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Ondes et cosmos herméneutique

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 108-112)

Plusieurs musicologues ont relevé que les ondes ont trouvé leur nature expressive, au concert comme au cinéma, en tant que sémiotiques sonores d’étrangeté, de lointain. Elles accompagnent déjà les événements surnaturels, remarque Tchamkerten, dans

Vercingétorix (1933) de Canteloube, ou Princesse lointaine (1934) de Vitkowski 73.

Mais en ceci plus médiateur, le cinéma français s’est emparé de cette nouvelle lutherie avant Hollywood (si l’on oublie The bride of Frankenstein, 1934, exemple isolé). La

fin du monde d’Abel Gance (1931), raconte Philippe Langlois 74, est l’occasion pour

Honegger d’utiliser les ondes pour la première fois (dans son œuvre comme à l’écran). Elles s’associent à la peur venue de l’espace (et notamment à l’arrivée de la comète). Et cette association, qui deviendra habituelle, sera vite dans l’oreille du public, puisque dès 1955, Jean Laurendeau mentionne déjà à l’actif des ondes Martenot « huit concertos […] 61 œuvres symphoniques, 48 œuvres lyriques, 17 ballets, 114 musiques de scène, 121 œuvres de musique de chambre et [surtout] pas moins de 321 musiques de films. 260 compositeurs en tout 75 ». Voici un petit raisonnement subsidiaire. Plusieurs

arguments 76, notamment la quantité d’articles qui lui sont consacrés 77, semblent

montrer que Turangalîla Symphonie est la pièce symphonique la plus reconnue de Messiaen, lui-même l’un des – sinon le – « plus célèbre musicien contemporain » du second xxe siècle. Nous sommes donc presque certains qu’aucune des 682 œuvres

71 En Bulgarie (Sofia), les 19 et 20 novembre 1963, a lieu le premier concert de cette œuvre dans un pays communiste. « La Turangalîla-Symphonie a reçu, le premier soir, un très bon accueil [peut-être en réalité assez froid, selon Balmer], et ce qui est plus significatif, la seconde soirée a été vraiment triomphale. M. Iliev lui-même [le chef] avait songé à renoncer à cette seconde séance, craignant une désaffection du public. […] En fait, le dernier concert, donné devant une majorité de jeunes gens, a été salué avec enthousiasme. M. Messiaen a été longuement ovationné par le public debout, et par les musiciens de l’orchestre dont les manifestations de sympathie ont largement dépassé les expressions de politesse d’usage. » Lettre du ministre de France en Bulgarie à Maurice Couve de Murville, datée du 24 décembre 1963, citée par Balmer, 2011, 105.

72 Voir par exemple l’article de Zhu (paru en chinois), qui qualifie l’œuvre, si l’on en croit la traduction anglaise de son titre, de « modèle du contemporain ».

73 Elles sont traitées de façon plus abstraite dans les Trois poèmes avec piano (1935) de Jolivet. Pour ces exemples, voir Tchamkerten, 64.

74 Voir ci-dessous.

75 Cité par Philippe Langlois, Les cloches d’Atlantis. Musique électroacoustique et cinéma, Paris, mf, 2012, 130.

76 Revoir note 71, p. 107.

77 Note 98, p. 29. 30 articles sont consacrés à Turangalîla (chiffres de janvier 2014). En troisième place,

elle n’est dépassée que par des œuvres pour piano (Vingt regards, 37 articles) ou lyriques (Saint François, 47 articles).

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citées ci-dessus par Jean Laurendeau, presque toutes françaises, et notamment même aucune d’un musicien du Groupe des Six, non seulement ne dépasse en notoriété, mais ne pourrait espérer concurrencer celle de la pièce au titre indien. Aux oreilles d’une histoire édulcorée, opérant des tris impitoyables, et dès lors oublieuse de ces centaines d’œuvres, les ondes semblent donc bien faire leur « grande entrée », émerger, c’est-à-dire apparaître du point de vue d’une réception sévère, sélective, dans leurs soli de Turangalîla dessinés en 1948, comme on le suggérait plus haut. Elles pourraient même y avoir fait entendre un chant du cygne prématuré, dans le même temps. Car quelle pièce de cette notoriété les magnifiera encore de la sorte, par la suite ?

D’autres instruments sont utilisés en Europe et notamment en Allemagne, comme le trautonium ou le Bode Melochord. Mais les nombreuses conférences aux États- Unis du Russe Léon Termen, dès 1929, privilégieront là-bas l’essor de son thérémine (et dans une moindre mesure du novachord). C’est encore ce que détaille Philippe Langlois 78. Le thérémine sera donc couramment utilisé, cette fois encore pour s’asso-

cier à la menace extra-terrestre ou nucléaire, elle-même métaphore du péril commu- niste, dans une végétation proliférante de films de science-fiction durant la Guerre Froide à partir de Rocketship X-M (1950). Citons le resté célèbre The day the Earth

stood still (1951) de Robert Wise sur une musique de Bernard Herrmann, It came from outer space (1953), Them (devenu en France Des monstres attaquent la ville, 1953), Killers from space (1954) ou Forbidden Planet (1955). Le jeu glissé, très proche du

jeu ruban des ondes Martenot, devient l’un des emblèmes sonores des prédateurs martiens. Daniel Elfman lui rend d’ailleurs hommage dans la musique de la parodie

