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Chapitre 7. Les apports de l’analyse du travail et des perspectives cliniques pour penser

7.1. La tradition francophone de l’analyse du travail : de l’exécutant au professionnel

7.1.1. La distinction entre travail prescrit et travail réel

Le concept d’activité et son importance pour l’analyse du travail se développent dans les sciences du travail (psychotechnique, puis ergonomie et psychologie du travail) à partir notamment des travaux précurseurs d’Ombredane et Faverge (Laville, 2004 ; Ouvrier-Bonnaz et Weil-Fassina, 2015). Dès le milieu des années 1930, les travaux d’Ombredane sur l’aptitude l’amènent à identifier la nécessité de distinguer « ce qui est demandé dans la réalisation de la tâche » et « l’activité mise en œuvre par l’individu » (Ouvrier-Bonnaz et Weil-Fassina, 2015, p.16). Il développe aussi un intérêt, au-delà de la détermination des aptitudes à des fins de sélection et d’orientation, pour les mobiles portés par les individus et ce qu’ils mettent en jeu dans leur conduite. Faverge (2015 [1954]), dans un texte s’intéressant aux méthodes d’analyse du travail, pose lui explicitement la question du « travail réel » (p.130) et de « ce qui se passe réellement » dans une organisation (p.134), en distinguant notamment l’ « organisation réelle » de l’« organisation fictive vue par la direction », et les « comportements officiels » des « comportements non officiels » (p.134). Il donne aussi à voir la difficulté d’approcher l’activité des professionnels, en soulignant entre autres qu’une même activité peut poursuivre ou satisfaire plusieurs objectifs, et en interrogeant l’écart existant entre ce que l’observateur peut voir et relever, et l’activité : « les actes apparents rendent-ils compte de l’activité ? Une action peut être routinière, une autre peut avoir demandé une longue préparation, beaucoup de réflexion, qui ne sont traduites par aucun acte apparent à l’enquêteur. » (p.130). Apparaît ainsi déjà l’idée que ce que l’on voit n’est qu’une partie de ce que l’on fait. L’introduction de L’analyse du travail (Ombredane et Faverge, 1955) distingue deux perspectives pour étudier et analyser le travail :

celle du Quoi et celle du Comment. Qu'est-ce qu'il y a à faire et comment les travailleurs que l'on considère le font-ils ? D'une part, la perspective des exigences de la tâche et d'autre part, celle des

attitudes et séquences opérationnelles par lesquelles les individus observés répondent réellement à

ces exigences. (p. 2)1.

Finalement, avec Faverge et Ombredane apparaissent à la fois un « quoi », un « comment » et même l’esquisse d’un « pour quoi » propre aux individus : ce qui est à faire, ce qui est fait et les mobiles des professionnels. Leur approche amène à délier attributs du sujet et réalisation, et à « retrouver la complexité de l’activité sous ce que l’on a pu observer du comportement » (Ouvrier- Bonnaz et Weil-Fassina, 2015, p.35). Ce n’est pas sans poser des problèmes méthodologiques importants en introduisant notamment la nécessité d’une forme d’interprétation pour l’analyste du travail.

Dans les sciences du travail francophones, la distinction entre la tâche et l’activité et le rapport entre les deux deviennent progressivement des points centraux dans l’analyse du travail en situation (Leplat et Hoc, 1983 ; Leplat, 2004 [1986]), et un modèle structurant en ergonomie (Falzon, 2004, 2013). La tâche, c’est « ce qui est à faire, ce qui est prescrit par l’organisation » (Falzon, 2004, p. 24). Elle est définie par un but et des conditions de réalisation (procédures, contraintes de réalisation, moyens mis à disposition, caractéristiques de l’environnement physique, cognitif et collectif, et caractéristiques sociales du travail). L’activité, c’est « ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour effectuer la tâche » (Falzon, 2004, p. 24). Elle comprend aussi un but que se fixe le sujet à partir du but de la tâche, et ce but du sujet peut ne pas être exactement celui prescrit dans la tâche. Ainsi il faut bien noter que l’activité ne répond pas toujours aux exigences de la tâche. L’activité ne se réduit par ailleurs pas au comportement observable, manifeste, et comprend toujours de l’inobservable (une activité intellectuelle, mentale, cognitive). Pour Leplat et Hoc (1983), l’activité émerge finalement de l’interaction entre un sujet et une tâche, et dépend aussi bien de la tâche et de ses conditions, y compris organisationnelles, d’exécution, que des caractéristiques des individus qui l’exécutent (Leplat, 2004). Dans ce modèle, le professionnel est « un sujet actif, engagé1 à la fois dans la réalisation du

