• Aucun résultat trouvé

Chapitre 8. Méthodologie d’analyse et matériaux retenus

8.1. Une analyse langagière de l’énonciation

8.1.2. De la nature des difficultés d’interprétation de nos matériaux à la focalisation sur

La reprise de nos matériaux, avec en arrière-plan nos hypothèses de recherche, a rendu saillante l’ambivalence et l’ambiguïté de l’engagement et du désengagement des professionnels dans leurs activités. Dans des cadres de co-analyses leur demandant de dire très concrètement, par rapport à des tâches précises et à partir de traces de leur activité réelle, ce qu’ils faisaient et ce qu’ils ne faisaient pas, de l’expliquer et éventuellement de le défendre en face de leurs pairs, il s’est avéré que leur engagement et leur désengagement vis-à-vis de la tâche pouvaient être variables. Ils pouvaient varier en fonction des aspects et des destinataires de la tâche évoqués, changer au cours d’un même dialogue ou d’un cadre dialogique à l’autre de l’intervention, être plus ou moins fermement défendus (dans le sens d’argumentés), voire pas défendus ou regrettés. L’engagement et le désengagement ne font alors pas toujours sens ou prennent parfois des sens changeants et multiples, avec des propos et des attitudes parfois difficiles à interpréter (du fait, par exemple, de formulations particulièrement polysémiques, ou de décalages entre ce qui est dit et la façon dont cela est dit). Les dialogues laissent alors transparaître des points de vue et des positionnements dont l’interprétation et la cohérence posent question.

Quand on visionne et/ou on écoute les dialogues qui se sont déroulés dans l’intervention, ceci est perceptible, d’une part, dans les écarts que l’on peut repérer dans ce que les professionnels disent de ce qu’ils font à différents moments d’un même dialogue ou d’un dialogue à l’autre, et d’autre part, dans un ensemble de signaux cliniques qui contribuent à créer une forme de doute sur ce que peut signifier, sur un plan psychologique, ce qu’ils disent. Parmi ces signaux cliniques, les plus manifestes relèvent de la façon dont leur prosodie ne fait parfois pas sens par rapport à ce qu’ils disent, du caractère énigmatique de certains signaux co-verbaux qui viennent amoindrir ou brouiller le sens du propos, ou encore de positions de retrait, à certains moments du dialogue, avec des professionnels qui ne défendent et argumentent pas ou peu leurs choix (de faire ou de ne pas faire) dans des énoncés qui peuvent alors sembler désincarnés. Ces différents éléments nous ont amené à nous poser la question du rapport des professionnels à ce qu’ils disent, et notamment de leur niveau de conviction, d’adhésion, concernant leurs propres propos. Dans nos matériaux, ce rapport est accessible en s’intéressant à trois plans :

- ce qu’ils disent de ce qu’ils font dans les cadres dialogiques de l’intervention ;

- la manière dont ils se positionnent par rapport à ce qu’ils disent de façon souvent implicite (à travers notamment les formes langagières utilisées, mais aussi un ensemble de signaux coverbaux) ;

- et plus rarement la manière dont ils se positionnent par rapport à ce qu’ils disent de façon explicite (quand ils prennent ce qu’ils disent de ce qu’ils font comme objet du dialogue). Il semble possible, à partir de ces trois niveaux, d’inférer, à partir de ce que les personnes disent faire ou ne pas faire, comment elles s’engagent et se désengagent de leur activité, mais aussi comment elles se positionnent vis-à-vis de cet engagement et/ou ce désengagement (dans quelle mesure elles le regrettent ou non, s’y retrouvent ou pas, l’assument plus ou moins), et donc finalement d’accéder à une partie de l’épaisseur et de la complexité de ce que constituent, pour

elles, l’engagement et le désengagement. Pour ce faire, il nous faut à la fois nous intéresser au contenu (ce que les professionnels disent concernant la définition de ce qui est à faire et concernant ce qu’ils font concrètement en situation, et les évolutions de ce qu’ils disent à ces sujets), mais aussi au rapport des professionnels à ce contenu. Ce rapport nous semble appréhendable en nous intéressant à l’énonciation et à la prise en charge énonciative.

