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Suavité sacrée

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 183-187)

Un autre garant d’une favorable réception, dans l’Occident des années 1970, de la foi véhiculée par l’œuvre de Messiaen, est que sa theologia gloriae, que l’Église lui repro- chera d’ailleurs 139, ne s’oppose pas vraiment à la liberté sexuelle prônée par 1968, puis

par le rock en particulier des années 1968-1977, selon Larry M. Lance et Christina Berry 140. Nietzsche écrivait ne vouloir croire qu’à un dieu danseur 141. L’Occident

134 « Mon royaume n’est pas de ce monde. Si mon royaume était de ce monde, mes gens auraient combattu

pour que je ne sois pas livré aux Juifs. Mais mon royaume n’est pas d’ici. » Jean 18. 36.

135 Voir par exemple Jean 12. 31.

136 Faut-il référencer ce point ? Notre conclusion s’en chargera, « Regard de la fin du temps ».

137 Critique d’Ernest Newman dans la rubrique régulière « The world of music », qui suit la première anglaise, avec Yvonne Loriod et Ginette Martenot, le LSO dirigé par Walter Goehr (Royal Festival Hall, 12 avril 1954).

138 Celui-ci s’articule sur une idée : le détraquement du climat et le déplacement des pôles magnétiques ne seraient pas les symptômes du fameux « réchauffement climatique », cache-misère que les récentes glaciations de l’hiver américain (en 2014) semblent d’ailleurs, selon lui, infirmer.

139 Halbreich, 47.

140 « Has there been a sexual revolution? An analysis of human sexuality messages in popular music, 1968-

1977 », Journal of popular culture, n° 15, hiver 1981, 155.

141 Voir par exemple Die fröhliche Wissenschaft : « Je ne sais rien qu’un philosophe souhaite plus qu’être

un bon danseur. Car la danse est son idéal, son art aussi, sa seule piété, enfin, son service divin » (livre cinquième, « De la question de la compréhension », § 381, in fine). L’adjectif « divin » est avancé. C’est sans doute que Dieu n’est mort, pour l’Allemand, que sous certaines conditions. Or, un Dieu danseur

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hédoniste, en ceci nietzschéen, ne semblait plus couramment pouvoir souffrir une théologie chrétienne non réconciliée avec le corps. Messiaen, en mettant l’accent sur la Lumière plutôt que sur les plaies sanglantes du Christ, rassure, déculpabilise son public demeuré consciemment – ou ne serait-ce qu’inconsciemment pour une part bien plus considérable – judéo-chrétien. Il ne parle jamais de péché, ce que Maas souligne 142. Il rejette l’austérité du néothomisme bien davantage que le pourtant

libre-penseur Poulenc, préférant les théologies de Romano Guardini ou d’Hans Urs von Balthasar 143. Le concile Vatican II, « facilitateur », ne lui sera pas beaucoup plus

étranger qu’au Cardinal Lustiger 144. Finalement, le centre, la médiatrice ne délimite

pas mais réconcilie un romantisme « suave » avec le Ciel.

Au milieu des années 1970, alors que les plus radicales communautés hippies (dans une sorte de pré-exotérisme exécutif) associent libre échangisme sexuel à spiritualisme syncrétique, Messiaen imagine un saint François non pas exactement hippy – certes – mais dont l’illumination n’est pas ennemie des sens. Au 5e tableau, Messiaen (libret-

tiste, « évangéliste 145 ») écrit : « L’ange musicien joue de la viole et c’est tellement

suave que François s’évanouit ». Ici le héros n’est pas dit saint. Il est juste « François ». Messiaen, à travers ce dernier, autorise donc à penser que la source de la « suavité » est dans le Ciel. Il est fort commode de l’entendre, pour une époque à la fois épicurienne et parfois avide, à travers le développement populaire de son nouvel « exotérisme » (et ses extra-terrestres, ses horoscopes, mais aussi sa sexualité tantrique, ses premiers « chakras » sexuels) de s’autoriser une pensée magique sensuelle, toujours souhaitable mais également toujours problématique en Occident beaucoup plus que dans certaines sociétés dites primitives. On se souvient de la liberté sexuelle des Tahitiens dans Les

révoltés du Bounty (1962). L’auteur Chilien Luis Sepulveda documente mieux son best

seller péri-exotérique (écologique), vendu à 1 250 000 exemplaires au 3 mars 2010 (selon Claire Devarrieux dans le Libération en ligne de ce jour). Lorsque « le vieux » était accueilli pour une nuit par les shuars (réducteurs de têtes amazoniens), son hôte le « priait d’accepter l’une de ses femmes 146 ». On se demande si cette dernière a

donné son consentement mais on comprend vite que la question n’est même pas là. Car celle-ci fait alors l’amour au vieux (jeune en ce temps) mais selon un rite sacré

semblerait pour Nietzsche envisageable : « je ne pourrais croire qu’à un Dieu qui saurait danser » (Also sprach Zarathustra, « Lire et écrire », in fine).

