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Chapitre 5. La construction de l’objet de la recherche : du vécu au questionnement de

5.1. Les mouvements d’engagement et de désengagement identifiés dans l’intervention et les

5.1.2. Engagement et désengagement dans les activités co-analysées

Ce que les chefs d’équipes disent, dans les co-analyses, de ce qu’ils font, et les tensions qu’ils mettent au jour, portent à s’interroger sur leur engagement pour faire leur travail et les limites de cet engagement. Par exemple, dans l’analyse de l’activité de traitement des plaintes, nous avons pu voir que certaines tâches étaient investies (notamment celles en lien avec le traitement technique des plaintes sur le terrain) et que d’autres ne l’étaient pas ou peu (notamment celles en lien avec le traitement administratif des plaintes attendu par la hiérarchie). Les discussions sur les différences ont permis d’expliciter des critères, des évaluations, qui amenaient les chefs d’équipe à traiter ou non une plainte, mettant par exemple de côté des plaintes considérées comme injustifiées, ou des plaintes justifiées qu’ils pensaient ne pas avoir les moyens de traiter. Les arbitrages généraux peuvent varier en fonction de la nature de la plainte (en général les plaintes je ne les traite pas, mais celle-ci oui car elle me paraît particulièrement justifiée). Et pour une même tâche, l’engagement peut aussi être changeant en fonction de la personne à qui s’adresse le professionnel (je réponds à certaines demandes administratives concernant la plainte quand elles proviennent de mon supérieur direct, mais pas quand elles proviennent de la direction de ma division). Loin de faire toujours pareil et d’appliquer les procédures à la lettre, les chefs d’équipe régulent leurs interventions et mobilisations pour faire ce qu’on leur demande de faire. Les différentes tensions dans le métier des chefs d’équipe (décrites ci-avant en 4.2) traduisent elles-aussi des arbitrages constants entre faire et ne pas faire, avec des dosages complexes et changeants de leur investissement. Ainsi, ils doivent parfois se débrouiller, « y mettre d’eux- mêmes », prendre des responsabilités, et à d’autres moments se retirer ou s’abstenir pour se couvrir, s’économiser ou encore faire réagir leurs responsables. Ce que l’on entrevoit d’emblée est que les arbitrages faits sont fortement liés à l’expérience qu’ont les chefs d’équipe du fonctionnement de leur organisation et aux représentations qu’ils se font de ce fonctionnement (et qu’ils se transmettent entre eux) : ce qui n’est pas ou plus fait semble lié à l’expérience ou au présupposé que ça ne sert à rien, voire que ça peut se retourner contre soi. Si l’initiative est nécessaire, et attendue dans une certaine mesure par l’organisation, elle semble aussi rencontrer rapidement des limites dans son exercice concret et ne correspond pas forcément à la façon dont les chefs conçoivent leur rôle. Ainsi, ce chef d’équipe qui finit par faire très peu de remontées à son supérieur, car selon lui soit elles sont inefficaces, soit elles le mettent dans une situation plus compliquée de devoir donner moult explications et justifications :

Kader : Le problème, c’est que souvent on sait pas trop à quoi s’en tenir, parce que si on prévient pas, y a des

risques que ça nous retombe un petit peu sur la figure parce qu’on n’a pas prévenu. Et si on prévient, euh… euh…

Sylvaine : Ca va nous retomber dessus aussi, mais bon c’est pas grave (rires) !

Kader : …et bien… soit y a pas de suite, c’est-à-dire que cuicui les petits oiseaux, ça a disparu dans les limbes.

