• Aucun résultat trouvé

Limpidité nationale

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 143-146)

L’écriture chorale est limpide en général 64 : au-delà de l’inscription dans une tradition

harmoniste (ou coloriste) nationale, on peut penser à une ascendance de la fameuse « clarté française 65 ». C’est l’exemple ordonnateur et « méthodique » issu du Discours

de la Méthode de Descartes (1637). En 1674, Boileau chante cet alexandrin : « Ce qui

se conçoit bien s’énonce clairement 66 ». Aux yeux d’un fier Messiaen plutôt nationa-

liste 67, il est probable que son harmonie soit « bien conçue » et qu’elle se doive donc

de « s’énoncer clairement ». Les Lumières relaient la clarté nationale au profit des grandes sagas littéraires du xixe siècle. La Comédie humaine de Balzac (que Messiaen

goûte précisément) 68, semble identifier pour longtemps le concept français du « bien

62 Messiaen a décrit assez précisément ce qu’il voyait dans certains agrégats. Par exemple dans un complexe à 6 sons : « zoïsite verte, avec des taches de rubis rouge, le tout cerclé de gris et recerclé de noir » ou dans un autre : « grande zone mauve – se détachant sur ce fond : des ancolies (jaune et mauve), des iris (jaune et mauve), des capucines (rouge orange) – au milieu : une étoile d’or », tome VII, 2002, 163.

63 Si la synesthésie est vite vue comme une maladie par nos médecins, c’est que chaque synesthète semble s’isoler dans son propre et donc – apparemment – subjectif système de correspondance. Les couleurs de Messiaen ne seront pas celles d’un autre synesthète, même si ce dernier pourra peut-être mieux comprendre l’organisation coloriste sous-jacente. Ainsi la synesthète Marie Giorgetti, pianiste, apprécie de jouer Messiaen en tant que peintre de « couleurs naturelles ».

64 Le rythme définissant l’inscription de la musique dans le temps, il en devient bien le premier critère musical. La musique est un art temporel, rythmique, seulement « habillé » par le timbre, dans une moindre mesure encore par l’harmonie et la mélodie.

65 Pour Daniel Mornet, cette limpidité nationale trouve ses origines à l’aube du xviie siècle, dès la fin des « désordre et génie » de la Renaissance. Malherbe, puis Vaugelas auraient pris comme modèle de français la clarté des tournures employées à la Cour (voir histoire de la clarté française, Paris, Payot, 1929). Et c’est comme avec un bon mot de courtisan que Messiaen répond à une trop pragmatique question d’élève : « adressez-vous à l’administration ! Je ne suis pas juriste (cité par Périer, 4).

66 Art poétique, Chant I, vers 153.

67 Revoir le premier chapitre, « Un Messiaen touristique ». 68 Signalé par Darbon, 15.

143

écrit » avec une transparence exemplaire du développement des idées 69. Le début du

xxe siècle montre encore volontiers de cette confiance des intellectuels français en leur

propre pensée méthodique. Romain Rolland rencontre et rassure le jeune Varèse, lequel, dit-il, ne perdra jamais sa « clarté française ». Or, cette prophétie n’eût-elle pas mieux convenu à Messiaen ?

La lumière christique appelée par les titres et sous-titres des pièces de Messiaen s’associe à ces autres Lumières et à leur philosophie simplement énoncée. Le « grand style français » est pédagogue. Ce grand style fait même l’allure vestimentaire du compositeur, l’enveloppement de la veste – où sont épinglées les légions d’honneur – par le col de chemise : élégance et simplicité 70. Surtout, aux yeux du monde, cet

archétype de pensée française se devrait probablement d’édifier les jeunes nations, de leur enseigner les droits de l’homme et la Révolution face à l’oppression. C’est d’ailleurs bien une révolution que nous enseigne le maître, en classe comme dans son œuvre, avec un optimisme presque anachronique (avec un « esprit des Lumières ? »), la révolution de la nouvelle musique. L’homorythmie est ingénue car optimiste.

Énoncé

La monorythmie rapide, c’est l’oiseau esseulé, mais au-delà d’une galerie d’œuvres coloristes, que figure la lenteur chorale pour Messiaen ? C’est peut-être aussi un programme et mieux, un énoncé. On proposera finalement que ce soit comme l’énoncé du Temps lui-même. Ou celui du Verbe. Ou encore, c’est la voix du Père que le compositeur prosélyte nous fait entendre, d’un seul rythme lent car « d’une seule voix 71 » posée, solennelle, parfois terrible aux cuivres. L’énoncé divin peut seul se

montrer si pesamment univoque. « Dieu est simple », écrit Messiaen dans un titre 72. La

verticalité, procédé technique, devient alors géométrique, symbolique, un rapport de l’homme au « ciel ». Ainsi l’Exemple 4 est clair. Un récitatif de Frère Massée, humain, « normal », prévoit deux syllabes par croche = 100. Y répond la pesante déclamation, anormale, divine, de saint François, à une seule syllabe par croche = 76, engourdisse- ment encore appesanti par l’accompagnement synchrone. Selon Messiaen, le Verbe se

69 Lorsque la dissertation française devient, en 1885 (sur le modèle de la dissertation philosophique enseignée au lycée dès 1864), un exercice obligatoire pratiqué dès les classes de collège, il est sous- entendu que l’élève devra clarifier sa réflexion jusqu’à la transparence.

