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Eschatologie extrême

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 181-183)

Le public, même laïque, s’attendrait bien à ce que l’artiste (pas seulement le chanteur pop), assume son rôle « messianique » non seulement de mise en crise de sa raison, mais des mécanismes sociétaux (par exemple de la télévision), devenus eux-mêmes laïques. La foi de Messiaen, au pire, peut paraître « anormale », mais à ce titre, denrée culturelle, fictionnelle, émissaire identificatoire, donc délégation, au moins, du sacré pour le reste du monde vivant « devant l’écran » et non derrière comme lui : au sein du culte. Messiaen croit, comme les personnages, dans les films ubiquitaires de notre

Société du spectacle, croient en la détermination ardente de leurs actes. La réception,

puisque le consumérisme actuel aime les étiquettes, pourra bien guetter ce positionne- ment sémantique de Messiaen qui tranche (donc s’étiquette), se dit contre les discours les plus consensuels de notre temps (discours paradoxaux du tout désenchanté et

pourtant « tout cool », du tout technologique et pourtant tout écologique, du tout finan-

cier et pourtant tout humanitaire, du tout raisonnable et pourtant tout comique, tout

121 Revoir chapitre 1, « Un Messiaen touristique ».

122 Voir Stochniol, 301. L’auteur compare même le « rendu instrumental » des deux musiciens. Est-il question ici, plus particulièrement, de résonance commune ?

123 Voir Barker, 53. L’auteur reconnaît cependant que la vision de concepts postmodernes y est

nécessairement rétrospective.

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dérisoire). Par le décalage de sa foi solaire, pensée anachronique par la laïcité : fiction, virtualité, le musicien œuvre non seulement à la critique jouissive mais au fantasme jubilatoire de la destruction du « monde comme il va » (symbolisé par la télévision), monde dont chacun sait qu’il est devenu un problème en soi. « Il faut vivre dans notre village planétaire, laisser faire la nature, affirmer partout des droits naturels. Car les choses ont une nature qu’il faut respecter », ironise Alain Badiou. « L’économie de marché, par exemple, est naturelle, on doit trouver son équilibre, entre quelques riches malheureusement inévitables et des pauvres malheureusement innombrables 125. » Que

nous promet d’ailleurs explicitement Messiaen ? Il vise simplement la fin du monde. Paco Rabanne – l’opinion publique s’en est amusée – l’attendait en 1999. Messiaen la guettait déjà continûment de 1940 à 1992 126. Mais il a lu et relu 127 que « quant à ce

jour-là, ou à l’heure, personne n’en a connaissance, pas même les anges dans le ciel, ni même le Fils, mais seulement le Père 128 ». L’interprétation, c’est le désir même,

explique Jacques Lacan 129. Si c’est vrai, Messiaen désire donc ce « Jugement Dernier ».

Il en vit un signe dans la seconde guerre mondiale. C’était la « fin du temps », alors dédicataire du célèbre Quatuor. Sept ans plus tard le compositeur voit la création de l’État d’Israël. Or le retour des Hébreux en Palestine, d’après certaines prophéties bibliques, est signe pour lui que la dead line approche. « La catastrophe n’est peut-être pas imminente mais nous en approchons 130 », confie le musicien à Claude Samuel. Le

chapitre 21 de l’Apocalypse de Jean de Patmos 131 est « médité toute [sa] vie 132 » par

le compositeur. Cadre de son existence, il deviendra le sujet de son œuvre testamen- taire, Éclairs sur l’au-delà (1988-1991). Nommé à l’Institut en 1968, Messiaen fait l’éloge rituel de son prédécesseur, Jean Lurçat, peintre et céramiste, dont il choisit de commenter la Tapisserie de l’Apocalypse (1947) 133.

125 Le siècle, Paris, Seuil, 2005, 249, cité par Nicolas Bourriaud, Radicant. Pour une esthétique de la

globalisation, Paris, Denoël, 2009, 14.

126 Mais on rit moins, dans ce cas, car le musicien ne se hasarde pas, contrairement au styliste, à donner de

date, ni à expliciter ses prophéties longuement durant des entretiens, au-delà du discours des œuvres elles-mêmes.

127 Il sera redit que Messiaen a lu l’Apocalypse régulièrement, toute sa vie.

128 Marc 13. 32.

129 Cité par Josée Lapeyrère dans « Le 15 mars et le 19 avril 1977 », publié le 04 juin 1993 sur le site de l’Association Lacanienne Internationale.

130 1999, 151.

131 Peut-être identique – ou pas – à Jean l’Évangéliste. La question divise l’Église.

132 « Il faut citer le chapitre de l’Apocalypse selon saint Jean sur lequel j’ai médité toute ma vie. » Dans

ce chapitre 21, à la fin, il est question de la Jérusalem céleste et de ses portes en pierres précieuses. (Messiaen, tome VII, 2002, 21.)

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L’idée force de Messiaen est donc plus violente qu’un simple no future, visible sur les murs de Londres après 1975. Elle est littéralement plus destroy. C’est le comble de l’eschatologie radicale. Le musicien promet, comme son Christ qui dit ne « pas être de ce monde 134 », l’annihilation totale de la planète dont le « prince », ainsi que le nomme

la Bible 135, est pour elle l’inversion innommable du divin. Voilà qui ne ferait certes

pas de la Terre, selon Messiaen, un lieu idéal. En ceci, il ne peut que séduire sa récep- tion postmoderne, désenchantée chronique 136, certes avec l’ajout permanent « d’Un

sourire ». Même à propos de Turangalîla, Messiaen est dit « Apocalyptic 137 » par le plus

éminent critique anglais de Sunday Times, le 25 avril 1954. C’est dire que l’eschato- logie désastreuse a engendré non seulement une imprégnation de l’œuvre, mais aussi par la suite une réception fluide, y compris par le biais d’œuvres aux antipodes (« Jardin du sommeil d’amour », extrait de Turangalîla, évoque en ce temps Tristan et Isolde – Olivier et Yvonne – un bonheur espéré terrestre). On verra en conclusion comment cette médiation aux faux airs nihilistes peut être considérable. C’est qu’elle concerne une sous-partie importante, sensationnelle, de l’exotérisme des années 2000 (et au-delà même de 2012), le thème de la fin du monde étant diffusé par internet, voire par Hollywood, de façons très diverses et néanmoins unifiées par un consensus 138.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 181-183)