travail et dans la préservation/transformation de lui-même. Il s’oppose à celui d’un sujet exécutant, passif, "effecteur" d’une tâche prescrite. » (Falzon, 2013, p.5).

7.1.2. Réel du travail et mobilisations subjectives

Dans les cliniques du travail, on retrouve un intérêt fort pour ce qui est fait réellement et mobilisé objectivement et subjectivement par les professionnels, et l’idée qu’il existe un irréductible écart entre le travail prescrit et l’activité réelle (Lhuilier, 2006 ; Molinier, 2006). Dans les années 1990, Davezies propose une définition du travail, souvent reprise, qui pose clairement la nécessité pour les professionnels, face au prescrit, de s’engager, de se mobiliser face aux « lacunes de l’organisation du travail », et ce quelle que soit la nature de la tâche :

Le travail, c’est l’activité déployée par les hommes et les femmes pour faire face à ce qui n’est pas déjà donné par l’organisation prescrite du travail. Le travail est toujours engagement2 face à ce qui

n’est pas maîtrisé. Le travail lui-même, c’est ce qui n’est pas donné une fois mise en place la situation de travail. (Davezies, 1994, p.5-6)

Il y a ainsi une dimension non maîtrisée dans le travail et une différence structurelle entre le travail prescrit et le travail réel. Et il n’y a pas de travail de pure exécution : « Il ne suffit jamais de

faire comme on a dit. Il ne suffit pas d’appliquer les consignes. Il faut interpréter, improviser, inventer, ruser, tricher… » (Davezies, 1994, p.7). Réaliser une tâche demande ainsi toujours un engagement des professionnels : « pour combler les lacunes (…) de l’organisation prescrite du travail et du système technique, il est toujours nécessaire de faire appel aux subjectivités singulières » (Dejours et Molinier, 1994, p.36). La psychodynamique du travail insiste sur le « réel du travail » : constitué des inévitables inattendus qui émaillent le travail, le réel « résiste aux connaissances, aux savoirs, aux savoir-faire et d’une façon générale à la maîtrise1 » (Dejours, 1998,

p.30). Mais les professionnels ne sont pas passifs face à la résistance du réel qui mobilise leur corps tout entier, leur intelligence, leur ingéniosité, dans l’effort entrepris pour trouver une solution face aux échecs (Dejours et Molinier, 1994 ; Molinier, 2006). Ils engagent leur subjectivité de façon singulière pour réussir à s’adapter aux imprévus que leur impose le fait de travailler (Nusshold, 2015). Notre subjectivité est engagée dans ce processus d’adaptation et la psychodynamique du travail met en relief le caractère singulier de cet engagement pour chacun d’entre nous. L’initiative et la prise de décision des professionnels, leur mobilisation ou leur activité face aux lacunes, mais aussi face à l’ « inattendu » ou l’ « imprévu » (Clot, 2008a [1995]) sont des composantes inhérentes au « travail [qui] est toujours l’espace et le temps d’une épreuve » (Clot, 2008a, p.146). On pourrait dire que travailler, tel que défini dans ces perspectives, c’est s’engager pour faire ce qui est à faire malgré l’incomplétude du prescrit, et les surprises et obstacles du réel. L’engagement pourrait se situer dans cette mobilisation, en pensées et en actes, du professionnel qui, face à ce qui fait problème ou résiste, cherche à agir. Il se nourrirait de la volonté ou du désir de ne pas se dérober à la tâche et aux objectifs du travail.

