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Chapitre 5. La construction de l’objet de la recherche : du vécu au questionnement de

5.1. Les mouvements d’engagement et de désengagement identifiés dans l’intervention et les

5.1.3. La douloureuse apparition de l’engagement comme objet explicite des dialogues

d’un drame au sens ordinaire du terme : le suicide de Pascal, un des chefs d’équipe du collectif du 14e arrondissement. Ce suicide survient dans des circonstances particulièrement violentes pour

les collègues de Pascal, de par ses modalités et sa temporalité : le lendemain de son pot de départ à la retraite, Pascal tente de se faire exploser en ouvrant des bouteilles de gaz dans sa voiture et en mettant le feu. Quelques heures après seulement, il meurt à l’hôpital, des suites de ses brûlures. Nous ne tenterons pas ici de livrer tous les détails et implications de cet événement, et encore moins d’en faire une étiologie. Néanmoins, il nous paraît important de donner quelques éléments sur Pascal et sur les circonstances de son double départ (du service et de la vie), pour permettre de comprendre les interrogations et les échanges qui en ont découlé, et les rapports alors faits avec la question de l’engagement.

Initialement, le départ de Pascal à la retraite devait, à quelques semaines près, coïncider avec la fin de l’intervention, soit fin 2017. Il avait calculé « les jours qui lui restaient », minutieusement retranché les différents congés qu’il aurait à prendre, et fixé avec précision ce qui serait, selon lui, son dernier jour de travail. Mais en février 2016, en appelant le service de la ville qui gère les dossiers de retraite, on lui dit qu’il devrait « déjà ne plus être là ». Nous peinons à comprendre ce qui s’est passé sur un plan administratif. Quand nous lui faisons part de notre incompréhension, Pascal nous explique froidement que « à 60 ans ils te virent ». À partir des informations données par les ressources humaines, il reprend tous ses calculs et fait le point avec sa hiérarchie. Le calcul définitif semblant difficile à établir, une date est arrêtée avec l’idée, soufflée par quelques-uns, que si finalement il devait revenir quelques jours une fois ses congés épuisés, il pourrait se mettre en arrêt maladie. Il semble que cette pratique existe, mais nous ne savons pas si cela convient à Pascal qui dit ne jamais être en arrêt maladie. Son dernier jour de travail est finalement fixé un samedi, environ deux mois plus tard. Il organise alors un important pot de départ pour « ses gars » (les éboueurs de son atelier), « ses collègues » (les chefs d’équipes de son arrondissement) et quelques supérieurs hiérarchiques directs. La plupart des chefs d’équipe du collectif du 14e arrondissement

y participeront. Et c’est donc le lendemain de ce pot, décrit par les participants comme un bon moment ayant rassemblé du monde, que Pascal met fin à ses jours.

Pascal occupe une place particulière dans sa division et dans l’intervention. Entré à la ville de Paris en 1988, il est d’abord éboueur pendant 21 ans, avec une interruption en 2004-2005, au cours d’une période durant laquelle il est « faisant-fonction » chef d’équipe. À partir de juin 2009, il occupe le poste de chef d’équipe du nettoiement, puis devient TSO en 2014 lors de la réforme de la catégorie B. Il nous dit avoir toujours travaillé dans le 14e arrondissement et beaucoup de chefs

d’équipe ont travaillé avec lui et/ou ont été formés par lui. C’est une référence pour ses collègues : il a « de la bouteille », du métier, et nous comprendrons par la suite qu’ils le considèrent comme particulièrement solide et fort, notamment pour sa maîtrise du métier et son indépendance par rapport aux demandes de la hiérarchie et de l’organisation. Il a en effet la réputation de bien faire le travail et de faire « ce qu’il veut », n’hésitant pas à ne pas appliquer ce qui lui semble ne pas être opérant ou ne pas avoir de sens. Dans l’intervention, il est le seul chef d’équipe du collectif de la division 14 qui était déjà présent dans la précédente intervention. C’est donc avec lui que nous