Mars Attacks ! (1996) de Tim Burton, qui s’amuse facilement des truismes, notam-

ment musicaux, de ce type de films. Le thérémine, dès le générique initial, y exécute un ample glissando ascendant de neuvième mineure, caractéristique. La nouvelle lutherie électrique, au sein de l’orchestre (ainsi que le « moderne » glissando varésien rappelant les crescendo de sirènes chers au Français) 79, valent comme évocation de la

« moderne » technologie extra-terrestre (les ondes) hélas supérieure à celle des terriens (l’orchestre). Et l’intervalle de neuvième y est un « faux octave » typique de la musique atonale viennoise et de ses habituelles 80 dissonances disjointes : une certaine oreille

en gardera une impression inquiétante (ce que notait Schönberg en le déplorant) 81.

L’esthétique viennoise devient alors, après soi-disant celle des fascistes aussi bien que

78 Op. cit., 121-132.

79 Ils sont un élément du style de Varèse, entendus dès Amériques (1918-1921) ou de façon plus appuyée dans Ionisation (1928). Les sirènes valent à la fois comme nouveau timbre et comme instruments manifestes (anti-système tempéré puisque astreintes au glissando continu).

80 Note 22, p. 78.

81 Son système dodécaphonique est accusé de dérives totalitaires opposées et en principe contradictoires,

écrit Schönberg dans un article paru en décembre 1947 : le dodécaphonisme est taxé de « fasciste » mais aussi de « bolchevique ». Et Schönberg de remarquer fort justement l’inadéquation des jargons

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des bolcheviques 82, celle des ennemis martiens. De même, dans l’opéra Kaiser von

Atlantis (composé dans le camp de Theresienstadt en 1943 par Viktor Ullmann, là-bas

déporté puis assassiné à Auschwitz), le total-chromatisme pût-il prendre la valeur de référence sarcastique à Hitler 83 (le Kaiser atlante, déjà en soi figure fantastique –

surnaturelle – et inquiétante).

Cette assimilation de la nouvelle lutherie à la fictionnelle technologie d’outre- espace, pour le Messiaen de 1948, est surtout affaire de postérité, affaire herméneu- tique. On parle de la réception moderne de Messiaen, par un public qui a assimilé au moins certaines – et notamment les slogans sonores – des musiques de films de science-fiction hollywoodiens, les plus nombreux et les mieux diffusés. Au-delà, serait-on sceptique quant à la capacité de Messiaen de rêver, lui aussi, du cosmos ? Yvette Grimaud rappelle que l’astronomie fascine le compositeur 84, comme Saint-

Saëns avant lui (en ceci d’autant plus romantique peut-être). Or, ceci est encore un rêve populaire. Le musicien développe un onirisme accessible à tous en titrant « Des canyons aux étoiles 85 ». La guerre des étoiles n’est pas loin : le premier « block-

buster 86 » de l’histoire du cinéma vient d’ailleurs trois ans après Des canyons, en 1977.

L’Occident alors, sévèrement semoncé par le choc pétrolier de 1973 87, pourrait ne

plus se suffire de sa réalité, de sa « planète ». Quatre millions de spectateurs français (pour ne parler que d’eux) dirigent donc leurs regards vers ces « étoiles 88 ». L’horizon

d’attente du public – concept jaussien – est alors volontiers stellaire à cette époque précise et peut-être déjà peu à peu après-guerre. Or, d’étoiles, il est question souvent

politique et esthétique. Cité par Esteban Buch, « Figures politiques de la technique sérielle », Résistances et utopies sonores, Paris, CDMC, 2005, 213.

82 Voir note précédente.

83 Les quatre syllabes des « Hallo ! Hallo ! » initiaux se déploient en deux intervalles, un triton ascendant (si bémol mi) puis un triton descendant (fa# do). Le total-chromatisme est alors figuré de façon économique par ces tritons vocaux ostentatoires, ici « négatifs », rappelant la conception des moines du Moyen Âge : « diabolus in musica ». Ullmann était pourtant l’élève de Schönberg dans sa jeunesse et put écrire un fugato dodécaphonique au second mouvement de son Troisième quatuor (1943), également œuvre composée à Teresienstadt.

84 Ethnomusicologue et pianiste. Cité par Boivin, 1998, 27.

85 La couverture du conducteur représente d’ailleurs un pittoresque canyon rouge sous un ciel étoilé.

86 On entend sans doute par ce terme un film dont le succès engendre une micro-économie, des produits dérivés, etc.

87 « L’explosion du prix du pétrole, multiplié par quatre, frappe de plein fouet l’économie qui dépend

depuis plus de dix ans, dans une large mesure, d’une énergie bon marché. Le gouvernement, loin de s’engager dans une stratégie de long terme, agit au coup par coup. La crise affecte les pays industrialisés, rendant instables toutes les monnaies et désorganisant le commerce international. L’inflation gagne tous les produits tandis que l’activité stagne et que la croissance est quasi nulle. Les efforts gouvernementaux sont malheureusement rapidement anéantis par le second choc pétrolier de 1979. » Voir l’amorce de Raphaële Vançon, Enseigner la musique : un défi, Paris, L’Harmattan, 2011.

