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Chapitre 3. Le cadre théorique et méthodologique de l’intervention menée

3.3. Engagement et réflexivité de l’intervenant-chercheur

3.3.2. Transfert et contre-transfert, prise et reprise

Les travaux de G. Devereux constituent un premier socle épistémologique pour penser ces questions. Dans son ouvrage, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement (1967/2012), il reprend des notes et des données accumulées au cours de ses recherches et à partir desquelles il interroge sa propre activité de chercheur en « ethnopsychologie ». Ce travail l’amène à formuler différentes propositions sur l’étude scientifique de l’homme, qu’il appelle aussi « science du comportement ». L’étude scientifique de l’homme, dit-il, est entravée par l’angoisse provoquée par le « chevauchement » du sujet d’étude et de l’observateur. Cette angoisse crée des défenses et des résistances chez le chercheur, qui sont fonction de sa personnalité et de son milieu culturel, et qui perturbent, transforment et influencent le recueil, la consignation et l’exploitation du matériau de recherche. Toute méthodologie efficace en science du comportement doit traiter de ces perturbations comme étant des données significatives et caractéristiques de la recherche elle-même. L’analyse du comportement de l’observateur serait même une voie d’accès à une connaissance de la nature du comportement en général. Devereux propose ainsi une science du comportement qui traiterait de trois sortes de données (p.19) : le comportement du sujet observé, les perturbations de son comportement induites par l’existence de l’observateur et par les activités de ce dernier dans le cadre de l’observation, le comportement de l’observateur (ses angoisses, ses manœuvres de défense, ses stratégies de recherche, ses décisions, c’est-à-dire le sens qu’il attribue à ses observations). Dans cette perspective, s’inspirant de la psychanalyse à laquelle il s’est formé après l’anthropologie, Devereux considère que le chercheur en science du comportement doit intégrer à l’analyse les réactions de transfert et de contre-transfert :

Le contre-transfert est la somme totale des déformations qui affectent la perception et les réactions de l’analyste envers son patient […]. Le transfert et le contre-transfert ont des sources et des structures identiques. C’est stricte affaire de convention que d’appeler « transfert » les réactions de l’informateur ou de l’analysé, « contre-transfert » celles de l’ethnologue ou de l’analyste (Devereux, 1967/2012, p.75).

Sont ainsi à prendre en compte les « déformations » qui affectent la perception et les réactions de l’observé comme de l’observateur. La prise pour objet de sa propre subjectivité et l’activité réflexive font partie intégrante d’une démarche de recherche d’orientation clinique.

J. Favret-Saada, à partir elle-aussi de ses propres expériences de recherche, développe une réflexion sur la position du chercheur, la place de sa propre expérience et notamment de ses affects dans la production de connaissances. Dans le contexte d’une enquête menée dans le bocage normand sur la sorcellerie dans les années 1970, elle se décrit comme ne pouvant qu’être engagée dans la situation :

Autant dire qu’il n’y a pas de position neutre de la parole : en sorcellerie, la parole, c’est la guerre. Quiconque en parle est un belligérant et l’ethnographe comme tout le monde. Il n’y a pas de place pour un observateur non engagé (…). Avant qu’il n’ait prononcé un mot, l’ethnographe est inscrit dans un rapport de forces, au même titre que quiconque prétend parler (Favret-Saada, 1977a, pp.27-28).

Elle soutient que c’est parce qu’elle n’a pas de position neutre et qu’elle est à moment donné authentiquement prise dans le système de la sorcellerie, qu’on va lui en dire quelque chose. Et on ne lui en dira pas quelque chose parce qu’elle est ethnographe, mais parce qu’elle est identifiée par ses interlocuteurs comme étant elle-même à une place dans le système, ensorcelée ou désorceleuse potentielle. À partir de là, elle considère que le travail scientifique lui demande de

revenir sur la façon dont elle a été prise dans la situation, faisant du « mouvement de va-et-vient entre la “prise” initiale et sa “reprise” théorique, l’objet même de sa réflexion » (Favret-Saada, 1977a, p.33). Il s’agit bien alors d’être repris et non de se déprendre de la situation, ce qui constitue pour nous une proposition d’une grande importance qui se démarque de l’idée relativement courante que pour faire de la science, il faudrait éloigner la subjectivité. La lecture de son essai sur la sorcellerie dans le bocage (Favret-Saada, 1977a) et des éléments de son journal de terrain qu’elle publie quelques années plus tard (Favret-Saada, 1981) donnent plutôt à voir comment, bien au contraire, Favret-Saada se plonge dans sa propre expérience subjective, tente de s’en approcher au plus près et de la saisir dans toute son intensité et avec précision, la visite et la revisite pour produire des connaissances.

