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Chapitre 7. Les apports de l’analyse du travail et des perspectives cliniques pour penser

7.3. Les conduites d’engagement et de désengagement

7.3.1. Des conduites d’adaptation

La psychopathologie du travail française qui se développe après la seconde guerre mondiale, autour notamment de Paul Sivadon, Louis Le Guillant et Claude Veil, est préoccupée par la question de la réadaptation sociale et professionnelle des malades mentaux. Ces psychiatres d’un type nouveau pratiquent une« psychiatrie d’extension » ou « psychiatrie sociale » (Billiard, 2001) qui se préoccupe de la prévention des troubles mentaux et de l’intégration des malades mentaux partout où ils sont. Ces psychiatres se tournent vers les milieux de vie de la cité et notamment celui du travail, et nouent des liens et collaborations forts avec des médecins du travail et les services médicaux et sociaux d’entreprise. Ce courant développe alors un intérêt plus spécifique pour la santé mentale des professionnels en emploi, mais aussi pour les accidents, fatigues et troubles psychopathologiques qui semblent liés à certaines conditions de travail, voire à certains métiers. La question n’est alors plus seulement celle de l’adaptation ou de la réadaptation des malades mentaux, mais aussi celle de l’adaptation entre le travailleur et la tâche et des effets potentiellement pathogènes du travail (Billiard, 2001, 2011). Dans ce courant, les travaux de Claude Veil paraissent particulièrement pertinents pour penser la question de l’engagement et du désengagement comme des processus dynamiques relevant d’un sujet, et plus précisément d’un sujet dans une situation donnée.

La psychopathologie développée par Claude Veil dépasse le cadre des manifestations psychopathologiques pour s’intéresser aux comportements des salariés qui pourraient sembler « inconséquents » et tenter de les comprendre (Billiard, 2011). Veil cherche à mettre en perspective les apports de différents spécialistes (psychiatres, psychologues, médecins du travail, ingénieurs en organisation, travailleurs sociaux, etc.) pour s’attaquer aux problèmes concrets que pose la santé mentale dans un monde du travail mouvant et traversé par des changements organisationnels forts, avec notamment le développement de la rationalisation du travail. Il s’intéresse à l’adaptation et à la désadaptation dans une perspective qui arrime la psychopathologie « à la fois à l’histoire du sujet et ses moments de basculement dans la

maladie (…) et aux normes de travail » (Lhuilier, 2012, p.12). Pour Veil, « l’inadaptation n’est pas un absolu ; elle est toujours relative à une situation ou un ensemble de situations » (Veil, 2012, p.67)1 : ce n’est qu’en fonction de la situation qu’une conduite peut être dite adaptée ou inadaptée.

De ce point de vue, l’engagement et le désengagement pourraient être regardés comme des formes d’adaptation dans une situation de travail particulière. Pour ce faire, nous partirons des travaux de Veil sur l’absentéisme.

L’absentéisme

Dans un rapport présenté aux Journées de la santé mentale organisées les 19 et 20 novembre 1960 par la Ligue française d’hygiène mentale, Veil propose d’examiner l’absentéisme comme un comportement chargé de significations dans une situation donnée : le salarié le vit « comme l’exercice d’un droit, comme une défense plus ou moins consciente contre une tension, contre l’insatisfaction qu’il éprouve de ses conditions de travail, morales, psychologiques, matérielles » (Veil, 2012, p.151). De ce point de vue, l’absentéisme constitue un mécanisme régulateur d’adaptation de l’homme à son travail : « Comme la fatigue, il constitue un frein qui intervient avant l’épuisement, avant la désadaptation. Il réalise un retrait ou une fuite avec ce que cela comporte comme aspects positifs de défense du moi et comme possibilités de déclenchement pathologique ». (p.151).

Cette approche amène l’auteur à mettre en évidence la complexité du phénomène et l’impossibilité d’arriver à une interprétation pertinente de l’absentéisme sans prendre en compte une pluralité de facteurs. Il critique notamment l’idée que la présence serait forcément bonne et l’absence forcément mauvaise. Dans son rapport, la présence au travail apparaît tout aussi équivoque que l’absence : « La présence au travail exprime non seulement la satisfaction du personnel mais encore les pressions dont il est l’objet. Les absents n’ont pas toujours tort, il y a des présents qui sont comme s’ils n’étaient pas là, et il y a des absents qui travailleront double à leur retour. » (p. 166-167). Il souligne par ailleurs que le pathologique n’est pas forcément du côté de l’absentéisme et introduit finalement la question du « présentéisme » en donnant l’exemple de malades présents qui « se refusent de s’absenter » (p.154), y compris s’ils font courir le risque d’une contamination à leur entourage professionnel. Il met aussi en garde contre la tentation d’essayer de distinguer un absentéisme légitime d’un absentéisme illégitime, ou « pathologique », qui renverrait à des absences non légitimes mais de bonne foi. En effet, demande Veil, « qui saura dire à coup sûr dans chaque cas particulier d’absence quelles sont les parts respectives du "non vouloir" et du "non pouvoir travailler" ? » (p.154).

