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La vie-œuvre

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 67-75)

Finalement, si l’on peut se demander comment Messiaen partagea l’orbe de person- nages aussi divers que messie, Papageno, savant, alchimiste gothique, clown ou idiot, caricature de gauloiserie, icône touristique, héros de guerre, « oreille absolue », « sauveur de la musique contemporaine » et Dernier Samouraï, c’est précisément qu’il incarna l’ensemble de façon suspecte. Certes, tout mythe fonctionnerait par « arché- types », selon Jung (1951), ou selon un sème un peu plus tardif par « surdétermina- tion » selon le sociologue et poète Roger Caillois (opinion de 1972), mais déjà selon

82 Voir la question de la réception d’« Épôde » en note 52, p. 82. 83 Voir Menger, Le paradoxe du musicien, op. cit., 56.

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la pensée psycho-critique de Charles Mauron (parue en 1963) ou psychanalytique de Charles Baudoin (lisible en 1952) 84.

Le mythe ultime de Messiaen est donc qu’il pourrait être facilement de tous les récits, comme la star l’est pour ceux du cinéma. Sa médiation est en ceci comparable à celle d’un acteur qui endosse plusieurs premiers rôles et se coiffe, tour à tour, de l’aura de chacun. De fait, Messiaen fut ce professeur lui-même mythique (c’est le mythe le plus longuement fondateur, le plus ouvragé) et l’on sait (au moins d’expérience) qu’en- seignant et acteur ne sont pas des professions si éloignées. Dans sa classe, il « adopte toutes les attitudes avec la fantaisie de l’acteur né 85 », note Alain Périer. Prendre des

rôles implique surtout de vêtir celui, générique, de l’acteur, mais pour conscientiser, donc, cette surdétermination ontologique.

Le professeur, l’acteur ou le personnage légendaires sont des modèles poten- tiels. Or, le modèle, tel l’artiste comme le définit Xenakis, est « l’homme à l’œuvre partout 86 » et qui triomphe à tout coup sans qu’il faille s’en étonner. C’est logique pour

nous, et encore plus pour les récits que nous écrivons nous-mêmes (musicologues), que Messiaen soit excellent organiste et musicien prodige, ornithologue, écrivain, coloriste, théologien. Et oui à ce qu’il soit homme des lumières et humaniste 87 ; égale-

ment cartésien ?, en effet ; est-il aussi poète surréaliste 88 ?, oui da.

Or, ces rôles, ci-dessus, rassemblés, font un best of , un dépliant touristique, une rétrospective de la valeur culturelle française à l’échelle internationale. Ils incarnent, singulièrement, ce que la France a produit de saillant et, en excluant notamment Sade 89 : ce que la « nation française » a engendré de « classique » et de facilement

présentable, c’est-à-dire d’héroïque (donc de suffisamment éthique, car le héros du mythe est empreint d’une grandeur d’âme, dit Caillois) 90, avant que Freud, Marx,

les sciences exactes n’emportent le xxe siècle dans des systèmes moralement sinon

plus discutables, du moins encore tardivement discutés (aussi étrange que cela puisse paraître), et auxquels Messiaen, en tout cas, semble s’être peu intéressé, héros marginal, justifiant ainsi qu’on puisse curieusement vivre sans eux, ce qui serait, finalement, souhaitable pour la « morale moyenne » du monde (en ceci contre le consensus scien- tiste), et pour une idée de la France la plus anachronique possible, valable à l’étranger.

84 Cette synthèse est faite par Tarasti, op. cit., 24-25.

85 3.

86 Iannis Xenakis, « Changer l’homme », L’arc, no 51 (Aix-en-Provence), 31.

87 Jean Boivin dresse un « portrait du professeur en tant qu’humaniste » (1998, 6).

88 Voir Peterson.

89 Une certaine idée contemporaine – notamment germée dans l’esprit de Philippe Sollers – voit dans

Sade l’écriture et la pensée les plus radicales de la culture française.