En 2009, Favret-Saada revient explicitement sur sa pratique en posant la question de la place donnée à l’affect en anthropologie : « en général, les auteurs ignorent ou dénient sa place dans l’expérience humaine » (p.145). Ce qu’elle a fait dans le bocage ne relève pour elle ni de l’empathie, ni de l’observation participante. Elle décrit la sorcellerie comme un « réseau particulier de communication humaine » dont il fallait qu’elle « expérimente pour son compte personnel les effets réels » (p.153). Dans cette situation, « tout s’est passé comme si j’avais entrepris de faire de la “participation” un instrument de connaissance » (p.153). Dans les faits, il ne s’agit plus de chercher à enquêter, ni même de chercher à comprendre ou retenir, mais de se laisser affecter : « quand on est dans une telle place, on est bombardé d’intensités spécifiques (appelons-les des affects) qui ne se signifient généralement pas » (p.156). Il n’y a alors pas d’identification et de fusion avec l’autre qui permettraient de connaître les affects d’autrui : si on est affecté, on est soi- même affecté, et cela ne donne pas accès aux affects de ses partenaires. L’accès à la connaissance est rendu possible par le fait d’accepter d’occuper une place proche des protagonistes et d’être soi-même affecté. Cette voie n’est pas sans risque pour le chercheur et son projet de recherche. Favret-Saada pose une sorte de paradoxe épistémologique où « accepter d’être affecté » est à la fois une nécessité et un obstacle à la connaissance : « Car si le projet de connaissance est omniprésent, alors il ne se passe rien. Mais s’il se passe quelque chose et que le projet de connaissance n’a pas sombré dans l’aventure, alors une ethnographie est possible » (Favret-Saada, 2009, p.157-158).

Cette ethnographie présente quatre traits distinctifs :

- les situations de communication involontaire et non intentionnelle, spontanée, non verbale, laissant la place « au surgissement et au libre jeu d’affects dépourvus de représentations » (p.160), y occupe une place centrale ;

- le chercheur devra tolérer une sorte de « schize », entre les moments où il fait droit à ce qui en lui est affecté, et les moments où il fait droit à ce qui en lui veut enregistrer cette expérience pour la comprendre ;

- les opérations de connaissance seront étalées dans le temps et disjointes les unes des autres, avec des moments où on est affecté, des moments où on tente de rapporter cette expérience, et des moments où on s’efforce de la comprendre et de l’analyser, qui ne peuvent pas se superposer ;

- les matériaux recueillis sont d’une densité particulière et conduisent à faire craquer les certitudes scientifiques les mieux établies.

Si nous suivons ces deux auteurs, le vécu de l’intervenant-chercheur et ses affects ne rendent pas impossible la tentative de produire une forme de connaissance, à partir des donnée qu’il peut recueillir et produire, pour partie justement grâce à sa forte implication subjective. Par contre cette production de connaissances demande de ne pas faire de ses propres affects un point aveugle mais de les élaborer, et de considérer qu’ils ont des effets sur le travail de terrain et la recherche menée. Dans le cas précis du travail que nous présentons ici, nos propres affects, ce qui se passait pour nous subjectivement dans l’intervention, ont été pour une part identifiés et travaillés de différentes façons. D’une part nous avons tenu un journal de terrain, distinct des notes que nous prenions par ailleurs pendant ou à la suite de nos différents entretiens, séances de travail ou temps d’observation. L’existence de ce journal s’est imposée dès nos premières journées comme employée à la ville de Paris, d’abord pour consigner le flux de ce que nous pouvions voir et ressentir et que nous souhaitions ne pas oublier sans pour autant savoir si nous en ferions quelque chose, puis très rapidement pour nous permettre de formuler des difficultés que nous rencontrions. L’écriture est alors devenue pour nous un instrument d’élaboration : il ne s’agissait plus tant d’écrire pour consigner que d’écrire pour penser. D’autre part, nous avons aussi mis régulièrement en discussion ce qui se passait pour nous dans l’intervention. Elle a été présentée entre trois et quatre fois par an, à des doctorants et/ou des chercheurs chevronnés, dans des cadres qui permettaient de mettre au travail notre propre subjectivité et de la prendre pour objet. Notre directrice de thèse s’est par ailleurs impliquée dans une modalité d’encadrement de ce travail qui a aussi consisté à nous renvoyer ce qu’elle percevait de nos propres mouvements subjectifs dans la situation d’intervention, dans nos élaborations cliniques et dans nos constructions théoriques.

