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Un Messiaen touristique

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 56-60)

Messiaen, au-delà de son catholicisme de tradition française, approcherait plus généralement un récit territorial, encore anachronique. Il ne fut pas question pour Messiaen d’émigrer durablement comme nombre d’autres musiciens de son siècle, à

27 Si l’éducation est à la racine de toute étiologie, voire de toute ontologie (point de vue de la psychanalyse), faut-il voir dans cette éducation féerique la naissance, du fait même de Messiaen, donc, des mythes exposés dans ce chapitre ?

28 Celui-ci relève comme nous cette analogie et va plus loin. Il remarque que l’absence du père, durant la première guerre mondiale, livre Messiaen à sa mère et à sa grand-mère Marie, de même que le Christ – dit le mythe selon Philippe Olivier – est élevé par la Vierge en l’absence de Joseph, pris par ses activités de charpentier. (Voir chapitre « L’incarnation ».)

29 9.

30 Jean 19. 30 : « Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit : Tout est accompli. Et, baissant la tête, il rendit

l’esprit ».

31 La formule semble se référer à un univers christique de façon inconsciente. Ainsi, le champ lexical de

la liturgie catholique est présent sans que les substantifs soient associés aux « bons personnages ». Les formules – de fait – semblent nées de « libres associations » engendrées par l’inconscient de l’auteur.

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l’instar de Mahler, Varèse, Schönberg, Bartók, Stravinsky, Ligeti, Xenakis, Boulez, Pärt et tant d’autres. Personne ne s’étonne que le cosmopolitisme artistique ne l’ait, lui, pas déterminé.

Le terroir s’attache à Messiaen comme un concept aussi important que l’art. Ce « Français des montagnes 32 », comme il se nomme lui-même, demeure la plupart

du temps auprès des massifs français. On n’est pas étonné, non plus, qu’il compose un Tombeau de Paul Dukas, ni que sa foi ne soit pas typique du second xxe siècle

(bouddhiste/chamaniste/chrétienne), de ce que Jean Vernette appelle « la nébuleuse

New Age 33 » (ou « Nouvel Âge »). Elle n’est pas syncrétiste comme celle de Scelsi, de

Glass, du dernier Stockhausen et d’une vague ésotérique internationaliste – mondia- lisation de la magie – grandissante après guerre. Elle est mystique d’un genre ancien, « illuminée légale », purement catholique. C’est celle de Marthe Robin, du curé d’Ars 34. Ce spiritualisme franco-français re-convoque l’icône d’illumination nationale

– parfois nationaliste – qu’est Jeanne d’Arc 35.

C’est aussi, dit-on en exagérant, un survivant de la Renaissance française, un dernier « humaniste », selon Alain Louvier (on y reviendra). Ou voilà un homme des Lumières (de caractère donc plus typiquement national encore) qui prône certaines « vertus », capable ainsi d’appeler un traité Les vertus de l’analyse. On ré-évoquera bien sûr, à propos du Cristal (chapitre 4), la tradition harmoniste et la « clarté française ». Le diachronique Messiaen moderniste, après-guerre, est culturellement nationaliste au sens d’avant-guerre. Ce que la France a produit de typique est attiré dans son orbe. Il est aux antipodes de Varèse, émigré tôt aux États-Unis, qui en a perdu jusqu’à l’orthographe de son nom 36. Selon une fable cette fois politique, prévoyant des dicho-

tomies duales nettes (ici potentiellement fausses) 37, il prend la pose à l’extrême droite

et Varèse l’internationaliste à l’extrême gauche.

Les modes rythmiques médiévaux, qui intéressent Messiaen, sont des valeurs de la musique française à l’époque où celle-ci dominait l’Occident. (S’être intéressé aux rythmes indiens n’est pas contradictoire. La France colonialiste n’est pas si loin 38.

32 Halbreich, 69.

33 Le New Age, Paris, PUF, 1992, 16.

34 Il rappelle davantage certains hommes de lettres (Claudel, Bernanos, Péguy, etc.).

35 La sainte aux voix est d’ailleurs célébrée dans une œuvre peu connue, Chœurs pour une Jeanne d’Arc (1941).

36 « Edgard Varèse » est ainsi parfois « Edgar Varese ».