90 Le héros, en ceci toujours décomposable sur le mythe christique, rachète la culpabilité originelle de

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Insistons. Messiaen est avant tout lisible à l’étranger. Et ceci concerne aussi les scientifiques : remarquons que Messiaen, si l’on passe sur les compositeurs définitive- ment expatriés (comme Varèse, Stravinsky, Pärt ou Ligeti) 91 engendre aujourd’hui 92,

avec un surprenant 86 % (voir la page 335) le plus fort taux de textes musicologiques en langues étrangères de tous les compositeurs que nous avons considérés (dont tous ceux sur lesquels on a plus écrit que sur Messiaen lui-même, Bach en tête). Il concer- nerait décidément moins les Français que le reste du monde, ce que notre xénophilie culturelle et notre rationalisme jacobin ne suffisent pas à expliquer. Il en deviendrait un « compositeur national » quand ce critère n’existerait plus qu’en tant qu’ambas- sade, simulacre marchand, tourisme international à l’heure toujours plus précise de la mondialisation comme marchandisation, on y reviendra d’ailleurs en conclusion. Or, pour être aussi saillante, cette « mascarade » à l’échelle internationale ne peut procéder que de mécanismes profondément autant que mystérieusement générateurs. Si elle est un artifice, elle est donc vraisemblablement liée à l’artefact essentiel, contenu dans l’arte lui-même de Messiaen.

Mais quel arte, de quel médium ? Ces médiums sont également surdéterminés (voir chapitre 7). Ils se multiplient et varient en dureté ou évanescence de matériau. Le matériau le plus volatile est la vie de Messiaen elle-même. Or, ce poète musicien écrivit aussi lui-même, de sa vie, le caractère féerique 93. La foi sans tache en est déjà

un thème important, appelons-la « thème A ». L’ornithologie (second pôle le plus important) est, par exemple, le thème B. (A concerne le plus grand nombre de textes musicologiques à ce jour, puis vient B 94.) La vie de Messiaen ressemblerait dans ce cas

à une forme sonate, et irait de l’exposition initiale de la foi (années 1930) à celle de l’oiseau (années 1950) et développerait alors l’ensemble avant de réexposer les deux de

91 Varèse atteint un taux de 87 %, Stravinsky 89, Pärt 94, Ligeti 95 et Xenakis 98. Dans le cas du Hongrois naturalisé autrichien (édité en Allemagne et vivant parfois à Paris), ceci s’explique plus par une vie d’émigrant que par une éventuelle discrétion relative, à l’échelle internationale, de la musicologie en langue hongroise (ce qui concernerait plus le cas de Pärt en regard de la confidentielle musicologie en estonien). Cette dernière, en effet, a engendré plus de 400 articles, en hongrois, concernant Bartók. Les typiquement « françois » Machaut (90 %, associé au mythe courtois de « dernier trouvère ») ou Pérotin (92 % : mythe « touristique » de l’École de Notre-Dame, son maître Léonin plus encore : les 7 articles écrits sur lui sont pour 6 en allemand et un en anglais), sont finalement les plus comparables à Messiaen. Josquin le surpasse même (94 %) dans une version « franco flamande », premier sujet pour la « musique ancienne » avec 510 articles (suivi par Palestrina). Janequin, en revanche (47 % et seulement huit articles), renommé en France, intéresse pourtant relativement peu les spécialistes, notamment étrangers, du moins pour le moment.

92 Chiffres du RILM au 7/02/14.

93 Voir notes 76, p. 172 et 99, p 176. Surnommer sa femme Mi, par exemple, constitue une originale

esthétisation, une curieuse simplification de son existence. Il rapproche ainsi cette dernière d’un univers de féerie musicale.

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façon emblématique dans Saint-François d’Assise et Éclairs sur l’au-delà (1988-1991) où l’oiseau lyre le dispute aux divers personnages de l’Apocalypse.

Ou cette vie « bien écrite » ressemblerait à une Gestalt plus familière encore de la musique, à un palindrome (une forme en arche). ABA. C’est d’ailleurs l’idée exacte de Malcolm Troup 95. L’œuvre de Messiaen est une installation pluridisciplinaire vie

+ œuvre. On pourrait certes affirmer cela de bien d’autres compositeurs ou artistes. De tous probablement. D’après Sylvie Coëllier, ce sont notamment Duchamp, Beuys et Warhol pour lesquels « Sa vie Son œuvre » devient un quasi-pléonasme 96. La vie

de Mozart, presque couramment romancée, résonne particulièrement dans l’incons- cient collectif des masses cultivées. Ceci engendrera un personnage que le début du xixe siècle appellera déjà « le divin Mozart », sinon aimé, du moins respecté par tous