Si on re-contextualise historiquement cet engagement nécessaire, il semble que nos organisations contemporaines du travail le sollicitent particulièrement. L’initiative du professionnel pour faire ce qui est à faire est de plus en plus comprise dans la prescription elle-même. Pour Périlleux (2001), à partir des années 1970, la flexibilité s’est progressivement imposée dans nombre d’organisations avec des conséquences sur les modes de production et d’organisation du travail, les collectifs et les individus. Le caractère imprévisible des situations de travail, la variabilité des demandes et les fluctuations du marché sont alors intégrés dans les définitions des fonctions et doivent être pris en charge par les professionnels. L’initiative et l’engagement de soi deviennent des attendus. Il ne s’agit plus pour les professionnels, comme dans les organisations bureaucratiques et tayloriennes, de suivre et d’appliquer des procédures, mais de s’ajuster. Dans l’idéologie managériale, une telle organisation doit permettre plus d’efficacité et de réactivité des entreprises et des services, mais aussi donner aux travailleurs plus d’autonomie et de liberté. On retrouve l’idée d’un engagement qui servirait l’organisation mais aussi le bien-être et le développement des salariés. Ces nouveaux dispositifs sollicitent l’engagement subjectif des salariés avec « une intensité inédite » (Périlleux, 2001, p.48). Mais l’auteur nous montre comment leur demande devient impossible quand par ailleurs les individus ne sont pas en situation de pouvoir y répondre, notamment dans des contextes où les exigences du travail sont fortes, et la nature du travail et ses modes de contrôle et d’évaluation incertains : « l’insistance sur l’initiative individuelle devient incantatoire - et irréaliste - lorsqu’elle signifie aux individus qu’ils doivent se débrouiller avec des sollicitations techniques et marchandes de plus en plus tendues, sans avoir

les moyens personnels et organisationnels de faire face » (p.29). Clot (2004a) souligne aussi des transformations, dans l’industrie et les services, qui « vont dans le sens d’une convocation plus grande et plus systématique de la subjectivité au travail » (p.69). Mais cette sollicitation de la mobilisation personnelle et collective pour répondre aux exigences conflictuelles et mouvantes du travail est pour le moins ambiguë : elle est à la fois « requise et récusée » (p.6) par une organisation du travail pétrie de contradictions et irréaliste qui ne permet pas de se mobiliser complètement, le professionnel doit alors au contraire refouler une partie de son initiative. Une conséquence de cette situation est «un désengagement, une défection ou un retrait même chez les salariés initialement les plus mobilisés par les modernisations » (p.69). Les professionnels ne peuvent plus réaliser au travail les valeurs, les mobiles, les attentes que les politiques managériales ont pourtant pour partie contribué à développer. La prescription d’engagement débouche sur du désengagement.

D’une certaine façon, l’organisation et le management tentent ainsi de combler l’irréductible écart entre le prescrit et le réel par une re-prescription depuis le haut de l’initiative, de la créativité, de l’engagement de soi, mais sans donner des moyens ou construire un cadre permettant réellement cette initiative, cette créativité, cet engagement. À cet égard, la prescription de l’organisation dans laquelle nous sommes intervenues nous semble particulièrement paradoxale, avec une tentative d’intégrer des principes managériaux innovants et favorisant la participation qui coexiste avec la persistance de l’importance du principe hiérarchique et de la procédure. Ce type de paradoxe nous semble bien se refléter dans la tension mise en exergue par les chefs d’équipe entre « prendre des initiatives » et « se couvrir ». Nos commanditaires et cheffes de division regrettent un manque d’initiative des chefs d’équipe et tentent de l’encourager, les difficultés rencontrées sur le terrain amènent par ailleurs ces derniers à créer leurs propres solutions. Pour autant, l’expérience partagée par les chefs d’équipe est qu’il faut toujours se couvrir et modérer ses initiatives, car si on déroge à la règle et aux ordres, et qu’il y a un problème, on risque la sanction (symbolique ou effective).

7.1.3. Engagement et inscription dans une « chaîne symbolique des activités »

Au-delà des exigences internes à la réalisation de l’activité, si on la regarde plus largement dans l’ensemble social, culturel et historique auquel elle appartient, l’activité de travail est aussi une inscription dans un système social et symbolique et dans une division du travail basée sur des engagements et actions complémentaires et réciproques1. S’appuyant sur la psychologie

historique de Meyerson (1987 [1920-1983]), pour qui le travail est à la fois l’une des activités principales de l’homme et la base de la société, Clot (2004a) insiste sur le fait que travailler requiert la capacité « de faire œuvre utile, de prendre et de tenir des engagements, de prévoir avec d’autres et pour d’autres quelque chose qui n’a pas directement de liens avec soi. » (p.71).