37 Ce que confirme Makis Solomos (communication personnelle au printemps 2013).

38 L’expression « folklore international », employée par Messiaen, semble inconsciemment

condescendante. C’est l’époque qui matérialise les esthétiques « indigènes ». Il s’agit donc d’utiliser ce matériau sans le magnifier, sans le laisser dans sa souveraine unité. C’est le cas général pour les inspirations « hétéro-folkloristes » (ainsi la considération des gamelans indonésiens, notamment dans certaines hétérophonies bouléziennes). À l’inverse, certains musiciens profondément immergés dans

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Nicolas Bourriaud confirme ce point 39.) « Illustrer sa culture » a-t-il été nécessaire

à toute époque, pour entrer dans l’histoire de la musique ? Mozart a-t-il écrit dans un style typiquement autrichien ? Adorno y voit la synthèse organique des caractères allemand et italien 40. Le classicisme dans son ensemble était-il viennois ? Ce n’est

pas impossible. Or, ceux qui savent gré à Messiaen de s’être montré apparemment si touchant de « typicité française » ne sont pas tant les Français que les étrangers qui rêvent, qui mythifient la France, et la fixent au passage, donc organisent avec la France une diachronie, justement comme Messiaen qui s’accorde en ceci mieux avec eux qu’avec ses compatriotes 41.

Les Anglais, Américains et Japonais ont considérablement œuvré à la médiation internationale de Messiaen, on l’a vu en introduction. Sur la base documentaire en ligne qu’est Youtube, au moins édifiante pour le point de vue statistique qu’elle donne, les documentaires audiovisuels les plus rapidement proposés au sujet du Français, encore en 2013, étaient britanniques. Dans l’un d’eux, Peter Hill, l’un des premiers grands spécialistes du compositeur outre-Manche, commence par présenter le Théâtre Marigny, « près des Champs-Élysées », précise-t-il. Vient une photographie d’un Messiaen rousseauiste, plongé dans la nature, prenant le chant d’oiseaux à la volée, un béret basque – cela tombe bien – enfoncé sur les oreilles 42. Ce béret noir est une

gauloiserie ostentatoire. C’est l’élément majeur du costume de Super Dupont 43. La

fable en devient vestimentaire, sort donc du strict domaine du conte. Il s’agit ici de bande dessinée (herméneutique, rétrospectivement), d’illustration populaire, d’affiche.

« Depuis 1945 », professe Adorno, « la modernité a indiscutablement liquidé les différences nationelles 44 ». Cette opinion procède d’une idéologie. Une autre idéologie

des cultures lointaines, ainsi Colin Mac Phee résidant à Bali entre 1931 et 1938, restituent des œuvres qui ne servent plus, semble-t-il, la seule culture occidentale (voir son Balinese ceremonial music, 1934, trois pièces pour deux pianos).

39 « Faut-il regretter l’universalisme moderniste ? Pas davantage. Inutile de revenir ici sur le colonialisme (inconscient ou non) qui lui est consubstantiel. […] Les cultures non occidentales ? Non historiques donc nulles. » Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, 14.

40 Introduction à la sociologie de la musique, Genève, Contrechamps, 1994, 165.

41 Revoir introduction.

42 Voir « Birdsongs in Messiaen » (http ://www.youtube.com), de 2’51’’ à 2’55’’. On pourra contempler une photographie comparable du maître – son béret enfoncé profondément sur les oreilles : à la manière traditionnelle si pleine de typicité nationale – notant des chants d’oiseaux au Japon, dans l’ouvrage de Hill et Simeone (2005, 246). Le béret est encore là sur le portrait présenté par le site internet musicologie.org. Lucien Rebatet raille – et donc remarque – également « ses bérets de petit bourgeois pêcheur à la ligne » (Une histoire de la musique, Paris, Robert Laffont, 1969, 814).

43 Caricature de bande dessinée parodiant Superman et présentant un super héros français, mangeant

camembert, saucisson, baguette, portant charentaises et béret noir. Ce « héros » fut inventé par le scénariste Jacques Lob et le dessinateur Marcel Gotlib. Il parut pour la première fois en septembre 1972, dans le numéro 672 de Pilote.

