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L’oiseau est un musicien traditionnel

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 85-89)

On se souvient que les musiciens du premier xxe siècle ont puisé une inspiration, des

techniques, une justification dans l’idée d’un folklore national. Le « modernisme, hanté par la passion de la radicalité 60 » l’est aussi par l’idée de la racine. Stravinsky, Bartók,

Debussy, Ravel, Falla, Granados, Albeniz, Enescu, Vaughan Williams, et de nombreux autres se sont ainsi démarqués d’exceptions notoires : les Viennois et Varèse 61.

Or, les folklorismes, après la seconde guerre mondiale, devenaient sans doute problématiques en ce qu’ils risquaient d’être associés aux nationalismes coupables de génocides. Ligeti, ponctuellement (en 1978), se devait tout de même de continuer l’œuvre de Bartók, particulièrement emblématique 62, dans ses Rock hongrois ou sa

58 « L’impressionnisme fait de larges références à la nature (La mer, Jardins sous la pluie, Reflets dans l’eau, Le vent dans la plaine, Nuages, Brouillards, Feuilles mortes…). » Danièle Pistone, « L’impressionnisme musical et l’esprit fin de siècle », Revue Internationale de Musique Française, n° 5, juin 1981, 13.

59 « Intermède du Quatuor compris », précise l’auteur (13). Il faudra ajouter, quant aux œuvres ultérieures à 1980, le Concert à quatre (1990), à ceci près que trois oiseaux de Nouvelle-Zélande (kokako, mohoua et kakapo) viennent lui donner un programme épisodique.

60 « Racine » et « radical » ont la même racine, rappelle Nicolas Bourriaud (Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, 50).

61 Varèse ne s’est intéressé qu’à un « hétéro-folklore » en utilisant, dans Ecuatorial (1934) le Popul Vuh des

Mayas Quiché du Guatemala. Il s’est ainsi montré visionnaire, augurant de démarches équivalentes, nombreuses après la seconde guerre mondiale.

62 L’œuvre de Bartók était peut-être, par essence, le symbole du folklorisme légitime, non seulement par

sa richesse stratifiée mais par l’idée que le musicien paraissait lui-même « folklorique » aux yeux des grandes nations occidentales. Par ailleurs, la Hongrie était-elle particulièrement accusée de crimes de guerre ? Si tant est, Bartók lui-même, fait rare : engagé dans l’opposition au nazisme, dès les années 1930, se distingua en quittant les éditions viennoises Universale après l’Anschluss le 12 mars 1938. Enfin, la spécificité de la culture hongroise, véhiculée par une langue non indo-européenne, restait encore suffisamment légitime, caractéristique après la guerre. La Hongrie, en quelque sorte, pouvait encore faire figure de « folklore en soi » aux yeux de l’Occident, surtout mystérieusement cachée, désormais, derrière le Rideau de Fer.

85 Passacaille hongroise. Berio, lui, imagina avec succès un pan-folklorisme internatio-

naliste, dans ses fameuses Folk songs (1964) puis Coro (1974-1976). On s’intéressa plus souvent, comme Varèse dès les années 1930, aux traditions « non nationales », exotiques, ou aux musiques savantes lointaines, surtout indienne et indonésienne 63.

Musique traditionnelle, culture et nationalismes ne sont pourtant pas synonymes, loin s’en faut. La nation pourrait être ce que la politique fait de la culture. Il n’est pas certain que les musiciens du début du xxe siècle eussent construit des musiques

patriotiques mais davantage identitaires, ce qui n’est pas équivalent. Ils engendraient une continuité géographique (autour d’eux-mêmes), et non pas des frontières. Si les références des musiques savantes, germaniques, françaises, par exemple pour le jeune Bartók, créaient des discontinuités rappelant celles, géographiques, des alliances féodales 64, le retour au terroir recréait une continuité géographique autour d’un point

(Bartók lui-même). Si musique « nationale » il y a, c’est éventuellement une récupé- ration a posteriori, celle d’une musique qui s’enracine simplement pour chercher une verticalité continue à son auteur plus qu’à son pays. Ce principe de continuité n’est précisément pas le contraire : le principe de discontinuité nationaliste qui fait que les États trouvent avantage à entrer en conflit.