L’absentéisme se situe, selon Claude Veil, à la rencontre entre une situation et un individu, et ne relève en aucun cas de prédispositions ou dispositions uniquement individuelles : « Il résulte toujours d’une multiplicité de causes, les unes officielles et les autres implicites, les unes directes et les autres indirectes, les unes superficielles et les autres profondes » (p.151). À partir de la compilation d’un ensemble d’études, il propose des facteurs de variation de l’absentéisme : des facteurs généraux, des facteurs propres à l’entreprise et des facteurs individuels. Les facteurs qui

1 Nous nous référerons ici à deux textes de Veil, tous les deux réédités par D. Lhuilier en 2012 (Veil, 2012). Le premier,

Phénoménologie du travail, qui permet de comprendre la signification du travail pour Veil et l’approche qu’il en

joueraient le plus sur l’absentéisme sont ceux liés à l’entreprise. Il évoque notamment les techniques de travail, d’organisation du travail et de commandement parmi les facteurs propres à l’entreprise jouant sur les absences. Ses observations de cas individuels l’amènent par ailleurs au constat que le taux de présence des professionnels augmente quand on fait quelque chose pour eux, quand on leur accorde des avantages, indépendamment de leur état de santé.

Au terme de son inventaire des facteurs jouant sur l’absentéisme, Veil propose de considérer que l’absence est toujours une conduite significative, à comprendre, dont la signification est loin d’être univoque et qui traduit une « inadaptation subjective et relative », « fruit de conflits non résolus qui concernent soit la vie au travail, soit la vie hors travail, soit l’articulation de ces deux champs » (p.166). Veil résiste ainsi à une approche purement individuelle de l’absentéisme, en termes de psychopathologie ou d’inadaptation du sujet, pour introduire des facteurs socioculturels et des facteurs tenant à l’entreprise. Sa conclusion en fait un indicateur central de l’adaptation des travailleurs à leur tâche et un mécanisme régulateur de l’activité humaine :

L’absentéisme est un comportement psychosocial universel, toujours important, et parfois si massif qu’il désorganise complètement le travail industriel ou administratif, mais si méconnu que l’on éprouve des difficultés à le définir avec précision. A fortiori, sa mesure et l’évaluation de ses conséquences se révèlent malaisées. Mais toutes les études sérieuses aboutissent aux mêmes conclusions : l’absentéisme est un des témoins les plus sensibles de l’adaptation des travailleurs à leur tâche et des satisfactions qu’ils y trouvent, un des symptômes les plus significatifs des conflits de motivations, et, tout compte fait, constitue l’un des mécanismes les plus souples de la régulation de l’activité humaine. (…) Toute absence traduit une relation déterminée entre un individu et la situation à laquelle il est confronté. Parfaitement justifiée par des raisons probantes d’intérêt général et particulier, la « lutte contre l’absentéisme » ne saurait consister pour autant ni à « briser le thermomètre », ni à « bloquer la soupape de sûreté ». En tant que symptôme, s’il vient à dépasser un certain taux d’étiage, l’absentéisme appelle une analyse approfondie, puis une action éclairée sur les facteurs matériels, économiques, juridiques, psychologiques et physiologiques qui le conditionnent. (Veil, 2012, pp.173-174)

De l’absentéisme au désengagement ?

Nous retrouvons dans ces analyses un ensemble d’éléments pertinents pour analyser et comprendre les conduites d’engagement et de désengagement au travail qui, comme les présences et les absences, ne semblent pouvoir se comprendre qu’au croisement d’éléments individuels, sociaux et organisationnels. Ces conduites constituent des façons de faire potentiellement adaptées ou inadaptées, d’une façon toujours relative, en fonction de la situation et par rapport aux conditions du milieu. Comme l’absence, le désengagement n’apparaît pas être mauvais en soi : il permet des régulations de l’activité et peut être vu parfois comme une solution à un « conflit pouvant être plus ou moins étroitement lié au travail » (p.155). A l’inverse, l’engagement ne relèverait-il pas dans certaines conditions d’une impossibilité à se désengager à la portée potentiellement pathologique ? Enfin, d’une certaine façon, la filiation avec le travail de Veil sur l’absence et la présence peut être particulièrement forte si l’on conçoit le désengagement et l’engagement comme des formes d’absence et de présence de soi au travail.

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