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Chapitre 7. Les apports de l’analyse du travail et des perspectives cliniques pour penser

7.2. Engagement, désengagement, activité

7.2.2. Le sens de l’activité

Dans sa définition du pouvoir d’agir, Clot (2008b) avance que celui-ci est hétérogène : « On peut dire qu’il augmente ou diminue en fonction de l’alternance fonctionnelle entre le sens et l’efficience de l’action où se joue le dynamisme de l’activité, son efficacité. » (p.12). C’est peut-être de cette dynamique que se nourrit l’engagement dans l’activité. Dans nos traces, l’engagement peut être très alimenté par le sens, le désengagement par la perte de sens et le manque d’efficacité et d’efficience. Si nous repartons de la proposition selon laquelle les professionnels s’engagent plus ou moins dans leur activité concrète, notamment en fonction des objets et/ou des destinataires de cette activité, on peut se demander ce qui explique ces différents degrés d’engagement, ce qui pousse un professionnel à se mobiliser ou non, dans telle ou telle direction. La question du sens que revêt pour les professionnels ce qu’ils font, à la fois sur le plan de leur activité en général, et sur celui de leurs actions concrètes, nous paraît pouvoir jouer là un rôle important. Chez Leontiev, le sens conscient pour l’homme articule ces deux plans, à l’intersection entre un motif ou un but général et les buts immédiats de l’action : il est créé par le rapport « entre ce qui incite [l’homme] à agir et ce vers quoi son action est orientée comme résultat immédiat » (Leontiev 1975/1984, p.310).

Psychologue s’inscrivant dans la perspective dite « historico-culturelle » russe, ouverte par Vygotski, Leontiev s’intéresse plus particulièrement à l’activité dans ses rapports avec la conscience et la personnalité, et fait de l’activité un objet central pour la psychologie concrète qu’il cherche à développer. Les processus de l’activité médiatisent les relations du sujet au monde réel. D’abord extérieurs et pratiques, ils prennent la forme d’une activité intérieure dans le reflet psychique de la réalité qu’ils constituent. La pensée et la conscience sont déterminées par la « vie des hommes » : dans l’activité, les hommes transforment le monde et se transforment eux- mêmes ; le psychisme est engendré par les contradictions, les dédoublements, les transformations qui caractérisent l’activité concrète. Ainsi :

L’analyse de l’activité constitue précisément le point décisif et la méthode principale de connaissance scientifique du reflet psychique, de la conscience. (…) étudier le psychisme individuel, c’est analyser l’activité des individus dans les conditions sociales et les circonstances concrètes qui échoient à chacun d’entre eux. (Leontiev, 1975/1984, p.25).

Leontiev propose une modélisation de l’activité humaine qui articule l’activité et son motif, les actions et leurs buts, les opérations et leurs moyens. Il n’y a pas d’activité sans motif, sans but général conscient qui constitue l’objet de l’activité. Une activité est composée d’actions qui la réalisent, et l’action est « un processus soumis à la représentation du résultat qui doit être atteint, c’est à dire un processus soumis à un but conscient » (p.113). Le motif de l’activité a une fonction incitatrice pour l’homme, et ses actions sont orientées vers des buts. La formation des buts est un élément essentiel dans le développement de l’activité des sujets : « les buts ne s’inventent pas (…), le sujet ne se les assigne pas de façon arbitraire. Ils procèdent de circonstances objectives » (p.117). Les buts se construisent concrètement dans l’action, en lien avec les conditions qui permettront de les atteindre : « la détermination et la prise de conscience des buts n’est en aucun cas un acte automatique et instantané, mais un processus relativement long d’approbation des buts par l’action, au cours duquel (…) ils acquièrent un contenu concret » (p.117). Autrement dit, le motif de l’activité se concrétise dans les buts de l’action. L’action se compose ensuite d’un ensemble d’opérations qui sont les moyens de son accomplissement.

Dans cette perspective, la conscience n’est pas un dérivé psychologique de la seule activité cognitive de l’homme, elle est le « reflet du monde en fonction des rapports réels de la vie du sujet tels qu’ils se sont formés, en fonction de son être réel » (pp.305-306). Plus précisément, pour Leontiev, la conscience renvoie au sens que revêt pour l’homme ce qu’il connaît, au sens que revêt pour lui la réalité. Et pour l’homme, ce sens est donc créé par le rapport entre le motif de son activité et le but immédiat de son action.

D’un point de vue psychologique concret, le sens conscient est créé par le rapport objectif se reflétant dans le cerveau de l’homme, entre ce qui l’incite à agir et ce vers quoi son action est orientée comme résultat immédiat. En d’autres termes, le sens traduit le rapport du motif de l’activité au but immédiat de l’action. (Leontiev, 1975/1984, pp.310-311)

Le sens change ou se développe, si les motifs de l’activité changent ou se développent. Pour comprendre le sens d’une action, au-delà de son contenu objectif et des résultats escomptés, il faut comprendre quel est le motif de l’activité dans laquelle elle s’insère, il faut prendre en compte son motif subjectif.