(Cage offrant une exception notoire d’irrespect envers l’icône mozartienne) 97. Mais la

vie de Jean-Sébastien Bach, par exemple, devint-elle réellement pour tous une fable aussi pittoresque, édifiante ou populaire 98 ? En fait de « vie et œuvre » organiquement

articulées par le mythe, il y a dans un art voisin le singulier précédent de la « fable Rimbaud », où se meut un personnage 99 devenu caricature de poète, jeune Apollon,

prodige de la lyre, mélange réactualisé des mythes d’Adonis et d’Orphée. Cette affaire charrie aussi, au gré des préoccupations des époques, des légendes scolaires (l’élève prodige découvert, pépite, par le professeur Izambard), des rêves élitistes, ou libertaires (le fugueur) parfois sensualistes homosexuels (l’histoire avec Verlaine) ; plus récem- ment elle épouserait bien les fascinations « jeunistes 100 » de notre époque.

Ce qui autorise aussi l’idée d’une « vie-œuvre » dans le cas de Messiaen, est la capacité littéraire de ce dernier, peut-être, à produire des récits, éventuellement fictionnels, à son propre sujet. « Le musicien a en effet toujours affirmé après la guerre être revenu de sa captivité en Allemagne en 1942 alors que son retour effectif eut lieu

95 392.

96 Communication personnelle en 2014.

97 Voir chapitre 7, « Une part de Messiaen contre la musique ? ». Mozart, selon le récit largement reconduit par le film Amadeus (1984) de Milos Forman, n’aurait rencontré qu’incompréhension et jalousie (il est question de celle, tenace, de Salieri, symbole de médiocrité, et à l’inverse de l’amour aussi fidèle que sensuel de Constance, archétype d’intelligence libertine rappelant certains modèles comportementaux des années 1970 ; il est aussi question de la supposée médiocrité envieuse de l’archevêque Coloredo, etc.), récit empruntant aux évangiles et à, pêle-mêle, Oliver Twist (1837-1839) ou La petite fille aux allumettes d’Andersen (1845). On se rappelle la légende – fausse – du cortège d’enterrement « suivi sous la pluie par un seul chien ».

98 Cela même malgré, par exemple, La petite chronique d’Anna Magdalena Bach (œuvre fictive rédigée en 1930 par Esther Meynell).

99 La renommée populaire ne peut être le fait des seuls poèmes, souvent élitistes jusqu’à l’ésotérisme,

ainsi Une saison en enfer (1873), grimoire hermétique que seule une culture classique ductile (latiniste notamment), aujourd’hui rare, peut décoder.

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en février 1941 », rappellent par exemple Murray et Balmer 101. Détail ou occultation

volontaire d’une période embarrassante 102 ? « Messiaen », poursuivent les auteurs, « a

continuellement tendu à revisiter le récit de sa vie. Il n’a ainsi cessé de clamer qu’il était “né croyant”, niant la foi de son père, intellectuel catholique professeur au lycée Charlemagne puis à l’Institut Catholique de Paris et le réduisant à son activité de traducteur de Shakespeare. De même, il s’est prétendu découvreur des cent vingt déci- tâlas, en réalité recopiés dans l’Encyclopédie de Lavignac. […] ». Il aurait aussi fait croire à Denise Tual, commanditaire des Visions de l’Amen, à une écriture beaucoup plus rapide de cette œuvre de cent pages qu’elle n’eut lieu en réalité 103. Par ailleurs,

Technique de mon langage musical, à peu près écrit durant cette période oublieuse 104,

semble parfois réinventer un langage fictif plutôt qu’en décrire un de façon précise 105.

C’est aussi une œuvre littéraire.

Au-delà de définir un compositeur, « Messiaen » est une très vaste opération culturelle, ceci sera développé à la fin du chapitre 4. Cette opération, véhiculée par des récits, est donc déjà menée, de façon originale sinon unique, par le composi- teur lui-même, mais aussi, pêle-mêle, par les musicologues et musiciens (notamment du Conservatoire), la diplomatie française (à travers l’AFAA), la critique musicale « religieuse » internationale, parmi bien d’autres acteurs culturels français ou étran- gers. Les complexes spéculations, par exemple, du Livre d’orgue, de Chronochromie, de

101 149.

