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Chapitre 5. La construction de l’objet de la recherche : du vécu au questionnement de

5.3. Des engagements et des désengagements aux formes et fonctions multiples

5.3.1. Reprise des différentes manifestations d’engagement et de désengagement

Durant l’intervention puis dans sa reprise, nous avons ainsi pu repérer de l’engagement et du désengagement, à différents moments et différents niveaux, et chez différents acteurs : de l’engagement et du désengagement des professionnels dans le dispositif même d’intervention, mais aussi de l’engagement et du désengagement des professionnels dans leurs activités, telle que nous avons pu les analyser avec eux. Nous avons ainsi relevé :

- une difficulté première à engager les professionnels dans l’intervention, que ce soit les commanditaires, les chefs d’équipe ou leur hiérarchie locale ;

- la mise à l’épreuve de l’engagement propre de l’intervenant face à la faiblesse des attentes et demandes des professionnels qui remet en question la possibilité même d’un travail « clinique » ;

- un engagement « instable » ou « inconstant» de nos commanditaires ;

- un engagement « fragile » ou « ambivalent » des chefs d’équipe, dans la première moitié de l’intervention, avec ce que nous avons appelé « un engagement pour voir » (et parfois même un engagement pour vérifier que comme supposé l’intervention n’a pas d’effet), qui peut potentiellement très vite se retourner pour venir justifier un désengagement du dispositif et, au-delà, un désengagement des cadres de travail collectif entre pairs et avec la hiérarchie, en ayant fait « une fois de plus » l’expérience qu’il n’était pas possible de travailler collectivement les problèmes rencontrés dans l’activité ;

- une forme de dévalorisation de leurs tâches par les chefs d’équipe, perceptible dans les échanges avec l’intervenante et/ou entre eux, qui minimise ou discrédite a priori l’engagement qu’on pourrait mettre dans leur réalisation ;

- un discours partagé et adressé à l’intervenante autour du non faire ou du refus de faire, qui semble faire partie du « genre » du métier et se transmettre aux nouveaux. Par certains aspects, ce discours de désengagement a un rôle unificateur, permettant une cohésion entre chefs d’équipe et le partage d’une définition de leur rôle, de ce qui relève ou pas de leur fonction. Quand ce discours se transforme en actes, le désengagement relève alors aussi d’une forme d’activité du chef d’équipe, tournée vers soi-même, consistant à se retenir ou s’empêcher de faire, à brider ses initiatives ;

- la mise en lumière dans la co-analyse de l’existence de tâches dans lesquelles on semble s’engager et de tâches dans lesquelles on semble ne pas (ou ne plus) s’engager;

- l’explicitation dans la co-analyse d’un engagement empêché ou contrarié : on cherche à s’engager pour réaliser son travail, mais on bute sur des impossibilités qui stoppent le processus et développent une forme de désengagement relevant du renoncement ou de la résignation ;

- le repérage dans les observations et au cours de la dynamique de l’intervention d’un désengagement qui permet de résister ou de lutter, dans l’organisation en général, ou dans les rapports avec sa hiérarchie. En ne faisant pas ou en ne s’impliquant pas dans la

réalisation de la tâche au-delà de l’application du strict prescrit, on laisse le travail ne pas se faire correctement et on tente alors de démontrer par les faits que la prescription et l’organisation ne sont pas bonnes. Nous avons pu remarquer parfois une forme de satisfaction des agents à faire gripper la machine, en ne faisant pas, et à prouver ainsi leur propre utilité. Pour les chefs d’équipe, il peut alors s’agir de faire réaliser à un supérieur hiérarchique qu’il devrait les considérer autrement que comme de simples exécutants, et de tenter ainsi de l’amener à le faire. Le désengagement prend ici une dimension revendicative ;

- la verbalisation par les professionnels d’un engagement qui se retourne contre eux et qu’ils ne parviennent pas toujours à arrêter : ils voudraient parfois ne plus se sentir tenus de bien faire, notamment quand la situation ne leur permet pas (ou plus), de leur point de vue, de réaliser un travail de qualité et qu’ils vivent des échecs répétés, mais ils n’arrivent pas forcément à refreiner leur investissement.