Soit… soit après ça se transforme en mails compliqués, pourquoi ci, pourquoi ça…1

On voit à travers ces arbitrages qu’une part de leur activité consiste finalement à ne pas faire, voire à se retenir de faire. Cette dimension de l’activité a été parfois clairement explicitée par les chefs d’équipe au cours de l’intervention. Lors d’une journée d’observation2, un jeune chef nous

explique par exemple ne pas avoir mis en place un outil informatique qui aurait pourtant pu alléger son travail et celui de ses collègues en évitant la multiplication des « reporting ». Il dit qu’il

1 Autoconfrontation Kader et Sylvaine, 30/05/16.

2 Observation de Quentin, 18/07/15, chef d’équipe du 14e arrondissement qui a quitté son poste quelques mois après

aurait su le faire et que ça l’aurait intéressé de le faire, mais il lui a semblé qu’il était préférable de s’abstenir car son initiative aurait pu être considérée comme un excès de zèle par ses collègues chefs d’atelier et l’isoler. Or, pour lui qui débute, faire partie du groupe et être soutenu par les autres chefs est une priorité : cela permet de tenir face aux éboueurs, et de surmonter alors une des difficultés premières du métier. Ici, le fait de ne pas s’engager dans cette activité de construction d’outil et de (ré)organisation d’une partie du travail administratif de l’atelier est une façon de pouvoir faire le métier. On notera par ailleurs que le désengagement, ou du moins l’affichage dans les discours d’un certain désengagement, paraît à certains moments faire partie du genre professionnel : ne pas trop en faire, en le justifiant par une forme d’auto-dévalorisation de leur profession (ramasser des poubelles ne demanderait pas beaucoup d’efforts et d’investissement) ou de discrédit de l’organisation et/ou des supérieurs hiérarchiques (le service fonctionne mal, il est peuplé de personnes qui ne font pas grand-chose), est une idée qui circule entre chefs, en général sous la forme de discours humoristiques ou parfois sarcastiques (du type : « ça sert à rien de leur signaler : les seules réponses que tu reçois à tes mails, ce sont les

messages d’absence » - Robert). Il faut noter que se désengager, se retenir de faire, n’est pas

forcément facile, notamment si cela demande de renoncer à (bien) faire son travail. Les chefs d’équipe peuvent d’ailleurs vouloir se désengager et ne pas y parvenir.

Pour autant, et nous détaillerons différentes situations de ce type, nous voyons aussi au quotidien à quel point les chefs d’équipe peuvent s’engager pour faire leur travail au mieux, malgré des conditions d’exercice difficiles, le manque de moyens (humains, techniques), dans certains cas l’absence de soutien ou de reconnaissance (des supérieurs, des usagers, voire des pairs), en prenant sur soi, en dérogeant à la règle, en inventant des moyens, etc. Le désengagement par rapport à certaines demandes nous paraît même parfois pouvoir être compris comme un moyen pour s’engager par rapport à d’autres demandes, ou pour maintenir leur engagement à plus long terme. Par exemple certaines tâches sont désinvesties (comme les tâches administratives) pour avoir plus de temps pour se mobiliser dans d’autres (comme le travail sur le terrain). Se désengager à court terme ou à un endroit de l’activité peut aussi être une façon de tenter de créer un cadre de travail dans lequel s’engager à plus long terme ou sur un plan plus général. C’est par exemple le cas quand le désengagement permet d’instaurer un rapport de force avec sa hiérarchie. En cas de conflit avec elle, ne pas faire ce qu’elle demande, se montrer avare en terme de retours sur ce qui se passe dans l’atelier, afficher une forme de désinvolture peuvent être des façons de lui rappeler que l’investissement des chefs d’équipe n’est pas un acquis et que si elle ne se montre pas plus conciliante, il pourrait même devenir minimal jusqu’à mettre l’atelier en difficulté. De façon moins ciblée, mais dans une même tentative de résister aux rapports de pouvoir, certaines conduites observées ou décrites par nos interlocuteurs nous semblent relever d’une forme de résistance à l’organisation. En bas d’une longue ligne hiérarchique, bien qu’encadrants, les chefs d’équipe sont aussi souvent dans une position d’exécutants, de subalternes. Ne pas faire, ou faire

a minima, est alors parfois une tentative délibérée de faire gripper la machine organisationnelle

et de ne pas qu’en subir le fonctionnement. Le désengagement de l’activité traduit alors peut-être une autre forme d’engagement, plus politique, de l’ordre de « la résistance souterraine » des groupes subalternes à la domination, décrite par Scott (1990/2006) et sur laquelle nous reviendrons.

5.1.3. La douloureuse apparition de l’engagement comme objet explicite des dialogues

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