1 Cette idée d’inscription par le travail de l’individu dans un ensemble social est traditionnellement forte en sociologie,

dès les travaux de Durkheim sur la division du travail et ses conséquences sur la société, la solidarité et la morale. Les auteurs mobilisés dans cette sous-partie permettent de penser cette inscription pas seulement dans ses dimensions sociales et morales, à travers le système de droits et de devoirs que le travail organise et qui lie de manière durable les hommes les uns aux autres (Durkheim, 2013[1893], p.403), mais aussi dans ses dimensions psychologiques.

Ainsi, quand les professionnels s’engagent pour réaliser la tâche, ils s’impliquent plus largement dans « une chaîne symbolique des activités » (p.85) qui comprend des engagements et des responsabilités à tenir. Cette chaîne inscrit l’homme parmi ses semblables dans le temps présent et dans l’histoire, dans l’enchevêtrement des activités qui caractérise une organisation et plus largement une société, mais aussi dans les productions, les œuvres qui se transmettent et se poursuivent à travers les générations. Pour Meyerson, le travail est une action humaine ou une conduite, mais aussi le comportement humain même de l’homme en société dans le sens où « son activité contribue à l’existence et persistance de [la] société et est soutenue par elle », et où son activité l’insère « dans le tout concret social et économique du lieu et du moment » (Meyerson, 1987, p.67).

Wallon (1982 [1938], 2015 [1930]) propose une définition du travail qui nous semble aussi insister sur sa dimension sociale. Celle-ci se constitue historiquement avec le degré croissant de spécialisation et d’abstraction des tâches. « Activité forcée », le travail n’est ni une réponse de l’organisme aux excitations du moment, ni un réponse du sujet aux sollicitations de son instinct : « Son objet reste étranger à nos besoins, tout au moins immédiats, et il consiste en l’accomplissement de tâches qui ne s’accordent pas nécessairement avec le jeu spontané des fonctions physiques ou mentales. » (Wallon, 2015, p.251). Nous ne pourvoyons pas directement et solitairement nos besoins. Dans le milieu social organisé collectivement, le travailleur contribue par des services particuliers à l’existence de tous, mais aussi à assurer la sienne propre.

Cette inscription de l’homme dans un ensemble socio-culturel par le travail est aussi à concevoir sur un plan psychique et symbolique, dans le lien qu’elle tisse entre le sujet et le groupe. À partir de la notion de contrat narcissique développée par Aulagnier (1975), Kaës (2009) propose de penser les rapports entre le sujet et les groupes sociaux auxquels il appartient comme des contrats narcissiques secondaires, permettant au sujet de trouver et créer sa place dans le groupe et au groupe de la lui offrir, dans une alliance où à la fois le groupe reconnaît le sujet comme un de ses membres et le sujet reconnaît le groupe comme ce dont il procède. Ce type de formation contractuelle est « le support de la construction identitaire au travail ainsi que l’entretien de l’être ensemble » (Lhuilier, 2006, p.87).

On notera que pour Meyerson, historiquement, l’homme passe d’une situation d’engagement « entier » dans le travail à une situation où, grâce aux machines, il est en partie « dégagé » du travail. L’homme peut alors voir le travail, l’objectiver et le penser, l’organiser et le techniciser. Associé aux luttes et conquêtes ouvrières du XXe siècle et à l’avènement progressif d’une personne

à la fois source et agent d’actes dont elle est responsable, ce « désengagement » est aussi ce qui amène le travail à prendre une fonction particulière pour l’homme, dans des rapports complexes où l’homme n’est plus son travail mais peut le prendre pour objet (Meyerson, 1987, p.261). C’est, nous semble-t-il, dans cet espace entre l’homme et son travail que l’engagement entier premier peut laisser la place à des engagements, contractés par les hommes, qui à la fois les individualisent et les lient.

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