La reprise de l’intervention et de ce qui s’y est passé nous a amenée à repérer, de plus en plus finement, un ensemble de manifestations d’engagement et de désengagement. Cet engagement et ce désengagement, tels que nous avons pu les observer et les analyser, et tels que nous les avons récapitulés ci-dessus, ne prennent pas toujours les mêmes formes et n’ont pas toujours les mêmes fonctions. Ils peuvent notamment être explicites, affichés, ou plus discrets. Ils peuvent se verbaliser, être conscients et pensés, résulter d’arbitrages, ou ne pas être dits et relever peut-être de mécanismes inconscients. Ils sont aussi plus ou moins « actifs » et plus ou moins « passifs ». On peut par exemple observer un engagement très actif, qui pousse les professionnels à atteindre leurs objectifs, quitte à faire plus que ce qui est demandé, et un engagement plus minimal consistant « à faire ce qui est à faire », en suivant la prescription et pas plus. De même, si le désengagement peut sembler à première vue relever d’une forme de passivité dans laquelle on ne fait pas, il peut aussi se montrer actif à certains moments en constituant une façon d’agir dans d’autres temporalités ou sur d’autres plans (comme par exemple dans le désengagement que nous avons qualifié de revendicatif qui cherche à faire obstacle, à influer sur le cours des choses, pour pouvoir travailler autrement par la suite). De nombreuses nuances apparaissent, quand on cherche à entrer dans le détail de ce qui est fait et pas fait, et à le comprendre.

Ce qui se dessine aussi derrière ces premières observations, c’est l’existence de différents engagements et désengagements, chez un même sujet. L’engagement et le désengagement peuvent alors se succéder, voire entretenir des relations causales (comme par exemple quand le désengagement découle d’un engagement empêché, ou quand l’engagement résulte d’un désengagement revendicatif qui porte ses fruits). Mais ils peuvent aussi se superposer et être concomitants. Les personnes sont alors prises dans des mouvements qui, au moins au premier abord, peuvent sembler aller dans des sens contraires, être paradoxaux ou contradictoires, en lutte les uns contre les autres. À certains moments, nous avons aussi pu remarquer des décalages entre ce que les personnes disaient et ce qu’elles faisaient. Les exemples rencontrés montrent qu’on peut dire ne pas ou ne plus faire, tout en faisant quand même, et inversement. Nous avons notamment rencontré un désengagement affiché, presque prôné, qui ne correspondait pas à un fort désengagement sur le terrain pour faire le travail. Il faut alors distinguer ce que les professionnels disent et ce qu’ils font, l’engagement ou le désengagement « comme discours » et

l’engagement ou le désengagement « en actes », l’engagement ou le désengagement « exprimé et adressé » et l’engagement ou le désengagement « vécu ». Enfin les positionnements peuvent être aussi très changeants. Ainsi l’engagement et le désengagement paraissent multiples, et la catégorisation des professionnels d’un côté ou de l’autre semble impossible.

Divers niveaux jouent quand on cherche à comprendre ces mouvements d’engagement et de désengagement qui paraissent se situer au carrefour de ressources et de contraintes organisationnelles et subjectives. L’engagement et le désengagement, leur variation et leurs diverses modalités, paraissent très liés à l’activité concrète, à ce qu’il est demandé de faire et aux moyens donnés, trouvés ou construits pour le faire. Ainsi les travailleurs ne nous semblent pas engagés ou désengagés dans l’absolu, mais en fonction des situations, des possibilités et des impossibilités auxquelles ils se confrontent, et du sens qu’ils y trouvent ou pas. L’engagement et le désengagement peuvent aussi jouer un rôle dans l’activité et entretiennent avec elle des liens complexes et pas donnés a priori : ils peuvent permettre ou développer l’activité, mais aussi l’empêcher, ils peuvent chacun être à la fois des ressources ou des obstacles. Se désengager, par exemple, peut desservir la réalisation de certaines tâches mais aussi servir l’activité du chef d’équipe, en permettant de s’intégrer au groupe des chefs d’un atelier, ou encore en étant un moyen d’action sur l’organisation pour trouver d’autres modalités de travail et de coopération (comme par exemple dans la grève du zèle).

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