travaillons à l’installation du nouveau dispositif, à déterminer avec la direction de la division les objets sur lesquels pourrait porter le travail d’analyse, et au recrutement de nouveaux volontaires. Certains diront être venus « à cause de lui » ou « pour lui » : pour travailler avec lui et parce que s’il participe, c’est que d’une part ça doit en valoir la peine, et d’autre part ça n’est vraisemblablement pas téléguidé par la direction. Nous passons aussi beaucoup de temps en observation avec lui, en attendant le démarrage du travail collectif. Pascal nous interpelle beaucoup, dès les premiers moments du travail avec lui, par l’ambivalence et la complexité de ce qu’il nous renvoie : il est à la fois très présent et très silencieux, il peut dans la même minute rire et ajouter un commentaire ou un regard lourd de sous-entendu sur le caractère en réalité tragique de la situation, ou encore faire comme si tout lui était égal tout en se montrant très affecté par certaines décisions ou certains problèmes.

Son suicide laisse globalement ses collègues sidérés (par l’inattendu et l’inconcevable du geste) et très culpabilisés (comment ont-ils pu ne rien voir la veille ?). Du côté de l’intervenante, le choc est fort aussi, l’incompréhension et la culpabilité se déclinent différemment, mais se constituent en un vécu partagé avec le collectif. La violence du mode opératoire renvoie par ailleurs les uns et les autres à des questionnements et des angoisses, plus ou moins bien supportés, relatifs aux derniers ressentis et aux dernières pensées de Pascal. Dans les premiers temps, tout le monde, y compris la direction de la division, s’interroge sur le lien possible entre ce suicide et le travail. Quelques éléments semblent indiquer l’existence d’un mal-être en dehors du travail, mais les collègues de Pascal ne peuvent pas s’empêcher de s’interroger sur le fait que, malgré tout, son geste a lieu le lendemain de son dernier jour de travail. Une cadre nous répète par exemple que « le calendrier

n’est pas un hasard ». Certains chefs d’équipe s’interrogent sur la responsabilité de l’organisation

et plus précisément sur ce départ à la retraite précipité qui, bien que présenté comme une bonne chose par Pascal lui-même, semble l’avoir affecté. Du jour au lendemain, il s’est retrouvé à ne plus comprendre son planning et à ne plus avoir la main dessus, alors qu’il pensait le maîtriser, et à devoir réorganiser tous ses projets et projections : « Tu prépares, et ça finit en bricolage ! », dit l’un de ses collègues.

Dans cette situation, nous faisons le choix de rencontrer chaque membre du collectif individuellement, puis d’organiser des réunions pour décider collectivement de la poursuite ou non de l’intervention. Aussi bien pour les professionnels que pour nous, il ne semble pas possible de continuer l’intervention comme si rien ne s’était passé, et nous envisageons même de l’arrêter, tant le travail engagé est associé à Pascal. Les chefs d’équipe décident finalement de poursuivre l’intervention, au départ pour Pascal, voire presque comme un hommage, avec l’idée qu’on ne peut pas abandonner un projet dans lequel il s’était beaucoup investi. En revanche, il leur paraît difficile de regarder et d’utiliser les images de Pascal. Pour autant le collectif ne se résout pas à la possibilité de ne pas prendre en compte les films avec Pascal, ce qui reviendrait pour eux à « l’effacer ». Est d’abord imaginé qu’il faut juste laisser passer du temps. Finalement, nous proposerons quelques semaines plus tard aux chefs d’équipe de regarder seule les films et d’en faire une synthèse sur laquelle s’appuiera la poursuite du travail de co-analyse. C’est cette solution qui est retenue.