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œuvre manifestement à l’opposé, peut-être plus discrètement, mais au sein même du modernisme ou du moins de sa réception. Une haute incidence de Messiaen, compre- nons-le, est touristique, donc non pas inter mais « poly-nationaliste ». Elle véhicule à l’étranger des idées là-bas encore utiles, probablement, le fantasme d’une France préservée, conservatrice au sens littéral car respectueuse de son architecture hauss- mannienne (les Champs-Élysées), de sa nature idéalisée (Messiaen au milieu des oiseaux comme un terrestre commandant Cousteau) 45, de ses traditions vestimen-

taires (le béret). Dans cette France encore récemment élue pays le plus visité de la planète, imaginée comme un parc naturel pour le monde, ce qu’elle est d’ailleurs censée devenir de plus en plus (c’est la thèse du roman La carte et le territoire – 2010 – de Michel Houellebecq), la valeur de typicité française du musicien est centrale. Elle est identitaire, pour lui et pour les étrangers : elle pose des limites. Elle est un

préalable à Messiaen même, ce supposé positionnement national justifiant, en miroir,

celui des Anglais et tout traditionalisme en général, dont la vieille monarchie d’outre- Manche se dit souvent friande. Voilà qui prépara davantage la renommée britannique, d’après nous, que le seul fait que le « patronage des arts [fût réellement] plus éclairé en Angleterre durant les années 60 et 70 46 », comme le prétend Robert Sherlaw Johnson.

On pourrait finalement écrire la contraposée d’une opinion d’Eero Tarasti, ce qui donnerait ceci : « Dans les œuvres de Messiaen, les deux cultures sont enchevêtrées dans la communication mythique. En effet, l’exotisme de certains éléments de la culture [française] acquiert une connotation mythique dans le contexte de la tradition [mondialisée] 47 ».

Les étrangers n’ont pas seulement apprécié en Messiaen une figure plaisante pour eux. Ils l’ont façonnée eux-mêmes comme une œuvre d’art qu’on crée puis admire. Les Américains, grands façonneurs de la planète, sont à l’origine de ce processus et déjà, on l’a vu en introduction, à son origine historique, dès la Libération. En fait, la saga internationale Messiaen aurait commencé dans les petits récits de guerre des G.I. américains de retour au pays. Le journaliste Robert de Saint-Jean, dans les colonnes de France Soir du 28 mars 1948, rapporte son entretien avec le compositeur : « Les critiques américains racontent que 3 mois par an, vous menez une existence d’ermite dans les montagnes, marchant pieds nus et laissant pousser votre barbe, que vous

45 Il fut à la fin du siècle dernier, pour sa valeur de savant écologiste précurseur, le Français vivant le plus célèbre dans le monde, notamment aux États-Unis.

46 1975, 191.

47 Op. cit., 155. Voici donc l’opinion originelle : « Dans les œuvres de Messiaen, les deux cultures sont

enchevêtrées dans la communication mythique. En effet, l’exotisme de certains éléments de la culture étrangère [par exemple indienne dans Turangalîla, remarque le Finlandais] acquiert une connotation mythique dans le contexte de la tradition occidentale ».

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appelez votre fils Pilule et votre femme Mi, ce nom de note seyant parfaitement, après tout, à la femme d’un musicien ?

– « Je pense », répond Messiaen, « que toutes ces histoires naquirent le jour où l’on sut que Serge Koussevitzky m’avait commandé une symphonie pour le Boston Orchestra [la future Turangalîla] ».

Et Saint-Jean de renchérir : « Votre réputation aux États-Unis (qui n’est égalée que par celle de Milhaud) 48 s’est répandue comme une traînée de poudre depuis la

Libération. Dans leurs premiers articles sur Paris libéré des Allemands, les reporters américains se hâtèrent de dire à leurs lecteurs que la Tour Eiffel était intacte, que Picasso peignait des femmes avec trois yeux dans la rue des Grands Augustins, que les chapeaux des femmes étaient en forme d’hélice, et qu’un nouveau compositeur émergeait : Olivier Messiaen ».

Ainsi, ce qui eût peut-être surpris les avant-gardes de Darmstadt est qu’après la guerre, la France et l’Allemagne ne faisaient soudain plus partie des deux ou trois plus grandes puissances mondiales et qu’au fond, l’esthétique musicale européenne, suivant peu à peu cette nouvelle délocalisation hégémonique, commençait déjà à ne plus pouvoir dicter ses règles à la planète. Il fallait que des valeurs esthétiques touris-

tiques, reconnues d’abord à l’étranger, au sein des nouvelles puissances (USA en tête)

décident des carrières internationales des musiciens français. Or il semblerait que Messiaen fût plus français aux yeux des étrangers, notamment des Américains, que la plupart de ses collègues compatriotes, notamment que Boulez 49.

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