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Chapitre 6. L’ « engagement » en psychologie du travail et des organisations

6.5. Synthèse

On peut retenir de cette revue de littérature des points de description et d’analyse qui permettent de mieux définir et situer les phénomènes d’engagement et de désengagement que nous avons identifiés dans nos matériaux, et d’avancer dans notre questionnement.

En matière de définition, il nous semble que, pour partie, l’engagement et le désengagement que nous cherchons à étudier sont de l’ordre des différents degrés de mobilisation et d’implication dans la tâche du sujet, décrits par Kahn (1990) quand il définit ce qu’il entend par « présence au travail ». Nous le suivons aussi dans sa proposition de considérer l’engagement et le désengagement comme des positions variables dans le temps et comme pouvant être mélangés dans la réalité. Pour lui, la vie professionnelle est constituée d’une succession de « micro- moments » d’engagement et de désengagement, et en faire la moyenne ne donne pas d’indication sur ce qui se joue pour les professionnels. Il s’intéresse ainsi aux variations de l’engagement et du désengagement et remet en question les approches par la moyenne qui lissent ces variations. Cette perspective semble plus à même de nous permettre de comprendre nos propres observations, que les approches qui développent des échelles de mesure amenant à établir des scores d’engagement relativement stables et des catégorisations plutôt étanches des professionnels. Dans nos observations empiriques, il n’est en effet pas possible de dire si une personne est désengagée ou engagé « en général » ou « en moyenne ». Pour reprendre le vocabulaire de Kahn, il y a des moments de l’un et de l’autre, voire des deux à la fois. Ses propres observations empiriques montrent bien comment, en fonction de la tâche et du moment, l’engagement personnel des professionnels est variable. Kahn évoque d’ailleurs des « figures mixtes » d’engagement et de désengagement (mais ne les traite malheureusement pas), qui nous semblent proches des dynamiques alliant engagement et désengagement que nous avons qualifiées de paradoxales ou contradictoires. Enfin, nous suivons encore Kahn quand il propose de positionner l’engagement comme articulé avec ce que la personne fait ou construit dans l’expérience. Les travaux de Kahn proposent ainsi des pistes particulièrement intéressantes pour regarder nos propres matériaux. Mais nos questionnements se situent ensuite davantage au niveau de la mobilisation ou de l’implication dans l’activité qu’à celui de la mobilisation ou de l’implication dans un rôle professionnel, même si penser sur un plan théorique l’articulation entre les deux (entre l’activité et le rôle professionnel) nous amènerait sans doute à ne pas distinguer de façon aussi tranchée ces deux niveaux.

Pour ce qui est de conceptualiser l’engagement dans ses liens avec ce qui est fait et avec l’activité, le travail d’élargissement et de spécification, réalisé par les approches de l’engagement qui distinguent différentes cibles d’engagement et ne le pensent plus seulement en direction de l’organisation, constitue, de notre point de vue, un tournant important. Non que l’engagement organisationnel dans sa conception classique soit en dehors du champ des phénomènes que nous avons rencontrés et que nous cherchons à étudier. Nous n’excluons notamment pas l’existence d’un lien affectif entre les agents et l’organisation, et/ou entre les agents et l’institution, qui joue dans ce que nous avons observé. Mais ce que nos données nous permettent de voir en mouvement, de saisir, se situe plutôt au niveau de ce que les professionnels font ou cherchent à faire dans leurs activités quotidiennes. Dans cette perspective, les travaux de Morrow (1983, 1993) présentent

pour nous l’intérêt de formaliser la possibilité de regarder l’engagement dans le poste de travail ou dans l’activité. On notera cependant que ce qui est alors mis derrière le terme d’« activité » ou de « poste » (« job ») relève plutôt des caractéristiques de l’emploi, de la nature des tâches et des compétences qu’elles mobilisent. Ce que font concrètement les professionnels en situation, qui est le niveau que pour notre part nous regardons, est au final peu ou pas présent dans la littérature Dès le recensement des définitions de l’engagement organisationnel effectué par Mowday et al. (1982), et de façon particulièrement marquée chez certains auteurs, on trouve l’idée d’une dimension active de l’engagement qui nous paraît importante à souligner : l’engagement peut se traduire par des comportements actifs et peut résulter de décisions volontaires et conscientes du sujet. Pour Klein et al. (2014), par exemple, l’investissement psychologique qui caractérise l’engagement relève aussi d’un choix affectif, de la volonté des sujets qui peuvent décider ou non de s’engager. Cette proposition est intéressante à la fois à un niveau général, pour concevoir l’engagement dans sa composante psychologique comme une mobilisation affective et subjective du sujet, et à un niveau plus opérationnel, pour comprendre des situations où l’engagement (et le désengagement) résulte d’arbitrages faits par les professionnels.

