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Chapitre 8. Méthodologie d’analyse et matériaux retenus

8.2. Unités, méthode et corpus d’analyse

8.2.1. Unités et méthode retenues pour l’analyse langagière

Les différents travaux sur l’énonciation mobilisés permettent d’identifier des phénomènes discursifs à partir desquels approcher le rapport des sujets à ce qu’ils disent. Nous avons vu qu’un contenu propositionnel renvoie à des points de vue sur des objets et s’accompagne toujours de marques de la subjectivité du locuteur qui donnent des indications sur son rapport à ce contenu : son engagement subjectif ou son implication dans l’énoncé d’une part, et son positionnement en termes d’accord ou d’adhésion au contenu de son énoncé d’autre part. Ces marques de subjectivité peuvent être linguistiques et extralinguistiques. Cosnier (2016), notamment, insiste sur l’idée que l’énoncé déborde le prononcé, autant sur la forme que sur la signification : « au verbal s’ajoutent le vocal et la kinésique (…), à l’explicite s’ajoutent les implicites » (p.312).

Pour éviter toute confusion avec notre propre objet de recherche, nous parlerons dans la suite du texte d’implication subjective dans l’énonciation ou d’inscription énonciative plutôt que d’engagement dans l’énonciation. Précisons par ailleurs d’emblée que l’implication dans le dialogue ou une posture énonciative assumée ne traduisent pas nécessairement l’engagement des professionnels dans leur activité (ou dans l’intervention). Ils indiquent plutôt la possibilité pour eux, dans le cadre dialogique étudié, de porter des propos en leur nom et de s’en rendre finalement comptable. Par ailleurs assumer un propos ou un point de vue dans le discours ne signifie pas non plus forcément qu’on le trouve pleinement satisfaisant, qu’on y adhère complètement ou encore qu’on le défende réellement. Le sens de l’implication subjective du locuteur dans le dialogue doit à chaque fois être recherché dans le contexte de l’énonciation, le rapport aux interlocuteurs présents, la situation discutée, etc.

Pour faire des hypothèses sur l’implication et le positionnement du locuteur, on peut regarder différents phénomènes énonciatifs : le rapport entre locuteur principal et énonciateurs, les postures énonciatives et les éventuelles stratégies d’effacement énonciatif pour évaluer l’implication ; les modalités et modalisations des contenus propositionnels, les commentaires réflexifs éventuellement formulés sur les énoncés pour évaluer le positionnement en termes d’accord et d’adhésion. Les travaux que nous avons exposés donnent des exemples de marques ou traces linguistiques et extralinguistiques pouvant fournir des indications pour repérer ces différents phénomènes et tenter de les interpréter.

Nous reprenons dans le tableau ci-après les dimensions, phénomènes et indices que nous retenons pour nos analyses, à partir des développements théoriques de Rabatel et Vion, présentés ci-avant et des exemples qu’ils mobilisent, ainsi que du manuel de synthèse de Kerbrat-Orecchioni sur la subjectivité dans le langage (2009 [1980]).

Réalisation langagière considérée Dimensions retenues Phénomènes

énonciatifs liés aux dimensions

retenues

Exemples d’indices (marques et traces linguistiques et extralinguistiques), permettant d’appréhender les dimensions et phénomènes énonciatifs retenus pour l’analyse

Kerbrat-Orecchioni, 2009 ; Rabatel, 2004, 2008, 2014 ; Vion, 2004, 2005, 2011

Énonciation - contenu propositionnel - prise de position par rapport à ce contenu Implication inscription/présence subjective dans l’énoncé Rapport entre le locuteur principal et les énonciateurs

Sous-énonciation Sur-énonciation Effacement énonciatif

Déictiques personnels : pronoms personnels, possessifs, démonstratifs Déictiques spatiaux et temporels : ici, maintenant, aujourd’hui, hier… Recours à un énonciateur générique ou anonyme

Énoncés génériques, stéréotypiques ou doxiques

Degré de complexité des phrases (phrase simple, présence ou pas de liens logiques…) Choix lexicaux : termes plus ou moins personnalisés, stylisés…

Orientation discursive de l’énoncé : description, explication, argumentation… Comportements prosodiques et co-verbaux : intonation, débit, gestes… Syncrétisme entre locuteur et énonciateur

Positionnement position subjective par rapport au contenu l’énoncé : adhésion, degré d’accord, appréciation… Modalités de l’énoncé Modalisations Commentaire réflexif Modalisateurs :

