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Chapitre 7. Les apports de l’analyse du travail et des perspectives cliniques pour penser

7.2. Engagement, désengagement, activité

7.2.1. Le modèle de l’activité dirigée en clinique de l’activité

Le modèle de l’activité développé en clinique de l’activité reprend la distinction entre tâche et activité, entre travail prescrit et travail réel, en y ajoutant une distinction entre activité réalisée et activité réelle (cf.3.2.3.). S’inscrivant dans une perspective vygotskienne, Clot souscrit à la proposition de Vygotski de considérer les comportements de l’homme comme le fruit d’une lutte entre différentes possibilités : « Le comportement tel qu’il s’est réalisé est une infime part de ce qui est possible. L’homme est plein à chaque minute de possibilités non réalisés ». Et ces possibilités non réalisées ont « une réalité incontestable, tout comme les réactions qui ont triomphé ». De ce point de vue, pour étudier le comportement de l’homme, il ne faudra pas seulement étudier les « réactions qui ont triomphé » (Vygotski, 1925-1932/2017, p.76), mais aussi celles qui n’ont pas vaincu et le passage de tout ce qui était possible à ce qui s’est réalisé (les réflexes inhibés, les gestes retenus, les mots non prononcés…). Pour Clot, cette conception générale vaut particulièrement en psychologie du travail où l’activité non réalisée est bien une activité réelle : « Les activités suspendues, contrariées ou empêchées, voire les contre-activités, doivent être admises dans l'analyse. » (Clot, 2004a, p.120), ou pour le dire de façon plus ramassée, « le réalisé n’a pas le monopole du réel » (Clot, 2008b, p.111). Dans ce modèle, l’activité déployée

par les professionnels pour faire ce qui est à faire a un volume, une épaisseur, qui dépassent ce que les professionnels font de façon visible, appréhendable de l’extérieur. L’analyser demande de considérer aussi les mouvements internes, les luttes et arbitrages non visibles, ce qui est finalement non fait, non-dit, refoulé, retenu, ou occulté. De ce point de vue, que l’on aborde l’engagement et le désengagement comme des comportements ou des activités, leur approche demande de considérer ce qui est fait ou dit, mais aussi ce qui a été retenu, empêché, vaincu, et dont les conséquences subjectives sont majeures : se désengager parce qu’on n’arrive plus à s’engager ou se désengager pour établir un rapport de force avec son supérieur ne renvoient par exemple pas au même vécu subjectif.

Cette modélisation de l’activité propose aussi d’étendre la conception de l’activité du sujet héritée de Leplat et Hoc. Reprenant l’analyse de différentes situations de travail rencontrées en intervention, Clot (2004a) avance ainsi que « l’activité du sujet n’est pas uniquement tournée vers l’objet de la tâche mais tout autant vers l’activité des autres portant sur cette tâche, et vers ses autres activités à lui » (p.61), elle est « polycentrique » (p.55). Il propose un modèle de l’activité dans lequel celle-ci est triplement dirigée : « Dans la situation vécue, elle n’est pas seulement dirigée par la conduite du sujet ou dirigée au travers de l’objet de la tâche, elle est aussi dirigée

vers les autres. L’activité de travail leur est adressée après avoir été destinataire de la leur et avant

de l’être à nouveau. »1 (Clot, 2004a, p.98). Cette triade est traversée par des contradictions, des

tensions, des conflits, à l’intérieur de chaque pôle et entre les pôles. L’action du sujet se développe à partir de ces contradictions, dans des alternances où il s’appuie plus sur un des pôles, en s’affranchissant alors, partiellement et momentanément, des deux autres. Les trois pôles dirigent l’action, ils ne peuvent pas s’exclure, se substituer ou se juxtaposer, ils se combinent dans l’activité réelle. L’activité réelle consiste à agir à partir, face et dans ces conflits liés entre eux, avec un résultat jamais donné par avance.

Le rapport des autres à l'objet est constitutif de l'activité du sujet, les échanges de ce dernier avec les autres animent la vie de l'objet, et enfin l'activité des autres est également pétrie des rapports de chaque sujet à l'objet. (…) le travail est toujours une épreuve, en entendant par là une situation qui n'offre pas toutes les réponses aux questions qu'elle soulève : une situation qui en appelle donc au sujet, le renvoyant aux autres, à lui-même, à l'objet de son travail et à ses instruments d'action et, finalement, aux attendus génériques de son activité. (Clot, 2004a, pp.113-114).

L’activité ainsi définie est à la fois médiatisée et médiatisante (Clot, 2008b). Le rapport du sujet à l’objet est médiatisé par l’activité d’autrui et des instruments d’action, techniques et psychologiques (p.86, p.122-124). Mais l’activité du sujet est aussi médiatisante dans le sens où elle est une source de liaison singulière entre les différents termes de la triade par l’entremise des instruments qu’elle mobilise. Elle intervient dans les rapports à autrui et à l’objet, et est créatrice d’objets, d’instruments et de destinataires (pp.20-21, 153-158). Enfin, la source et la compréhension de l’action du sujet sont à penser dans l’activité, mais aussi dans les liens avec les autres activités, du sujet et d’autrui, avec lesquelles elle s’articule et/ou dans lesquelles elle s’emboite.

