviter une conséquence négative comme une sanction). » (Petrella dans Defourny et Nyssens, 2017 : 342) Les travailleurs sont prêts à y travailler pour un salaire moins élevé, mais les motivations intrinsèques doivent être nourries au fil du temps, sinon ça ne suffit pas. De manière générale, les salariés de l’économie sociale sont plus satisfaits de leur travail que les employés d’entreprises traditionnelles, même si le salaire est plus bas, que les conditions de travail sont moins bonnes ou que la charge de travail est plus lourde. Les avantages obtenus sont non monétaires : une plus grande autonomie; une plus grande variété de tâches à accomplir; une plus grande possibilité de formations et de développement professionnel; et une meilleure reconnaissance des efforts.

Il est possible d'avoir un modèle coopératif, tout en acceptant le modèle capitaliste : « Plusieurs milliers d'entreprises, associations, coopératives centrés sur la production de biens et de services refusent explicitement le modèle hiérarchique des rapports de production, tout en acceptant le défi du marché et de la concurrence. » (Sainsaulieu et Tixier, 1983 : 46) Tout de même,

Comparée aux principes d'organisation scientifique du travail qui règne dans les grandes organisations bureaucratiques, une telle structure est radicalement différente. On n'y trouve, en effet, théoriquement pas de hiérarchie descendante fondée sur l'expertise, l'ancienneté ou le privilège de castes et de classes. Il n'y a pas de division entre travail intellectuel et travail manuel d'exécution puisque le suffrage universel envoie qui se présente et qui est élu aux diverses assemblées et commissions de gestion, réflexion et conception. Il n'y a pas non plus en théorie de pouvoir directorial venant d'ailleurs (le capital, l'État, le Parti), puisque les chefs sont élus, contrôlés, rotatifs et responsables devant l'A.G. et qu'ils fonctionnent selon un principe collégial de conseil. (Sainsaulieu et Tixier, 1983:49)

Cependant, avec la double instance de l'AG et du CA, Sainsaulieu et Tixier expliquent que le réel pouvoir des membres est surtout un pouvoir de contrôle. Il s'agit, pour eux, d'un modèle qui ressemble beaucoup plus au modèle parlementaire, puisque la délégation se fait à deux degrés. L'AG élit le CA, qui élit des dirigeants. Les personnes élues tirent leur pouvoir du fait qu'elles sont les seules personnes présentes dans les structures de rencontre. Il arrive alors que le directeur soit un fondateur de la coopérative. Dans certains cas, il occuperait ce poste depuis plus de 15 ans. Le rôle du CA peut alors se transformer en rôle de validation des décisions du directeur général. En raison de la professionnalisation de certaines organisations, si les personnes sur le CA manquent de compétences ou d’expertise, il est alors difficile pour la structure démocratique de contrôler les décisions prises par la direction (Petrella dans Defourny et Nyssens, 2017). Dans quelques coopératives, les anciens travailleurs ont le droit de vote, même s'ils n'y travaillent plus. La majorité n'est alors même plus dans les mains de ceux qui y travaillent : « À un modèle théorique de circulation des mandats, où chacun peut se présenter aux fonctions de direction, où le conseil d'administration est renouvelé par tiers tous les ans, se substituent des alliances stables de membres anciens qui ont réalisé ensemble un appareillage collectif du pouvoir et qui en verrouillent l'accès. » (Sainsaulieu et Tixier, 1983 : 62) Sans qu'il y ait de licenciement, des personnes qui contestent finissent par quitter l'entreprise. Lorsqu'une personne remet en doute d'autorité d'un groupe, il peut être fait bouc émissaire de tous les problèmes. Les conflits font que la personne finit par partir, s'il est impossible de s'expliquer. En cas de différends, on a souvent tendance à remettre la solution à des délégués experts, ce qui peut finir par redonner naissance à une hiérarchie classique, et faire renaître un collectif purement revendicatif, ou à laisser les militants reprendre les choses en main, ce qui amène l'AG à ne fonctionner que par les militants, et où la masse moins informée est incapable de s'y faire entendre.

Il est difficile de faire fonctionner l'AG efficacement : « L'expression se réduit souvent à quelques ténors ou s'allonge en discussions interminables. Les décisions importantes sont alors renvoyées soit à des commissions de spécialistes ou de permanents plus au courant des affaires, soit à des tendances militantes de partis ou de syndicats qui s'efforcent de tout régler dans les coulisses de la grande scène collective. » (Sainsaulieu et Tixier, 1983 : 220) Elle finit par être épuisante pour tous, amenant les chefs charismatiques à prendre la parole et à s'affronter devant une masse passive. « Plus le collectif fonctionne longtemps, plus il

tend ainsi à faire émerger des solidarités opposées dont le résultat est soit d'augmenter le pouvoir des hiérarchies technocratiques, soit de forcer à recourir à l'arbitrage tout-puissant des appareils syndicaux ou politiques; en d'autres termes à en revenir à une base contrôlée par une sorte d'élite de délégués militants. » (Sainsaulieu et Tixier, 1983 :220-221) L'élargissement des comités et autres instances fait qu'on est finalement plus ou moins sûr du pouvoir des instances officielles : « Si les assemblées offrent théoriquement le droit à la parole, s'y faire enntendre (sic) peut relever d'une épreuve de force. » (Sainsaulieu et Tixier, 1983 :264)