On notera aussi que dans les différentes conceptualisations passées en revue, particulièrement celles qui s’intéressent à l’engagement organisationnel et à l’engagement au travail, l’engagement et ses antécédents se situent bien à l’articulation entre l’individu et l’organisation. Les origines et les effets de l’engagement sont ainsi à chercher à la fois du côté des professionnels et du côté des organisations du travail, et l’engagement ne relève pas de caractéristiques ou d’attributs qui seraient exclusivement ceux de la personne.

En revanche, ces différents travaux nous semblent comporter un certain nombre de limites, et notamment ne pas permettre d’investiguer la question du développement de l’engagement, ou de l’engagement et du désengagement comme processus, que nos matériaux nous ont amenée à poser. Ils se centrent sur l’engagement en tant qu’état relativement stable, ce qui ne permet pas ou peu de penser son développement. Si des corrélations sont établies entre des niveaux d’engagement et des variables individuelles ou organisationnelles, les mécanismes qui lient les différentes variables entre elles sont peu explorés, certains auteurs interrogent même le sens des liens établis. Dans leurs revues de littérature, réalisées chacune à près de dix ans d’intervalle, Mowday et al. (1982), Meyer et Allen (1991) et Meyer et Herscovitch (2001) posent le problème de liens mis en évidence empiriquement entre l’engagement et d’autres dimensions, mais peu étudiés : ils soulignent le manque d’études sur leur nature et le peu de connaissances sur les processus psychologiques impliqués dans le développement de l’engagement. Meyer et Herscovitch expliquent cette absence par le manque de consensus sur la conceptualisation et le peu de considération pour la question des processus. Ainsi, les processus de l’engagement, comment l’engagement se développe, sont régulièrement identifiés comme devant faire l’objet d’études, mais sont peu investigués. Quand ils le sont, c’est le plus souvent sous l’angle de la recherche de variables explicatives (telle variable favorise l’engagement, telle variable n’a pas d’influence ou le défavorise), et sans que l’articulation entre ces variables et l’engagement (la façon dont elles influencent l’engagement) ne soit explorée. Des hypothèses sur l’explication ou la

signification des corrélations observées existent, mais les protocoles expérimentaux menés restent fréquemment dans une forme de spéculation.

Par ailleurs, nous l’avons vu, la question du désengagement est peu traitée et l’est finalement en creux ou par la négative. Le désengagement est pensé comme à l’opposé de l’engagement, et un faible engagement, une faible implication, ou du désengagement sont considérés comme problématiques, autant pour le bien-être et la santé au travail que pour la performance des entreprises. À cet égard, les travaux sur l’engagement au travail et le burn out, qui situent l’engagement du côté d’un état de bien-être au travail, positif et épanouissant, avec des professionnels qui se caractérisent par un haut niveau de motivation et d’énergie (Bakker, Schaufeli, Leiter et Taris, 2008), et le désengagement, à l’inverse, du côté d’une perte d’énergie et de motivation, et d’attitudes négatives et distantes vis-à-vis de l’objet du travail, du contenu du travail ou de son travail en général (Demerouti, Bakker, Nachreiner et Schaufeli, 2001 ; Demerouti et Nachreiner, 2018 ; Schaufeli et Bakker, 2004), nous paraissent poser les choses de façon trop binaire pour permettre de travailler nos propres données. Celles-ci tendent plutôt à faire de l’engagement et du désengagement des phénomènes qui ne s’opposent pas forcément, et dont les liens avec l’activité et la santé sont potentiellement variables. Nous avons par exemple pu voir que se désengager à certains moments de son activité pouvait permettre de mieux s’engager à d’autres, ou encore que l’engagement pouvait peser sur les sujets quand ils n’avaient pas, dans la situation, les moyens de faire leur travail correctement. Le manque de moyens ne conduit pas forcément les professionnels à se désengager, mais peut, au contraire, les mettre dans des états individuels et collectifs de tension ou de conflit, où une part d’eux-mêmes (ou d’entre eux) tente de ne plus se préoccuper de la situation, pendant qu’une autre s’active toujours plus pour trouver des solutions.

Chapitre 7. Les apports de l’analyse du travail et des perspectives

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