70 La veste est traitée négligemment comme un chandail.

71 Une « voix unique » peut être perçue même si des accords (et non des unissons) sont entonnés. Car

l’accord, surtout l’agrégat dissonant, peut devenir, on le sait, pour l’oreille, essentiellement timbre (revoir les pages 78-80). On entend comme le grain de la dite « voix unique ». Pour l’auditeur, la voix divine pourra au moins être entendue comme « celle de la modernité », présentée d’une façon particulièrement pédagogique par ce « catéchisme harmonique ».

144

déploie 2,63 fois plus lentement que le verbiage. Et il est éclairé par de lourds cristaux en permanence. C’est un recitativo molto accompagnato contrairement au récitatif a

cappella, au propos léger (dans les deux sens du terme), de Massée. Saint François,

figuré par un baryton, donc une voix grave, tellurique, déploie pourtant moins un lyrisme ou une sensualité virile qu’une auctoritas. Messiaen, en 1983, finalement, fait chanter le saint sub maturo tenore, magnifiant la Docta Sanctorum rédigée 660 ans plus tôt par Jean xxii, bulle papale que peu de compositeurs auront mieux respectée que lui. Il ne s’agit pas de musique, du moins selon la conception de Kierkegaard 73. La

musique, ici, ressemblerait peut-être alors à ce qu’elle serait à la rigueur s’il n’y avait pas là une réduction simpliste : un prétexte évangélisateur, Peter Bannister dirait même un « prêche 74 ». Le public d’opéra, distancié, souvent avide de lyrisme intemporel,

comme le remarque Adorno 75, appréciera-t-il ce sermon facilement 76 ? Saint François

ne nous berce pas de sa voix mais psalmodie une leçon. En général, le Messiaen choral dresse un ordre rude, sauf quand il se dévoue aux cordes et donc – disait-on 77 – à la

plus accommodante tendresse du Christ. Et l’expression hédoniste va davantage, elle, au bestiaire ailé.

La raide verticalité, ailleurs, peut encore être celle du rocher, de la montagne que les accords figurent. Le cristal retrouve ainsi son origine (la roche). Messiaen sculpte alors ses hauts accords comme son Créateur ses rocs 78. De la figuration de l’oiseau à

celle de la silice, on passe alors d’homorythmie rapide à lente comme de monde animal à minéral, ou encore de réalité à idéal, de vie à loi, de moi (ou ça) à surmoi – pour reprendre la topique freudienne.

La dernière pièce écrite pour orgue en 1984, le Livre du saint sacrement, s’achève par la partie intitulée « Offrande et alléluia final », qui en termine elle-même par des homorythmies parfois se précisant en homophonies. Puis c’est l’ultime amen, un agrégat de dix notes 79 longuement appuyé et sept fois répété. Cet agrégat tente-il

73 Selon le philosophe, « la musique trouve son objet dans la génialité érotico-sensuelle » (Ou bien… ou bien…, Paris, Gallimard, 1943, 54) qui eût été réalisée de façon absolue dans Don Giovanni de Mozart.

74 Messiaen est vu par le musicologue comme un véritable « prêcheur à travers la musique, les mots et l’exemple personnel ». 29.

75 Introduction à la sociologie de la musique, Genève, Contrechamps, 1994, 86, début du second paragraphe.

76 Revoir introduction , « The Messiaen’s progress », à la fin.

77 Revoir chapitre 3, « Cordes du Christ ».

78 Voir par exemple Chronochromie, chiffre 121 (« la montagne ») ou « l’immense main de pierre » du

Catalogue d’oiseaux, X (livre 6), par exemple à la fin. La solennité du « cirque de Bonne Pierre » (vers le glacier de la Meije), à la fin du « Chocard des Alpes » (Catalogue, I), n’est pas encore soulignée par des monorythmes.

79 Mi#-sol#-si-ré#-sol-la-si b-ré-mi-fa#, de bas en haut et successivement – sans saut d’octave – à partir

de mi# (clé de sol première ligne), sur basse (pédalier) de do# (deux lignes supplémentaires sous la clé de fa). Il ne manque donc que le do pour que les douze demi-tons soient superposés.

145

d’approcher le Verbe pensé énergie pure ? On perçoit une curieuse puissance sonore, électrique, du moins dans la version d’Olivier Latry 80. La verticalité, tendue, resserrée

par la complexité totale-chromatique, touche alors peut-être à son paradigme d’uni- cité du « son magique », du son créateur contenu dans le mot hébreu Amen écrit – dit Messiaen – comme en « langue surhumaine 81 ». Ceci évoque le même type d’idéaux

sonores chez un autre musicien non moins mystique (Giacinto Scelsi) 82.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 143-146)