142 2010.

143 Voir Shadle au sujet de la fréquentation du cercle musical de Jacques Maritain (« néo-thomiste ») avant-guerre, à la suite de Stravinsky et d’autres néoclassiques (français, ainsi Poulenc ou Lourié).

144 Voir Heller.

145 Il est en ceci comparable au Wagner poète chrétien, auteur du livret de son Parsifal. 146 Le vieux qui lisait des romans d’amour, Paris, Métailié, 1992, 47.

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et notamment en chantant des anents en permanence, dans ce qui ressemble à une non-pornographie oubliée en Occident à ce degré.

L’ange musicien, lui, non seulement ne condamne pas l’émotion charnelle, ni même ne la regarde avec compassion, mais en semble donc à l’origine, certes de façon paradoxalement sublimée : musicale. (Ce paradoxe, Messiaen le formule lui-même à propos de son « Amen du désir » – extrait de Visions de l’Amen, IV : « Amen du désir. Le deuxième extrêmement passionné, l’âme y est tirée par un amour terrible qui s’exprime presque de façon charnelle – rappelons nous le « cantique des cantiques » ; mais il n’y a rien ici de charnel, seulement un paroxysme délirant de la soif d’amour 147 ».)

Finalement, la réception, si elle le désire, peut confondre. Elle peut considérer l’ange charnel : il joue suave. La thématique du « sexe des anges », chère aux années 1970, n’est pas loin et en tout cas exactement contemporaine. À défaut de garantir comme Michel Polnareff en 1972, qu’« on ira tous au Paradis », Messiaen, entre 1975 et 1983, semble promettre qu’au moins on ne s’y ennuiera pas (certes pour peu qu’on y aille et que le paradis existe), que les émotions « suaves » y seraient non seulement présentes mais originaires, essences.

Cette promesse est certes offerte, on l’a vu, par d’autres récits, notamment litté- raires ou exotériques. Elle l’était même, raconte Rebecca Sheehan, par l’évangélisme américain des années 1968-1976, libérateur sexuel et féministe, d’après elle, sur le modèle du rock de l’époque 148, voire dès avant-guerre, selon Russ Cheatham, par

le chanteur gospel (donc encore protestant) Calvin Newton, nettement « chargé de charisme sexuel 149 ». Il en résulte justement une adéquation médiatrice. Mais au-delà,

il est important et cette fois plus singulier, original, que cette promesse vienne aussi d’un homme reconnu par la plus traditionnelle Église catholique, de celui qui « travailla à la Trinité » et prononça un discours à Notre-Dame. Messiaen ressemble décidé- ment à un évêque populaire. Ses promesses d’apparence épicurienne sont d’autant plus précieuses, pour tous : la question se déplace alors dans la relativité, le décalage fécond, la percée, non le lieu où la réception est placée. Alors non, Philippe Olivier n’exa- gère presque pas. « Les œuvres de Messiaen représentent une ambassade chrétienne idéale 150 », mais peut-être donc relativement au désir, soit à la grande affaire de ce que

les années 1960, et enfin Baudrillard appellent la société de consommation 151 (donc

société de désir). L’objet du désir qui se dérobe à l’humain, dit « objet (petit) a », sera,

147 BNF, microfilm, « Textes d’Olivier Messiaen sur Visions de l’Amen », NLA 211, BOB31647.

148 Voir American sexual culture : Women’s liberation, rock music, and evangelical Christianity, 1968 – 1976, these, University of Southern California, Ann Arbor, University Microfilms International, 2010.

149 Bad boy of gospel music : The Calvin Newton story, Jackson, University Press of Mississippi, 2003, voir l’ensemble des premières pages, narrant la jeunesse du chanteur (d’abord boxeur).

150 167.

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au cours des années 1970, le concept central de la pensée de Lacan, comme le rappelle Elisabeth Roudinesco 152. Et nous confondons à dessein, comme Freud avant Lacan

(qui avoue rester simple exégète de ce dernier) 153, désir sexuel et désir en général.

Messiaen n’est pas Mick Jagger. Il ne promet pas à ce point de Satisfaction (1965). Sa théorie pratique n’est ni Let’s spend the night together (1966) ni son équivalent théorique proposé la même année par Michel Polnareff (L’amour avec toi). Mais Kierkegaard, certes étonnant oracle en 1843, a peut-être tort, dès ce départ d’une esthétique printa- nière, de réduire l’essence musicale à la « génialité érotico-sensuelle 154 ». Le composi-

teur Claus Kühnl, en 1985, propose encore de relier essences sexuelle, musicale, mais aussi « religieuse ». Il intègre alors Messiaen dans sa démonstration triangulaire et aboutit justement ainsi, prolongeant ce dernier, à son « esthétique de la musique du futur 155 ».