L’énonciation est classiquement définie comme « la mise en fonctionnement de la langue par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste, 19741, cité par Charaudeau et Maingueneau, 2002,

p.229). Si nous reprenons Moeschler et Reboul (1994), on peut définir l’énonciation comme l’acte qui produit l’énoncé, dans une situation particulière :

alors que la phrase est une construction abstraite du linguiste et du grammaticien, l’énoncé est sa réalisation concrète qui apparaît lorsqu’elle est effectivement prononcée par un locuteur dans une situation donnée. Pour désigner le fait « historique » que constitue la production d’un énoncé, on parle d’énonciation. (p.529)

Charaudeau et Maingueneau (2002) précisent que l’énonciation permet de représenter des faits (dans l’énoncé), et qu’elle constitue en elle-même un fait défini dans le temps et dans l’espace. En analyse du discours, l’énonciation renvoie à un niveau global (elle s’insère dans le cadre plus large à l’intérieur duquel se développe le discours) et à un niveau local avec l’ensemble des traces qui vont permettre de caractériser des positions et positionnements énonciatifs. Dans la lignée d’A. Culioli, l’énonciation peut être regardée comme une activité d’un sujet engagé dans l’action de dire, dans une situation particulière et en relation avec d’autres sujets : « le sujet énonce pour un autre et pour autrui, à propos de et en vue de » (Ducard, 2016, p.164). À travers l’énonciation, à partir des travaux de Benveniste, le sujet parlant et l’expression de sa subjectivité sont introduits dans l’analyse. Cette présence subjective dans l’énoncé est appréhendable à travers des marqueurs déictiques (personnels, de temps, d’espace) mais aussi à travers un ensemble d’autres traces relatives au lexique, la syntaxe, etc. (Colas-Blaise, 2016).

Les travaux sur l’énonciation font apparaître des points de divergence et de débat entre différents courants et auteurs, et il n’y a pas forcément de consensus sur la définition même des concepts et des notions au cœur des processus d’énonciation, comme par exemple sur ce que qu’on appelle la « prise en charge » ou sur les rapports entre « locuteur » et « énonciateur » (Colas-Blaise, Perrin et Tore, 2016). En ce qui nous concerne, pour construire notre méthodologie d’analyse, nous avons fait le choix de nous appuyer plus particulièrement sur deux auteurs, Robert Vion et Alain Rabatel. D’une part, ils nous ont paru proposer des approches théoriques articulant très explicitement des plans socio-culturels, subjectifs et interlocutifs qui sont pertinents pour décrire et penser les mouvements psychologiques que nous cherchons à identifier. Par exemple, pour Vion (1996), dans une interaction verbale, les places énonciatives interagissent avec des places liées au cadre institutionnel et social de l’interaction (des rôles sociaux endossés singulièrement par des sujets), des places discursives liées aux tâches accomplies dans le discours mené (argumentation, explication, récit…), et des places subjectives plus directement liées à la dynamique de l’échange (l’image que l’on cherche à donner, la relation que l’on cherche à construire avec les autres). Si pour lui la prise en compte du niveau énonciatif constitue un moment essentiel de l’analyse, elle doit toujours être replacée dans un cadre multidimensionnel

plus large (Vion 1996, 2005). D’autre part, les travaux de Vion et Rabatel ont l’intérêt de proposer des marqueurs et indicateurs permettant d’instrumenter concrètement l’analyse de corpus, y compris l’analyse de dialogue. Enfin, les dimensions dialogiques et polyphoniques sont centrales dans ces perspectives : les énoncés sont traversés par une multiplicité de voix, et leur sens apparaît lié à un enchâssement de dialogues (internes et externes, avec soi et avec les autres, pris dans un courant de communication ininterrompu). C’est donc essentiellement à ces auteurs que nous nous référerons dans ce qui suit, mettant de côté les nuances et débats de spécialistes qui amènent des degrés de détails inutiles pour notre propre usage de ces approches.

Outline

Documents relatifs