- adverbe et locutions adverbiales renvoyant à des appréciations, à des évaluations : certainement, éventuellement, sans aucun doute… - verbes subjectifs renvoyant à des perceptions et des

appréciations/évaluations : aimer, préférer, douter, craindre… - verbes de modalité : pouvoir, devoir, vouloir…

- adjectifs appréciatifs et évaluatifs : évident, incertain, possible… - certains substantifs ayant une valeur appréciative ou évaluative - …

Pronoms personnels et déterminants utilisés Modes utilisés (indicatif/conditionnel) « Logique » de l’enchaînement discursif

Comportements prosodiques et co-verbaux : intonation, débit, gestes… Dédoublement énonciatif lié à un commentaire réflexif explicite Tableau 6 : Grille récapitulative des dimensions et indices retenus pour les analyses langagières

En nous appuyant sur cette grille, nous chercherons dans nos analyses à identifier des indices de l’implication et du positionnement des locuteurs, dans et par rapport à ce qu’ils énoncent dans le dialogue. Nos hypothèses sur la concomitance de mouvements d’engagement et de désengagement, dans des dynamiques complexes et potentiellement conflictuelles, nous amèneront à porter une attention particulière aux moments où les formes de l’énonciation peuvent suggérer que les professionnels ne se retrouvent pas complètement dans ce qu’ils disent, et/ou ne l’assument pas (p. ex. quand les professionnels posent des points de vue qu’ils critiquent ou mettent en doute, ou quand ils paraissent peu s’impliquer dans leur discours). Concernant le contenu propositionnel, nous nous intéresserons aux portions du discours qui permettent de dire quelque chose, de faire des inférences sur l’engagement et le désengagement des professionnels dans leur activité. Nous regarderons ainsi ce que les chefs d’équipe disent de ce qu’ils font, notamment leur description de la tâche et de leur activité (son contenu, son objet et ses destinataires, ses visées), et l’évolution de ces descriptions dans le dialogue, et d’un dialogue à l’autre. Une façon (non exclusive) d’aborder ces dimensions sera de repérer la signification que prennent pour les professionnels les objets de leur activité, ainsi que les mobiles et buts de leurs actions (Vygotski, 1934/1997 ; Leontiev, 1975/1984 ; Clot, 2004a).

Avant de poursuivre, une précision s’impose sur ce que nous nous proposons d’analyser. Nos matériaux ne nous donnent pas accès à l’engagement et au désengagement des professionnels dans leur activité comme si ceux-ci étaient des faits ayant une réalité objective qu’il faudrait mettre au jour. Nos matériaux nous donnent accès à des faits psychologiques au sens de Politzer (2003 [1928]), c’est à dire à des segments de la vie des sujets qui prennent pour eux un sens particulier. Ce que nous allons tenter de retracer, c’est ce sens : les dialogues que nous étudions contribuent à le mettre en mouvement, à le penser et à le dire, et ainsi à le révéler et le développer. Dans une telle perspective, le développement du sens n’est jamais achevé tant que le sujet est vivant. Par ailleurs, nous allons analyser des dynamiques d’engagement et de désengagement non pas à partir de leur observation directe, mais à partir de ce que les professionnels peuvent dire de ce qu’ils font, dans les cadres dialogiques particuliers de l’intervention, et à partir ce qu’ils peuvent mettre en jeu, rejouer et transposer dans ce cadre de ce qui se passe pour eux au travail. Ces différents éléments nous informeront sur ce qui peut se passer pour les sujets singuliers avec lesquels nous avons travaillé, sur l’engagement et le désengagement dans l’activité, ses formes, fonctions et dynamiques possibles, mais de façon indirecte et à travers le prisme de notre propre cadre d’intervention.

Les indicateurs et les typologies construits, à partir des théories du langage et de la méthodologie d’analyse que nous avons retenues, seront pris comme des points de repère permettant d’interroger le texte et de le comprendre au-delà de ce qu’une lecture non outillée aurait pu permettre. Ils ne seront pas utilisés de façon systématique : nous n’avons pas cherché à repérer tous les marqueurs pouvant indiquer le degré d’implication ou le positionnement des locuteurs, à qualifier toutes les postures énonciatives prises et à catégoriser dans les énoncés tout ce qui pouvait l’être. Le risque aurait alors été, en trop standardisant et en décomposant une réalité complexe, de la simplifier et d’en perdre la dynamique. Nous avons plutôt mobilisé les repères qui nous paraissaient les plus pertinents et les plus significatifs, pour faire ressortir des écarts, des tensions, des changements, et tenter de qualifier à travers eux les rapports singuliers que les locuteurs entretiennent à ce qu’ils disent.

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