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Chapitre 6. L’ « engagement » en psychologie du travail et des organisations

6.2. De l’engagement organisationnel à l’engagement au travail

6.2.1. Vers un élargissement des conceptualisations

Dès 1983, Paula Morrow souligne une prolifération des formes d’engagement au travail étudiées, les études empiriques ayant tendance à forger leurs propres définitions et mesures, plutôt que de s’appuyer sur l’existant. Elle recense ainsi plus d’une trentaine de formes d’engagement qui peuvent renvoyer à l’organisation mais aussi à la carrière, à l’intérêt ou l’investissement pour son travail, ou encore à l’adhésion à une éthique du travail ou à l’engagement syndical. En 1993, elle propose une conceptualisation fréquemment citée de l’engagement au travail (work commitment) qui se composerait de cinq dimensions :

- l’engagement organisationnel affectif (« affective organizational commitment »),

- l’engagement organisationnel de continuité (« continuance organizational commitment »), - l’engagement dans le poste ou l’activité de travail (« job involvement »),

- l’engagement dans la carrière (« career commitment »),

- l’engagement lié à son adhésion à la valeur éthique du travail (« work ethic endorsment »). Ce faisant, Morrow permet de penser l’engagement non plus seulement dans le rapport individu/organisation, mais aussi dans les rapports entre l’individu et différentes dimensions de son travail, et elle amène finalement à distinguer différents engagements. La distinction faite entre l’attachement à une organisation et l’investissement dans un travail spécifique permet notamment d’imaginer des situations dans lesquelles le sujet peut être très investi dans son travail sans se sentir engagé vis-à-vis de l’organisation qui l’emploie, et inversement (Brown, 1996). Plus récemment, Klein, Molloy et Brinsfield (2012) proposent de considérer l’engagement au travail (workplace commitment) comme un lien particulier, se distinguant d’autres types de liens que peut développer l’individu au travail, et pouvant s’appliquer à différentes « cibles » possibles (l’organisation, mais aussi un encadrement, une équipe de travail, des associations professionnelles, un projet, des objectifs, des valeurs, une carrière…). Klein et al. (2012) définissent quatre types de liens pouvant exister entre un individu et une cible :

- le consentement (il n’y a pas d’autres alternatives que de se résoudre à ce lien), - le lien instrumental (existence d’enjeux en terme de coût ou de perte),

- l’engagement (volonté, dévouement et responsabilité à l’égard de la cible), - l’identification (fusion de soi-même avec la cible).

Dans cette conceptualisation, le degré d’investissement psychologique, en terme d’émotion, de cognition et de comportement, varie en fonction de la nature et de la force du lien qui lie l’individu à la cible. Il varie du moins élevé (consentement) au plus élevé (identification) dans ce continuum de types de liens distingués. Ainsi, dans le consentement, le sujet est dans une forme d’indifférence, de retrait psychologique par rapport à la cible. Les tâches associées à la cible sont peu importantes pour lui. Dans les autres liens, il a une plus grande préoccupation et un plus grand intérêt pour la cible qu’il s’approprie et qu’il intègre à son système de valeurs et dans ses comportements. Les tâches qui lui sont associées revêtent de l’importance pour lui ; en quelque sorte, l’individu les fait siennes. Les liens d'engagement (commitment), plutôt hauts dans le continuum, reflètent le dévouement et la responsabilité de la personne envers une cible

particulière, et correspondent à un choix conscient et volontaire de se soucier de la cible, et de s’y consacrer. Cette dimension de volonté est importante : quel que soit ce qui a mené l’individu à ce type de lien, les individus choisissent ou décident de s’engager (Klein, Cooper, Molloy et Swanson, 2014). On retrouve l’idée d’une dimension active dans l’engagement : la motivation à agir au nom de la cible y est forte et autonome, les fondements de l’implication relèvent d’un choix affectif et normatif, plus que d’une obligation ou d’un calcul.

Sur cette base, Klein et al. (2014) développent leur propre modèle de l’engagement qui se veut plus précis et plus resserré sur un type de liens, tout en pouvant s’appliquer à une multitude de cibles, et proposent en 2014 une échelle de mesure en 4 items1. Ce caractère multi-cibles de la

conceptualisation va dans le sens de travaux qui soulignent la pertinence de considérer plusieurs cibles d’engagement au travail. Pour Paillé (2009), les recherches empiriques sur l’engagement tendent en effet à montrer l’intérêt à s’intéresser à d’autres cibles d’engagement que l’organisation : « L’organisation doit désormais être analysée comme une cible d’engagement parmi d’autres possibles. Par exemple, le supérieur, le groupe de travail, le client, la profession exercée, le changement organisationnel constituent autant de cibles susceptibles de favoriser l’engagement des employés. » (p.186).

Cette diversification des cibles s’accompagne du développement de travaux portant sur l’engagement au travail (Work Engagement ou Employee Engagement), d’abord plutôt du côté des cabinets de conseil et des consultants en entreprise qui s’intéressent à la force opérationnelle de la notion : associé à un haut degré de performance et d’efficacité, l’engagement des salariés serait bon à la fois pour l’entreprise et pour l’individu. Dans le milieu académique, après les premiers travaux de Kahn (1990), c’est plutôt au cours des vingt dernières années que les travaux sur la question se sont multipliés (Albrecht, 2010 ; Bakker et Leiter, 2010), en lien avec un contexte de développement de la psychologie positive qui, dans le champ du travail, se traduit par un intérêt pour le bien-être au travail, plutôt que pour le mal-être au travail.