Les Cinq rechants (1948), rappelle Michèle Reverdy, composés pourtant pour un chœur de chapelle, intègrent le thème de « l’amour corporel 156 ». Ils dessinent

donc, selon Weller, un « monde surréaliste érotiquement chargé 157 ». Mais c’est

certes l’époque, les années 1940 en général, où Tristan rêve d’Isolde (Olivier songe à Yvonne). Et Boulez pourra s’être offusqué que son professeur, durant cette décennie particulière, ait dit-il composé une « musique de lupanar 158 ».

Mais qui s’en offusquerait encore aujourd’hui ? L’horizon d’attente semble même s’être inversé à ce sujet, au moins pour le monde laïque dominant, hédoniste, voire couramment pornographe, qui ne s’offusque pas des styles de plus en plus naturalistes de ses romanciers les plus autoritaires et populaires, ainsi de Bret Easton Ellis conti- nûment depuis American psycho (1991, vendu à plusieurs millions d’exemplaires) 159,

152 En collaboration avec Michel Plon, Dictionnaire de la psychanalyse, Paris, Fayard, 1997, 739-740. 153 Rappelons qu’en 1964, Lacan forme ce qu’il appelle L’École Freudienne de Paris, dissoute en 1981,

redevenant Société de Psychanalyse Freudienne en 1994.

154 « La musique trouve son objet absolu dans la génialité érotico-sensuelle. Il va sans dire que cela ne signifie nullement qu’elle ne puisse exprimer aussi autre chose mais pourtant, c’est là son véritable objet. » Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien…, Paris, Gallimard, 1943, 54.

155 « Musik und Eros : Gedanken eines jungen Komponisten », Neue Zeitschrift für Musik, vol. 146, nos 7-8, 1985, 26.

156 1997, 247.

157 285.

158 Note 84, p. 27.

159 L’éditeur Simon & Shuster avait accordé une avance de 300 000 dollars au jeune auteur (déjà repéré

par Less than zero en 1986 et The laws of attraction en 1987). Mais quand il prend connaissance du manuscrit, effrayé par les passages d’extrême violence et de pornographie, il préfère abandonner son avance et ce dernier, qui sera finalement publié par Alfred A. Knopf. L’œuvre, bien que déclenchant un scandale aux U.S.A., deviendra un best seller mondial.

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ou de Michel Houellebecq, probablement inspiré par l’Américain, surtout depuis la seconde partie de Plateforme (2001) 160 et déjà dans les Particules élémentaires (1998).

La réception exotérique, si elle se distingue – en quelque proportion que ce soit – de ce dernier « monde laïque », est également concernée par cette inversion, quand le tantrisme lui-même (dont Jean Vernette confirme l’annexion par le New Age) 161, ne suffit

plus. Conversations avec Dieu (1995) débute une trilogie « d’entretiens » composés – selon l’auteur, Neale Donald Walsh – en écriture automatique après un accident de voiture. Ces trois ouvrages, typiquement vendus dans les rayons « ésotériques » de nos librai- ries postmodernes, participent de la médiation de cet exotérisme sus-mentionné, notam- ment ici grâce à leurs sept millions d’exemplaires en 27 langues. Walsh y demande à ce supposé « Dieu », testant toujours plus loin Son indulgence (postmoderne) 162, s’il voit

quelque chose à redire à la sexualité sado-masochiste. « Non » répond ce « Dieu ». Ou homosexuelle ? « Non plus 163 ». Quoi qu’il en soit, ce « Dieu » pétri de notre prétendue

Sagesse des modernes 164 (bien plutôt postmoderne), ne ressemble plus à « l’Éternel » de

l’Ancien testament qui, Lui, ordonnait aux Hébreux la lapidation de leurs homosexuels aux portes de la cité 165. L’exotérisme s’attend donc lui aussi à ce qu’une permission sexuelle

soit donnée, y compris – et surtout – par de « hautes instances spirituelles », et pourquoi pas aussi, dans ce cas, par Messiaen qui en semble un bon lieutenant : quand c’est le suave cas (comme on l’a vu ci-dessus mais la communication « solaire » du personnage, au-delà de l’œuvre, comme on le développera en appendice, va plus généralement dans ce sens), la potentialité médiatrice est donc grande, voire aiguë, très pertinente historiquement, depuis l’après-guerre et jusqu’à nos jours, de façon sans doute croissante.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 183-187)