Ce travail d’élaboration a été central pour mener l’intervention et, au-delà, pour construire notre recherche. La prise en compte de nos propres expériences subjectives a participé à la constitution de son objet : c’est en interrogeant nos propres mouvements d’engagement et de désengagement, et les effets délétères d’une passivité subie (ou d’une activité empêchée) qu’il nous semblait rencontrer partout dans la situation, y compris en nous-même, que nous avons progressivement développé un questionnement sur les processus d’engagement et de désengagement au travail. La thèse reprend ainsi un cheminement qui, à partir de notre expérience de terrain (de ce qu’elle a impliqué pour nous, pour les autres, et entre eux et nous), nous a amené à reprendre, organiser, mettre en forme un ensemble de données cliniques et empiriques relatives à l’engagement et au désengagement, et à chercher des ressources théoriques pour les comprendre, les interpréter, leur donner du sens. Nous avons ainsi effectué de nombreux aller-retour entre ces données et différentes ressources théoriques, pour tenter à la fois de (re)penser l’expérience vécue à partir de la théorie mais aussi de mettre la théorie à l’épreuve de l’expérience vécue. Nous assumerons donc ici une place centrale donnée à ce qui s’est passé, y compris pour nous, sur le « terrain », terrain qui est à la fois un point de départ et une ressource continue pour penser les questions qui nous occupent. Si nous mobiliserons principalement des traces issues du travail de co-analyse mené avec les professionnels pendant l’intervention et traiterons des mouvements d’engagement et de désengagement des chefs d’équipe essentiellement, la construction de l’objet de ce travail et nos différentes analyses sont aussi passées par une mise au travail et une élaboration de nos propres mouvements subjectifs pendant et suite à l’intervention.

Récapitulatif du contexte et du cadre de l’intervention et de la recherche

Terrain

Intervention au Service Technique de la Propreté de Paris (STPP) de la Direction de la Propreté et de l’Eau (DPE)

de la Mairie de Paris

Cadre contractuel Contrat CIFRE (Convention Industrielle de Formation par la Recherche) 17/11/14 - 16/11/17

Projet initial de la contractualisation

« Ce projet de recherche vise à investiguer et mieux saisir l’activité de l’encadrement intermédiaire, ses contraintes et ses ressources pour gérer leurs équipes au quotidien. Ce questionnement sera instruit à partir d’une intervention en clinique de l’activité (…). »

Extrait de la lettre d’engagement de la collectivité du 12/03/14

Caractéristiques du service commanditaire (STPP)

Service public (fonction publique de la ville de Paris)

Effectifs du STPP : 6632 agents, dont 4834 éboueurs et 623 techniciens de service opérationnel (chefs d’équipe) au 31/12/15

Missions principales : nettoiement de l’espace public et collecte des déchets, 364 jours par an

Organisation hiérarchique articulée autour de 7 principaux échelons Organisation territoriale avec le découpage du territoire parisien en 14 divisions de la propreté, elles-mêmes découpées en secteurs

Cadre théorique et méthodologique de l’intervention

Clinique du travail et clinique de l’activité Cadre général :

• une intervention de départ qui répond à des demandes formulées sur le terrain

• une démarche d’intervention et de recherche qui allie « action de transformation » et « production de connaissances »

• prise en compte et mise au travail de la subjectivité de l’intervenant- chercheur

Quelques caractéristiques de l’intervention en clinique de l’activité : • méthodologie développementale

• observation et co-analyse de l’activité

• distinction entre tâche prescrite/activité réalisée/réel de l’activité • modélisation du métier en 4 instances : impersonnelle, personnelle,

Deuxième partie :

Intervention réalisée

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