S’appuyant entre autres sur Leontiev, Clot (2004a, 2008b) fait du sens un élément central de la régulation et du développement de l’activité. Le sens de l’activité est défini comme ce qui rattache les buts de l’action immédiate aux mobiles qui incitent les professionnels à agir. À l’inverse, l’activité perd son sens quand les buts de l’action en cours se délient du motif de leur activité. Le but effectif du sujet n’est pas le but de la tâche (Leplat et Hoc, 1983). Ce dernier ne constitue une incitation réelle qu’en fonction de son statut dans les activités sociales et personnelles du sujet, que s’il est investi par le sujet. La visée du sujet est par ailleurs prise dans le processus vivant de l’activité : au cours de l’activité, le sujet peut développer de nouveaux buts, de nouvelles intentions, et développer de nouveaux instruments techniques ou symboliques comme moyens de ses nouvelles visées. Ainsi, il ne faut pas concevoir la visée, les buts et les intentions du sujet comme venant de lui indépendamment de l’activité : ils se forment, se déforment et se reforment, dans la rencontre entre l’activité en cours et les autres activités (les siennes et celles des autres). Clot souligne qu’« un même but peut avoir un sens différent selon les sujets et, pour un même sujet selon les situations et les moments » (Clot, 2004a, p.125).

Le destinataire de l’activité joue un rôle important. Une activité même solitaire est toujours adressée et, si le travail perd son sens « quand il ne permet plus la réalisation des mobiles vitaux et des valeurs [du sujet] » (2004a, p.70), il le perd aussi quand il est privé de destinataire. Mobilisant des travaux de De Keyser (1983) qui montrent comment les travailleurs sont prêts à accroitre la charge mentale de leur travail pour le maintenir dans un tissu de relations sociales, Clot insiste sur cette importance de l’adressage et de la relation à autrui dans l’activité, relation « qui n’est pas seulement un contexte », mais « est constitutive de l’activité » (Clot, 2004b, p.323). Dans les exemples qu’il mobilise, Clot montre que le sens n’est pas figé, mais remis au travail dans l’articulation entre les occupations et les préoccupations des professionnels : développées dans le fil de l’activité réelle, elles peuvent se répondre et participer à la formation de nouveaux buts et d’un sens nouveau de l’activité, tant que les professionnels trouvent des destinataires et des ressources pour faire face aux nouvelles questions, opératoires et subjectives, qui se posent.

Ce sens constitue nous semble-t-il un moteur pour l’engagement des professionnels : c’est lui qui incite à l’action. A l’inverse, quand l’activité perd son sens pour le sujet, le sujet se retire de l’activité. Un des risques de l’expérience répétée et durable de cette perte de sens, sans découverte pour le sujet de nouveaux buts, est la décompensation psychopathologique.

La perte de sens de l’activité la dévitalise, la désaffecte en rendant psychologiquement factice la poursuite de l’action. L’action attendue une fois accomplie et la performance attestée peuvent même perdre pour eux leur fonction psychologique s’ils ne s’y reconnaissent pas. La visée du travail exigé devient alors psychologiquement étrangère à l’activité des sujets dont l’objet est ailleurs. Les actions réalisées rivalisent dans leur activité avec celles qui devraient et surtout pourraient l’être. La réalité psychologique de ces conflits dans l’objet même du travail est la source de puissants affects qui ne trouvent pas toujours de destins favorables. (Clot, 2008b, p.9)

Le développement du sens de l’action augmente le rayonnement possible de l’activité et la vitalité du sujet. Mais l’énergie et la vitalité acquises peuvent se perdre sans réalisations concrètes, sans mises en œuvre. Il faut donc qu’elles s’accompagnent d’une forme d’efficacité, de l’accomplissement d’opérations, d’actions qui aboutissent, et qui peuvent en retour pérenniser et même renouveler l’énergie et la vitalité. C’est sans doute ici aussi, et pas seulement dans la perte de sens, que peut se nicher le désengagement : quand les professionnels ne trouvent pas les moyens de leurs objectifs. Les exemples ont été nombreux au cours de notre intervention, où les professionnels expliquent ne plus faire par expérience de l’inefficacité de leur action. Le motif n’est pas désinvesti dans l’absolu, mais délaissé par impossibilité de le réaliser.

Si sens et efficience fonctionnent ensemble dans la dynamique développementale de l’activité, du point de vue de l’engagement et du désengagement, ce que nous avons pu rencontrer sur notre terrain amène à distinguer leur impact. Le sens nous semble jouer un rôle central dans la dynamique de l’engagement et du désengagement : le motif de l’activité et son articulation avec les buts immédiats de l’action apparaissent porteurs de sens, tandis que la déliaison des motifs et des buts ou l’absence de motif avec des buts désinvestis, prescrits mais non appropriés par les professionnels, poussent du côté du désengagement. Avec une nuance néanmoins : poursuivre un motif n’amène pas toujours à s’engager, mais peut au contraire nécessiter des formes de désengagement de l’activité, comme c’est par exemple le cas dans les désengagements que nous avons qualifiés de revendicatifs. Les actions du professionnel sont alors motivées, mais elles impliquent un usage très particulier de soi du côté d’un investissement retenu par rapport aux prescriptions organisationnelles. L’efficience et l’efficacité, elles, nous semblent surtout jouer sur le désengagement, dans des situations où à force de chercher à faire sans effet (faute de moyens ou de moyens appropriés pour réaliser la tâche), les professionnels choisissent et tentent de ne plus s’engager (trop) dans la réalisation de la tâche. Sous cet angle, l’engagement et le désengagement peuvent aussi se voir comme le produit de l’activité, et pas seulement comme ses

modalités, des activités en soi, ou encore une condition de l’activité pour ce qui concerne

l’engagement (dont nous avons vu qu’il était par définition requis dans toute activité, une mobilisation minimale étant nécessaire pour permettre l’exécution d’une tâche).

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