S : Sujet

A : Autrui O : Objet

Figure 14 : Triangle de l’activité dirigée (à partir de Clot, 2004a)

Dans cette approche, le professionnel n’est normalement pas seul face aux épreuves de l’activité réelle et peut s’appuyer sur les ressources du genre professionnel. Empruntant le terme à Bakhtine (1984) qui intercale les genres du discours entre les formes (lexicales, grammaticales) de la langue et la parole, Clot (2004a, 2008b ; Clot et Faïta, 2000) intercale le genre professionnel entre le prescrit et le réel : les collectifs professionnels réorganisent la tâche et le travail à travers un ensemble d’obligations ou auto-prescriptions que les professionnels s’imposent pour pouvoir agir, à travers des repères partagés, des manières de faire et de dire, de se comporter et de travailler, jugés collectivement efficaces et acceptables, qui constituent ce genre professionnel. « Intercalaire social », « mémoire collective et transpersonnelle », le genre constitue à la fois une ressource et une contrainte pour l’action : le professionnel puise dans ces « conventions d’action pour agir » ce qu’il peut faire ou dire, mais aussi ce qu’il doit éviter (et se retenir) de dire ou de faire (Clot 2008b, p.106 et 107). Si nous tentons de penser l’engagement dans une activité modélisée de la sorte, et ce à partir de nos données de terrain, deux directions semblent empruntables : on peut regarder comment l’engagement ou le désengagement peuvent se développer à l’intérieur d’une activité (ou d’un ensemble d’activités), mais aussi regarder l’engagement et le désengagement comme des activités en soi.

Engagement/désengagement en fonction des différents pôles de l’activité

On peut se demander si l’engagement et le désengagement ne peuvent pas se décliner de façons différentes en fonction des pôles de l’activité et du rapport entre eux. Ainsi l’engagement et le désengagement, loin d’être des attributs relevant uniquement des qualités ou de la personnalité du sujet S, pourraient découler de son rapport à l’objet de la tâche (O) et aux Autres destinataires de son activité (A), et des instruments disponibles (ou inventables) pour réaliser la tâche (I). L’objet en lui-même pourrait susciter plus ou moins de mobilisation du professionnel. Dans le travail de co-analyse, nous avons par exemple vu que, chez les chefs d’équipe, les tâches de terrain étaient plus investies que les tâches administratives. Mais cette mobilisation, pour une même tâche, peut aussi varier en fonction des destinataires. On peut prendre pour exemple le chef d’équipe qui traite la plainte pour le riverain mais pas pour sa hiérarchie, et sélectionne dans la tâche ce qu’il investit : il va sur le terrain, rencontre le plaignant, cherche des solutions pratiques

et enclenche les actions à la fois techniques et administratives permettant de les mettre en œuvre, mais par contre il ne fait aucun retour à ses supérieurs hiérarchiques de ce travail de terrain, et ne leur transmet pas les éléments qu’ils demandent pour répondre à la plainte. Les destinataires ne nous ont pas semblé « par nature » susciter ou non l’investissement des chefs d’équipe : les chefs d’équipe n’accèdent pas systématiquement aux demandes des riverains, pas plus qu’ils ne se dérobent systématiquement à celles de leur hiérarchie. C’est bien en rapport avec l’objet de la tâche qu’un destinataire paraît être important, légitime, ou pas. Enfin, l’existence ou non d’outils, dans l’organisation, pouvant devenir des instruments d’action semble aussi jouer. Si nous filons l’exemple du traitement des plaintes, nous avons pu voir que certaines plaintes n’étaient plus traitées car les chefs d’équipe considéraient ne pas avoir les moyens de les traiter (pas assez de ressources humaines, pas de matériel adapté, etc.) : ce n’est alors pas l’objet ou le destinataire qui peuvent amener le professionnel à ne pas ou plus s’investir dans le traitement de la tâche, mais le manque de moyens adaptés. Le désengagement s’apparente ici à du renoncement.

Il faut noter que le genre semble aussi jouer sur les pratiques d’engagement et de désengagement. Ainsi certaines tâches ne sont pas prises en charge non du fait d’un manque d’intérêt ou du destinataire, mais parce qu’elles semblent ne pas devoir faire partie du métier pour les chefs d’équipe. Nous pensons notamment à des tâches de modifications de plans de collecte ou d’organisation de groupes de travail qui pouvaient intéresser certains chefs d’équipe mais auxquels ils se refusaient, considérant que « ça n’est pas [leur] boulot ».