Or, l’oiseau permet mystérieusement de rester, et même de s’enraciner plus profondément encore dans le terroir, et cela surtout après la seconde guerre mondiale. L’oiseau, personnifié (parfois déifié) 65, dédicataire de certaines pièces 66, est un chanteur

traditionnel, un « soliste », écrit souvent Messiaen en note de ses partitions, offrant un meilleur modèle que n’importe quel chanteur humain : « malgré ma profonde admira- tion pour le folklore mondial », dit Messiaen, « je ne crois pas qu’on puisse trouver dans aucune musique humaine, si inspirée soit-elle, des mélodies et des rythmes qui possèdent la souveraine liberté des chants d’oiseaux 67 ». Entre musique traditionnelle

et chants d’oiseaux, la comparaison est donc explicite. Le maître ornithologue, déjà, appelait les objets de son étude « les artistes ». Catalogue d’oiseaux ne classifie dès lors, si l’on veut, que des « chants des campagnes ou montagnes françaises ». En 1953,

Réveil des oiseaux, de même, est une recension de musique folklorique, de tradition

purement orale. 38 oiseaux familiers interviennent, rossignol en tête, jusqu’au pigeon ramier qui ferme le festival. « Il n’y a dans cette partition que des chants d’oiseaux.

63 Voir par exemple un autre texte, « Hétérophonie », Théories de la composition musicale au xxe siècle, vol. 2,

sous la direction de Laurent Feneyrou et Nicolas Donin, Lyon, Symétrie, 2013, 1199-1222.

64 Rappelons que durant l’Ancien Régime, par le jeu des mariages aristocratiques et des alliances politiques ainsi soudain engendrées, un territoire donné risquait à toute époque de se voir soudain morcelé et parcellé en dépit de ses frontières naturelles.

65 Selon la formule de Messiaen (citée par Halbreich), « Dieu, unique oiseau de l’Éternité ». Note 9, p. 75.

66 Les Sept haïkaïs sont dédiés, notamment, « aux paysages, aux musiques et à tous les oiseaux ». 67 Cité par Goléa, lui-même cité par Halbreich, 88.

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Tous ont été entendus en forêt et sont parfaitement authentiques », insiste le musicien en note. L’authenticité, voilà le maître mot de tout folklorisme qui se respecte.

Certes, il n’est pas davantage ici question de nation (l’oiseau ne reconnaît pas les frontières des États), mais d’un concept plus archaïque et favorable, le terroir et mieux, cette fois : le territoire. La ritournelle de Deleuze 68 retourne à ses origines en étant

« re-territorialisée ». Le territoire améliore le paradigme national, puisque les nations, durant l’histoire, ne cherchèrent souvent qu’à trouver leurs frontières naturelles, délimitées par montagnes, mers ou grands lacs (limites éternellement remises en question par les alliances féodales).

L’oiseau habite les « vraies nations » élargies à la communauté climatique, en quelque sorte. Si le rouge-gorge est connu dans toute l’Europe, voilà qui ne justifie pas la nation française mais davantage la Communauté Européenne, donc un relatif avenir. Messiaen, en transcrivant son chant, affirme une spécificité culturelle moder- nisée, typique de l’après-guerre, c’est-à-dire élargie à une Europe occidentale qui ne s’entre-déchire plus aussi volontiers mais – hélas – pourrait imaginer ses ennemis ailleurs, plus loin, vers d’autres climats.

Messiaen folklorise hâtivement (à partir d’un enregistrement d’oiseaux américains) le Nouveau Monde dans Oiseaux exotiques dès 1955. Dvorak n’est pas si loin dans sa célèbre Neuvième Symphonie (1893), quand il s’agit d’imaginer des rhapsodies approxi- matives (documentées de façon lointaine, voire se basant sur des folklores imaginaires). Mais « Les Oiseaux de Karuizawa », sixième des Sept Haïkaï (1962), constituent une véritable rhapsodie japonaise, plus précise car renseignée sur le terrain. En fait, la plupart des œuvres à partir de Chronochromie (1959-1960) mélangeront des oiseaux de tous continents. Mais Messiaen, naturellement, c’est-à-dire en parcourant son aire, aura particulièrement recensé les oiseaux de France. En 1980, il aura utilisé le chant de 114 d’entre eux sur un ensemble de 322 (toutes régions du monde confondues), soit plus d’un tiers. Peter Hill raconte qu’il montra un jour un livre d’oiseaux d’Angleterre au musicien et que le musicien sembla, bien sûr, intéressé 69. Dans ce récit, surtout,

le musicologue anglais paraît renouer avec les gestes éternels de « l’amitié entre les peuples », les uns expliquant la spécificité de leur culture aux autres, curieux, intéressés. Or, en plein xxe siècle, qu’un Anglais explique « sa culture » à un Français, voilà qui

peut paraître désuet, en retard. Le « rapprochement entre nos peuples » pouvait paraître plus d’actualité à la fin de la Guerre de Cent Ans (en 1453) ou à la rigueur juste après Waterloo (1815). Mais l’oiseau, cet acteur culturel majeur mais longtemps négligé, réactive les vieux réflexes d’enracinement et de partage, de comparaisons des diffé-

68 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, 383-384.