6.2.2. Les « conditions psychologiques » de l’engagement et du désengagement au travail

Kahn (1990), dans un article majeur sur les conditions psychologiques de l’engagement et du désengagement personnel au travail, pose la question de l’engagement dans des termes nouveaux. À la différence de nombreuses recherches sur le sujet qui, souligne-t-il, conçoivent et mesurent globalement l’engagement comme une position stable et durable dans le temps, il propose de l’observer comme un phénomène connaissant des variations. Pour lui, l’engagement au travail renvoie à la présence au travail. Il cherche à comprendre ce que signifie pour les personnes être psychologiquement présentes dans leur travail, et la variation de cette présence en fonction des moments, situations et contextes. Cette présence est un état mental particulier qui se manifestera par de l’engagement dans son rôle professionnel. Il appuie cette proposition sur une base théorique assez large (psychanalyse, théorie des rôles sociaux et interactionnisme symbolique, travaux sur la dynamique des groupes) qui l’amène à prendre comme point de départ le caractère ambivalent des relations des individus aux groupes ou systèmes : ils veulent à la fois en faire partie et s’en distinguer, ne pas être isolé et ne pas se fondre non plus dans le groupe, développant une sorte d’alternance dans leurs appartenances aux groupes entre rapprochement et éloignement. Partant des travaux de Goffman sur l’interaction et les rapports entre rôle et identité, il s’intéresse à l’articulation dynamique entre le soi et le rôle au travail, et la façon dont l’un et l’autre peuvent se disjoindre ou s’alimenter. Il pose comme postulats de départ que l’expérience psychologique du travail détermine les attitudes et comportements des professionnels, et que cette expérience dépend simultanément de facteurs individuels, interpersonnels, groupaux, inter-groupaux et organisationnels. À partir de là, Kahn cherche à identifier les conditions psychologiques, leur nature et leurs sources, qui font que les gens, sur un plan physique, cognitif et émotionnel, seront présents ou absents au travail, et s’y engageront ou pas.

À partir d’un travail empirique mené sur deux terrains, avec comme cadre épistémologique la « théorie ancrée» de Glaser et Strauss (1967/1995) et des références à des méthodes de recherche cliniques, Kahn définit deux positions pures ou idéal-typiques de l’engagement et du désengagement (p.694 puis p.700 et suivantes), qui constituent deux extrémités sur un continuum, avec entre les deux des comportements présentant des « mélanges » d’engagement et de désengagement. À une extrémité, l’engagement personnel est défini comme la mobilisation physique, cognitive et émotionnelle des professionnels dans leurs rôles dans des situations où ils peuvent simultanément utiliser et exprimer ce qu’ils préfèrent d’eux-mêmes dans le cours de leur travail. Ils s'impliquent alors physiquement dans les tâches, que ce soit seuls ou avec d'autres, avec une vigilance cognitive et un lien empathique avec les autres au service du travail qu'ils accomplissent. Cette concordance, entre ce que la personne doit mobiliser pour travailler et les dimensions d’elle-même qu’elle valorise le plus, permet à la personne de remplir son rôle sans sacrifier ce qu’elle est, en exprimant réellement son identité, ses pensées et ses sentiments, ses valeurs et ses croyances. Ces comportements d’engagement personnel nourrissent ainsi à la fois le rôle et le soi : les personnes peuvent mettre de leur énergie dans l’exécution de leur rôle professionnel et leur rôle professionnel leur permet de s’exprimer. L’engagement favorise les liens au travail et aux autres, la présence et les performances. À l’inverse, le désengagement se

caractérise par le retrait et la défense. La personne n’est physiquement, cognitivement et émotionnellement plus présente au travail, et cache l’expression de son identité, de ses pensées et ses sentiments, de ses croyances et ses valeurs, de sa créativité. Elle n’est pas connectée aux autres et au travail, désintéressée et sans vigilance, dans une réalisation passive et incomplète des tâches. Son être est comme séparé, évacué du rôle exécuté, le rôle et le soi sont déconnectés. Kahn utilise l’image de personnes qui joueraient des rôles en suivant les indications de scripts externes, plutôt que de les interpréter en interne.

Pour que l’engagement soit possible, trois conditions - meaningfulness, safety, availability - doivent être suffisamment remplies (p.703) : il faut que ça ait du sens pour la personne de mettre d’elle- même dans l’exécution de son travail (bénéfices, retours sur son investissement), il faut qu’elle puisse le faire en sécurité (garanties qu’il n’y aura pas de conséquences négatives pour sa personne ou sa carrière) et qu’elle se sente disponible pour le faire (possession des ressources physiques, émotionnelles et psychologiques nécessaires). Ces trois conditions dépendent d’un ensemble d’éléments relevant de différents niveaux, de l’ordre de l’organisation, voire du système social dans lequel elle s’insère, des interactions au travail, du contenu et de l’organisation du travail, de la dynamique intra et intergroupe ou encore des caractéristiques de la personne. L’engagement et le désengagement relèvent ici de choix, à un moment et dans une situation spécifiques, faits par la personne à différents niveaux de conscience et en fonction de sa perception des conditions dans lesquelles elle se trouve.

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