L’évocation du suicide de Pascal, les questions qu’il pose aux chefs d’équipe, les amènent aussi, lors de ces rencontres qui suivent l’évènement, à parler très concrètement du fort engagement qu’avait Pascal dans son travail, derrière un discours qui pouvait parfois paraître désinvolte. S’il pouvait souvent dire haut et fort qu’il ne faisait pas telle ou telle chose, ou « se fichait » de telle ou telle demande hiérarchique, il apparaît à tous qu’il s’investissait par ailleurs beaucoup pour les conditions de travail de ses éboueurs et pour la propreté de son secteur. Parler de l’engagement de Pascal amène les chefs du collectif à parler aussi de leur propre engagement. Un parallèle est notamment fait entre la brutalité de la mise à la retraite de Pascal et la brutalité de l’arrêt à venir du recours à certains « faisant-fonction ». C’est en effet à cette même période de l’intervention que les « faisant-fonction » du 14e arrondissement sont dans l’attente de savoir qui « retournera au balai », et quand, du fait du retour ou de l’arrivée annoncés, dans les ateliers, de TSO titulaires

(cf.4.1.3. p.74). L’administration est alors pointée comme n’ayant pas d’égards pour l’investissement de ses agents, appliquant une « gestion inhumaine ». Les chefs disent leur sentiment d’être « un numéro » dont on se sert, puis « jeté à la poubelle » quand on n’a plus besoin d’eux, alors même qu’ils ont « tellement donné ». La « fin des faisant-fonction » est verbalisée comme une « mort », qui bien que connue et annoncée dès le départ, n’en reste pas moins très difficile à envisager et à accepter pour des faisant-fonction assurant les missions de chefs d’équipe depuis souvent plusieurs années. Certains décrivent alors comment ils ont du mal à s’investir, voudraient en faire moins, hésitent à poser des arrêts maladie, et en même temps continuent à être là et à faire ce qu’on leur demande.

Lors de ces réunions, pour la première fois dans l’intervention, l’engagement, l’investissement, mais aussi la difficulté à les maintenir (entre autre parce qu’ils ont le sentiment que ceux-ci ne sont pas considérés par l’organisation), sont dits et discutés, explicitement et collectivement par les chefs d’équipe. Si jusque-là l’engagement et les dilemmes qu’il pouvait poser avaient été perceptibles dans les observations et les séances de travail, les dialogues ne les prenaient pas pour objet en tant que tel. De notre côté, le décès de Pascal, ainsi que les éléments de verbalisation de ses collègues sur les conflits qui les traversent, alimentent un questionnement sur ce qui nous paraît être des dynamiques psychiques paradoxales alliant engagement et désengagement, dans un contexte organisationnel lui-même porteur d’ambivalences et de contradictions (en attendant des agents à la fois de l’obéissance et de l’initiative, en demandant de l’investissement sur des fonctions à l’avenir incertain, ou encore en fixant des objectifs qui ne prennent pas en compte la réalité des moyens et des contraintes du terrain).

5.2. De l’absentéisme au désengagement et à l’engagement des professionnels

Les mouvements d’engagement et de désengagement rencontrés dans l’intervention nous ont amenées à différentes relectures de la préoccupation initiale de notre commanditaire autour de l’absentéisme. À partir de ces relectures, nous avons formulé de nouvelles hypothèses sur l’absentéisme des éboueurs, puis sur leur potentiel désengagement et, de façon plus large, sur le désengagement des agents sur le terrain, et à proposer d’autres processus explicatifs en supplément de ceux initialement identifiés par le STPP (cf. 2.1. p. 39 et suivantes). Nous avons réuni nos propositions dans des formalisations qui ont pu servir de supports à la discussion avec les deux cheffes de service qui se sont succédées (cf. annexe 4 reprenant ces formalisations). Nos hypothèses sur les liens entre absentéisme, désengagement et engagement se sont développées principalement dans trois directions:

- nous avons d’abord proposé de voir l’absentéisme comme le signe fort ou l’étape ultime du

désengagement d’un professionnel : les professionnels se désengageraient de leur travail,

pour de multiples raisons, et une partie de l’absentéisme refléterait le « pas de plus » pour des professionnels qui seraient déjà en retrait ou désinvestis dans leur travail ;

- notre travail de terrain nous a ensuite amenées à l’hypothèse d’un absentéisme qui serait une conséquence d’un engagement empêché : une partie de l’absentéisme refléterait le malaise de professionnels ne parvenant pas réaliser leur travail, ou en tout cas pas d’une façon correcte à leurs yeux, et qui d’une façon plus ou moins choisie (découragement, « ras-le-bol ») ou subie (décompensation) ne parviendraient plus à s’y présenter ;