69 Voir http ://www.youtube.com/watch?v=0MgLXeaf3zc, 55 secondes exactement après le début de

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rents enracinements. Il aide chacun à re-positionner son identité, sa culture, en évitant absolument – avantage considérable – d’aborder le tabou des nationalismes.

Catalogue d’oiseaux ressemble donc à d’autres collectes gigantesques, par exemple à la

recension monumentale des folklores espagnols opérée par Felipe Pedrell à la fin du xixe

siècle, ou à celle réalisée par Bartók avec Kodály, à partir de 1905, dans les campagnes hongroises. Bartók utilisait des enregistreurs à rouleaux de cire quand Messiaen notait directement – ce qu’il pouvait ou disons « transcrivait » – sur papier à musique. Le Hongrois devint ainsi l’un des premiers ethnomusicologues de l’histoire et le Français, en quelque sorte, le premier ornitho-musicologue. Bartók, avant la Grande Guerre, admire le pacifisme internationaliste qu’il imagine chez les paysans d’Europe centrale, tous « semblables et frères » d’un pays à l’autre. Quant à Messiaen, ce sont les oiseaux qu’il appelle ses « frères 70 ». Et il admire ces joutes de chant, ce « moyen charmant » qui

permet à deux oiseaux de régler un différend territorial de façon pacifique 71, là encore.

Bartók étend peu à peu ses prospections (jusqu’au Maroc) et Messiaen prolonge ses missions, à la fin de sa vie, jusqu’en Papouasie de Nouvelle-Guinée 72.

Le musicien, ainsi, est passé de l’ornitho-folklorisme national à l’international, systématisant l’effort d’enracinement du xxe siècle dans son ensemble, de Stravinsky

(concentré sur les popievka russes) au pan-folklorisme de Berio. De même que l’Italien réunit des chansons d’Auvergne, de Sicile ou d’Azerbaïdjan dans Folk songs, ceci seulement en 1964, Messiaen met en regard dès Chronochromie (cinq ans auparavant) des chants de France, de Suède, du Mexique et du Japon. Presque toutes les œuvres, on l’a dit, seront bientôt œcuméniques du point de vue géo-ornithologique. Même le prêche aux oiseaux de l’opéra Saint François d’Assise, malgré l’exigence du livret, ne se soucie pas de vraisemblance géographique. Messiaen précise qu’on est à Assise, aux Carceri, qu’il y a donc certes des oiseaux de d’Ombrie (dans un grand chêne vert) dont la capinera (fauvette à tête noire) mais aussi des oiseaux d’îles lointaines dont l’Île des Pins près de la Nouvelle-Calédonie (zostérops, lichmera, pachycephala rufiventris). Les nations sont probablement réunies par l’œil amoureux du Créateur et par ses vifs Hermès. Le musicien ne construit finalement plus alors sa nation par son œuvre (et réciproquement) mais le monde par celle-ci (et encore surtout l’inverse). La planète est reconstruite par l’assemblage d’irréductibles spécificités. Voilà déjà, en quelque sorte, un alter-mondialisme musical.

70 Ainsi dans l’Exemple 4 où saint François présente « notre frère gammier ».

71 Cité par Halbreich, 86.

72 Cette région étant restée longtemps inaccessible, le musicien ne l’a parcourue qu’à la fin. On n’en

trouve des échos que dans l’œuvre testamentaire, Éclairs sur l’au-delà (1988-1991). Dans la partie IX, « Plusieurs oiseaux des arbres de Vie », on rencontre des oiseaux de Singapour, de Nouvelle-Zélande mais aussi, donc, de Papouasie de Nouvelle-Guinée : le New Guinea friarbird ou le noisy pitta. Le style de ces pages est « poly-ornithologique » (tutti d’oiseaux).

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Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 85-89)