Les engagements et les désengagements dans les différentes tâches nous semblent par ailleurs devoir être pensés en lien les uns avec les autres : toutes les tâches ne sont pas compatibles entre elles (plus un chef d’équipe fait de l’administratif, moins il fait de terrain), et les attentes des différents destinataires ne sont pas toujours conciliables (si un chef d’équipe fait nettoyer une des rues les plus propres de son secteur à la demande de sa hiérarchie, il satisfera ses supérieurs et le plaignant concerné, mais pas les riverains d’à côté, et en général pas ses éboueurs qui trouvent la demande absurde voire injuste). Se désengager, à certains moments, de certaines tâches ou vis-à- vis de certains destinataires, peut alors permettre de rester engagé ou de s’engager dans d’autres tâches ou vis-à-vis d’autres destinataires. C’est, nous semble-t-il, le cas dans le désengagement des chefs d’équipe vis-à-vis de demandes hiérarchiques qui les mettent trop en contradiction avec les réalités du terrain. Ne pas répondre à certaines de ces demandes, quand elles leur paraissent par exemple trop éloignées de l’évaluation qu’ils peuvent faire, avec les éboueurs, de la malpropreté des rues, leur permet de répondre aux attentes des équipes qui demandent, elles, à leurs encadrants d’affecter les moyens humains et techniques en fonction des besoins réels. De même, c’est en désinvestissant certaines activités de reporting, ou en les faisant de façon superficielle, que les chefs d’équipe peuvent garder de la marge de manœuvre et du temps pour d’autres activités.

L’engagement et le désengagement : des « activités » en soi ?

Enfin, l’engagement et le désengagement peuvent aussi être regardés comme des activités en soi, et pas seulement comme des modalités d’une activité qu’on ferait avec plus ou moins d’engagement. Nous pensons plus précisément à deux cas1. Le premier est celui des activités de

désengagement ou d’engagement adressées à la hiérarchie ou, d’une façon générale, à l’organisation. Ne pas venir à une réunion, en « se faisant porter pâle » ou en posant sciemment un jour de congé ce jour-là, n’est pas forcément à regarder comme un désengagement général de l’activité ou un désintérêt pour la réunion en question, mais comme une façon de faire pression sur sa hiérarchie pour tenter d’établir d’autres rapports qui permettront de mieux travailler. Il s’agit, en quelque sorte, de se désengager délibérément à un endroit où ça se voit, pour tenter de construire d’autres relations de travail dans lesquelles on pourra s’engager. A l’inverse, les professionnels peuvent aussi s’engager de façon ostensible, en vue par exemple d’obtenir un avancement accéléré. Ce qui fait leur mobilisation dans l’activité n’est alors ni l’objet, ni ses destinataires, mais la possibilité par l’activité de montrer son engagement.

L’autre cas de figure est celui où les professionnels, face aux impossibilités de réaliser leur travail, cherchent à se désengager. Le désengagement est alors finalement tourné vers soi, avec une tentative d’agir sur ce qu’on met de soi dans le travail ou sur ses représentations du travail. Mais la tentative n’est pas toujours fructueuse : le « puisque c’est comme ça, je m’en fous » est vite dit mais pas vite fait, et nous avons à différents moments pu voir les professionnels en lutte avec eux- mêmes pour tenter de se désinvestir. D’autres fois, le même point de départ (ne pas réussir à faire du bon travail) amène à une activité d’engagement, ou plus précisément de maintien de l’engagement, avec des efforts toujours tournés vers soi, cette fois-ci pour essayer de cultiver un intérêt et un investissement, même minimaux, pour ce qui est à faire. Les deux ne nous ont pas semblé être exclusifs l’un de l’autre, pouvant se retrouver chez un même professionnel, successivement ou même simultanément, dans un rapport ambivalent à la situation où les impossibilités mènent à un retrait et un renoncement simultanément désirés et combattus. De ce point de vue, la participation à l’intervention a pu pour certains relever d’une activité d’engagement : il s’agissait d’essayer, en participant, de maintenir ou recréer leur intérêt pour leur travail, de casser la routine quotidienne et de sortir d’une forme de passivité, ou encore dans une forme de rationalité beaucoup plus pratique d’obtenir un avancement accéléré en signifiant son engagement par sa contribution à un projet « en plus » de son activité quotidienne. L’intervention ne constituait alors pas tant pour eux une nouvelle activité avec de nouveaux objets et de nouveaux destinataires, qu’un instrument servant une activité d’engagement ayant sa rationalité propre et personnelle.

1 Ces situations sont apparues plus précisément dans les moments de crise rencontrés dans l’intervention, notamment

lors de ce que nous avons appelé la « crise des faisant-fonction » ou lorsque des professionnels ont quitté le dispositif des interventions. Ce sont des moments où s’est posée, à un niveau plus explicite, et peut-être plus conscient, la question de l’engagement et du désengagement des professionnels, et où ces derniers ont pu exprimer, en mots et/ou en actes, leurs tentatives pour s’engager ou se désengager de leur métier ou fonction de chefs d’équipe.

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