102 « Il est désormais possible de se demander si Messiaen n’a pas réécrit le récit de son parcours personnel afin de dissimuler le fait qu’il devait son retour en France [de son emprisonnement en Allemagne] à l’entregent d’une personnalité située au cœur du pouvoir de Vichy [Charles Huntziger, devenu ministre de la guerre]. » Idem, 157. De même, Messiaen est élu à son premier poste au Conservatoire [professeur d’harmonie] le 25 mars 1941, suite à l’éviction d’André Bloch, en poste depuis 1927 et écarté le 18 décembre 1940 après la première loi portant statut des juifs. Or, selon les auteurs, « Messiaen n’a pas attendu passivement sa nomination : dès son arrivée à Vichy en mars 1941, il active ses réseaux et fait campagne auprès des figures importantes de la vie musicale française pour obtenir un poste qu’il convoitait déjà avant-guerre et que les circonstances rendent accessibles plus tôt que prévu. Pour parvenir à ses fins, comme tous les prétendants à un poste administratif, il rédige une lettre type : “Je ne suis pas juif, mes quatre grands-parents ne sont pas juifs, et il n’y a absolument aucun sang juif dans ma famille” ». Idem, 158-159.

103 Ibidem, 152-153.

104 L’ouvrage est édité en 1944, mais préfacé dès 1941 et l’agenda du compositeur le note achevé en

octobre 1942. Ibidem, 153.

105 Par ailleurs, les techniques décrites font référence à un langage de jeunesse, partiellement abandonné

par la suite. Ainsi, par exemple, les empilements de quartes, à notre sens, deviendront bien plus caractéristiques de Dutilleux, après les années 1950, que de Messiaen. Ou les « canons rythmiques » feront la place, de plus en plus après guerre, à de simples homorythmies, etc. Mais l’ouvrage vaut au moins, selon nous, pour le recensement des modes à transpositions limitées, utilisés jusqu’à la fin. Si Messiaen a tant marqué son temps (dont ses collègues) avec ceux-ci, c’est vraisemblablement en grande partie parce qu’il en a publié l’exposé systématique, selon une démarche à la transparence unique en son genre.

71 Couleurs de la cité céleste et même de Catalogue d’oiseaux, étaient particulièrement loin

de pouvoir tisser, seules, le costume revêtu par Messiaen devant la plus grosse partie de son public mondial, voire devant l’histoire : un peu celui d’un Prix Nobel de la Paix. Car à complexité comparable du langage (quant aux œuvres citées), celui de Jean Barraqué, par exemple, sérialiste bientôt suicidé, ne s’entourera pas de la même aura : moindre en amplitude, voire opposée quant à l’optimisme eschatologique. Même le sommet souvent salué du sérialisme de Boulez, Le marteau sans maître (1954), inspi- rera-t-il encore en 1998, malgré son modernisme net, une aversion à des « sages modernes » (aux auteurs de La sagesse des modernes) 106. L’aura est encore celle d’une

musique de la vivisection, dite « intellectuelle 107 », mais notablement pas dans le cas

de Messiaen, mieux habillé.

La suite de ce texte essaiera de défaire cet habit, ce tissu, en en suivant quelques fils, ou du moins les plus repérables ficelles. Les oiseaux tiendront parfois leur ambassade médiatrice (chapitre 2) mais il ne s’agira peut-être déjà plus de musique pure. Pour la musique sans programme – et populaire en tant qu’« anti-intellectuelle 108 » – plaide-

ront certaines cordes immobiles et ondes Martenot (chapitre 3). La leçon culturelle sera clairement dite par l’homorythmie (chapitre 4) mais y a-t-il là une musique ou une philosophie ? Certes « plus on devient musicien, plus on devient philosophe 109 »,

affirme Nietzsche. Quant à l’aura magique (chapitre 5) d’un presque « saint Olivier », ou la transdisciplinarité universaliste, de plus en plus en vogue (chapitre 7), nous soupçonnerons que l’enjeu sera alors, secrètement, plutôt le simulacre jouissif de la

liquidation de l’art que sa célébration « de façon non réfléchie et sans problème 110 »,

pour reconduire le scepticisme final d’Adorno, avec l’hypothétique assentiment subli- minal du public.

106 Op. cit., Paris, Robert Laffont, 1998. Lors d’un débat radiophonique animé par Jean-Michel Damian (France musiques, Les imaginaires, 13 juin 1998), opposant les auteurs, André Comte-Sponville et Luc Ferry, à Pascal Dusapin, celui-ci accusa les deux penseurs de « ne pas penser », après que ceux-ci aient exposé leur aversion naïve envers Le marteau sans maître (1954).