- enfin est apparue une troisième possibilité, celle d’un absentéisme qui serait une tentative

d’agir sur sa situation au travail ou sur l’organisation du travail : s’absenter serait une

forme de résistance et/ou de protestation face à la façon dont le travail est organisé, face à la place à laquelle l’organisation assigne, et une façon alors, pour l’agent, de montrer son importance et son utilité (quand je ne suis pas là, cela ne fonctionne pas ou mal) et d’y retrouver des possibilités d’action (en établissant, au moins avec sa hiérarchie directe, un rapport de force dans lequel celle-ci aurait plutôt intérêt à prendre en compte ses demandes ou propositions).

Dit autrement, et sans bien évidemment nier l’existence d’un absentéisme lié à des maladies et des accidents, l’intervention, nos observations et les propos des professionnels conduisent à concevoir l’absentéisme comme, pour une part, lié à l’organisation du travail, à l’impossibilité de réaliser du bon travail et à des rapports conflictuels dans la ligne hiérarchique. Il traduirait alors à la fois des formes de désengagement et d’engagement, avec par exemple un désengagement et un absentéisme découlant d’un engagement empêché ou encore une forme de « désengagement engagé » où il s’agit, en ne faisant plus ou en s’absentant, de peser sur l’organisation ou les relations au travail afin de les améliorer et de travailler mieux (par exemple avec plus d’efficacité ou dans de meilleures conditions). Ainsi les liens entre absentéisme, désengagement et engagement seraient multiples, et dans des rapports pouvant sembler parfois inattendus voire paradoxaux.

L’absence et le désengagement pourraient se rapprocher d’autres conduites comme le retrait ou une forme de présentéisme. Le retrait concerne ici celui de son intelligence au travail ou de son ingéniosité : le professionnel est alors dans une forme de grève du zèle où il s’agit d’appliquer la règle à la lettre, de faire ce qui est prescrit mais pas plus, ce qui permet de « se couvrir » mais pas d’atteindre les objectifs prescrits. Pour ce qui est du présentéisme, il n’est pas ici à prendre dans son acception scientifique de comportement consistant à persister de se présenter au travail malgré des problèmes de santé physique et/ou psychologique qui auraient nécessité de s’absenter (Gosselin et Lauzier, 2011), mais comme une forme de présence « sans engagement » (Sarazin, 2014, p.2) ou une « présence contemplative » (Monneuse, 2014, p.8) : le professionnel est présent physiquement à son poste de travail, mais pas dans l’exécution de la tâche, sa tête est « ailleurs ». Pour éviter toute confusion, nous avons parlé de « présents absents ».

C’est ainsi que dans notre dernière formalisation sur l’absentéisme dans le service (figure 12, page suivante), nous relions l’absentéisme à d’autres manifestations comme la présence-absence ou le retrait, et nous mettons ces phénomènes en lien à la fois avec le désengagement et avec l’engagement. L’absentéisme, la présence-absence, le retrait peuvent être vus comme des symptômes ou des conséquences du désengagement des professionnels et/ou de leur engagement empêché. Dans cette perspective, l’absentéisme et le désengagement peuvent participer de formes de résistance ou de la recherche de moyens de pression, et être finalement parfois des instruments d’action.

Figure 13 : Formalisation sur l’absentéisme, le désengagement et l’engagement des agents des ateliers

Légende :

Nouveaux liens (de cause à effet) et nouveaux éléments (de compréhension, d’explication) proposés, à partir du travail mené dans l’intervention.

Effet en retour

Liens et éléments avancés par différents rapports/interlocuteurs, observés dans l’intervention, sur lesquels l’intervention n’apporte pas d’éclairage particulier Liens et éléments avancés par différents

rapports/interlocuteurs, sur lesquels

l’intervention ne permet aucune forme de vérification, infirmation ou éclairage

xx - xx Hypothèse d’une forme de

proximité/continuité entre ces

phénomènes

xxx

xxx

5.3. Des engagements et des désengagements aux formes et fonctions

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