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autour des œuvres de Messiaen. « Le regard des étoiles », extrait des Vingt regards

sur l’enfant Jésus, est un exemple ancien (1944). Mais près d’un demi-siècle plus tard,

jusqu’en exergue du mouvement VIII d’Éclairs sur l’au-delà (1988-1991) « Les étoiles et la gloire », Messiaen mentionne des passages de la Bible, dès l’Ancien Testament, où il est question d’astres lumineux (Prophète Habaquq, Livre de Baruch, celui de Job, Psaume 19, Évangile selon saint Luc). Est écrit dans la partition pour illustrer un accord impressionniste : « une nébuleuse : nuage de gaz et de poussière 89 ». Et la

couverture du conducteur (celle d’Éclairs sur l’au-delà, éditée par Alphonse Leduc) – habillage singulier rappelant le pop art le plus répandu, ingénu pour une édition de musique contemporaine – campe une galaxie (voir Photo 2). Celle de l’album Dark

side of the moon (1973, du groupe pop Pink Floyd), dupliquée à presque 50 millions

d’exemplaires 90, est comparable. De même, la partition Des canyons aux étoiles repré-

sente exactement le titre, comme dans un storyboard de plan nocturne de western, ici dans l’illustration de Jacques Vatoux : encore une iconographie populaire (Photo 3). À propos du râle de genêt, Messiaen nous raconte d’un ton mystérieux, dans une émission de télévision, que le volatile fait parfois entendre « des sons lents, lunaires, lointains, on croirait que ça viendrait d’une autre planète et que l’oiseau est parti bien-bien loin ailleurs 91 ». Il y a là communauté de cosmos légendaire avec la phrase

d’ouverture de la saga cinématographique de George Lucas : « Il y a bien longtemps, dans une galaxie lointaine, très lointaine… »

Et voilà l’herméneutique. Les ondes de Messiaen dans Turangalîla Symphonie, en 1948, deviennent aujourd’hui prophétiques comme son d’un cosmos attractif. Elles sont surtout la résonance romantique actualisée, électrifiée et prolongée (langueur, donc profondeur, donc ciel nocturne, donc étoiles, donc cosmos ; électricité donc technologie, donc futur, donc science-fiction). Elles ne sont pas le symbole, ici, d’une technologie extra-terrestre redoutée, optimisme du « Messiaen solaire » oblige 92. Elles

ignorent donc les futurs trente ans de Guerre Froide et d’évocation filmique de celle-ci par une science-fiction noire, maccarthiste, « faisant rimer espace avec menace », selon une formule d’histoire populaire du cinéma. Elles promettent cette Rencontre

du troisième type (1977) imaginée par le film de Steven Spielberg, la même année que Star wars de George Lucas qui présente également un cosmos « inversé », désormais

attractif. Entre les deux films, une communauté musicale est d’ailleurs instillée par un même compositeur, John Williams, qui fait beaucoup, selon Neil Lerner, pour emporter ces deux succès par l’exaltation d’un puissant sentiment de « nostalgie » mêlée

89 Partition, tome II, 1998, 45.

90 Il s’agit du 3e disque le plus dupliqué dans le monde par l’industrie culturelle, à ce jour, après Thriller (1982, Michael Jackson) et Back in Black (1980, AC/DC). 40 à 45 millions d’exemplaires furent vendus.

91 Voir http ://www.youtube.com/watch?v=9QdgUJss9BU, à la cinquante-quatrième seconde. 92 Voir appendice, deuxième titre.

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« d’autoritarisme 93 ». C’est encore un avatar du pouvoir de Wagner, selon Philippe

Gonin 94. Ce pouvoir n’y serait pas dévoyé mais au contraire pleinement re-créé, pour

James Buhler, car le leitmotiv y retrouverait un « contenu mythique 95 », contraire-

ment aux premiers leitmotive hollywoodiens légitimement fustigés, selon l’auteur, par Adorno et Hanns Eisler. Bref, George Lucas et John Williams auraient simplement donné une nouvelle dimension, intersidérale, à la Gesamtkunstwerk, cet oubli total manifestement poussé par les plus dures fins de siècle. Une nouvelle médiation de la symphonie de Messiaen, quoi qu’il en soit, n’a pu que s’en re-vivifier après 1977, sinon directement de la réception de ces films, du moins par le partage, même très partiel, des raisons historiques de leurs succès entre les deux chocs pétroliers : l’Occident, non plus maccarthiste (coupable et paranoïaque), ne craignait plus l’espace d’où viendrait le châtiment de sa magnificence ostentatoire. Au contraire, le cosmos promettait un re-départ après la punition venue des riches nations arabes, quelques Trente Mille Lumineuses après les Trente Glorieuses. Et c’est toujours et déjà ce cosmos rédemp- teur dont, rétrospectivement, il semblait donc être question dans quelques passages – clés – de Turangalîla Symphonie.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 108-112)