107 Boulez fustige alors ces « fétichistes » qui alignent les poncifs en accusant la musique contemporaine en général de contenir « trop de science, pas de sensibilité (trop d’art, pas de cœur) ». Il dit être allergique aux expressions « humain » ou « à l’échelle humaine » (Points de repère, Paris, Bourgois, 1981, 20). Il réplique ainsi aux attaques incessantes du public, déplorées par Adorno en 1948, à l’éternel retour du procès « d’intellectualisme » (note 75, p. 64).

108 Idem, in fine, à propos d’Adorno.

109 Le cas Wagner, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard – folio essais, 1974, 21.

110 On reprend les termes d’Adorno qui ouvrent sa Théorie esthétique : « L’infinité manifeste de ce qui est

devenu possible et s’offre à la réflexion ne compense pas la perte de ce qu’on pouvait faire de manière non réfléchie et sans problèmes. Cet élargissement des possibilités se révèle, dans de nombreuses dimensions, comme un rétrécissement ». Op. cit., Paris, Klincksieck, 1974, 9.

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Si nos existences cherchent à traverser le néant à gué, nous sautons d’un mythe à l’autre : « noms-du-père 111 », « grand amour », etc., jusqu’à « vie éternelle » pour

certains. Le musicien nous fournit alors plusieurs pierres intermédiaires, des relais. Enfin, à quoi le récit intitulé Messiaen, comme archipel de cailloux, nous servirait-il pour que son écoute devienne plus courante, le cas échéant, que celle des œuvres ? Il n’est pas si absurde de faire l’hypothèse que cet archipel pourrait avoir l’avantage de relativiser subtilement jusqu’à l’importance de la musique elle-même, au sein de nos existences. Mais dans ce cas, dans quel but ?

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[…] chants gratuits, sans fonction sociale, généralement provoqués par les beautés de la lumière naissante et de la lumière mourante. Ainsi, j’ai remarqué dans le Jura une grive musicienne spécialement douée dont le chant était absolument génial quand le coucher de soleil était très beau avec de magnifiques éclairages rouges et violets. Lorsque la couleur était moins belle ou que le coucher de soleil était plus bref, cette grive ne chantait pas ou chantait des thèmes moins intéressants 1.

« Oiseau » : seul mot de six lettres contenant les cinq voyelles principales : quintuple incitation vocale, musicale. Multicolore si l’on relie Voyelles de Rimbaud 2.

Il est question ici des oiseaux. Comment ont-ils contribué à faire la carrière, la posté- rité, voire l’emblème, l’une des « réclames » (des « slogans ») du musicien ? Ce serait leur accorder un pouvoir. Pour musiciens qu’il soient, la stylisation de leurs chants n’engendre pas pour autant « de la musique » a priori. Il faut convoquer, au préalable, un truchement, peut-être celui du récit en général. Il faut ainsi relier ce récit à son pouvoir et voilà qui occupa un autre texte 3. De ce dernier, la seconde partie tentait de

corréler, plus précisément, récit oiseleur et diplomatie, ambassade auprès du public. Finalement, si la musique dite « pure » détient le pouvoir orphique, la musique à programme tente d’approcher le pouvoir supplémentaire du récit (et parfois du « grand récit » d’une époque au sens de Lyotard). Quant à la figuration spécifique de l’oiseau, elle permet à la fois un retour sur les origines de tout récit musical, voire sur celles, mythiques, de toute musique au moins selon Lucrèce. Elle permet donc d’approcher un mythe fondateur, particulièrement important si l’idée de mythe elle- même est d’ailleurs liée à celle de musique, ce qu’avance Lévi-Strauss 4.

1 Messiaen cité par Samuel, 1967, 97, cité par Halbreich, 86-87.

2 Remarque personnelle.

3 Jacques Amblard, « Vers le pouvoir supplémentaire du récit : musique et représentation », Representaçao :

fonte inesgotavel de polemica et praxis, Lisboa, éd. Cieba-Fbaul, 127-141.

4 Voir Gilbert Durand, « La résurgence du mythe et ses implications », L’art et la culture, Paris, Odile

Jacob, 2002, 97. Voir aussi Eero Tarasti (Mythe et musique, Paris, Michel de Maule, 2003, 30) : « Lévi- Strauss se réapproprie l’idée de Cassirer selon laquelle l’énoncé le plus élémentaire d’un mythe est toujours plus qu’une simple représentation de l’être. Détachée de toute réalité extérieure, la musique constitue un mode d’expression autoréférentiel. C’est vraisemblablement pourquoi elle s’apparente au

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