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Résonance, « violons », années

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 117-121)

Or, le public, faisant en partie « l’histoire », si l’on pousse l’esthétique de la récep- tion jusqu’au bout, tentions nous de montrer en début de chapitre, n’a sans doute jamais renoncé définitivement à l’écho. Les nouvelles lutheries populaires électrifiées, celles de la pop music, le firent peut-être patienter durant les Trente Glorieuses. Ces dernières instillaient un optimisme, l’exaltation d’une puissance sans doute exprimée par ces guitares amplifiées, mais celui-ci s’infléchit, peut-être, avec le premier choc pétrolier de 1973. Le retour de la Sehnsucht résonna alors en profondeur durant les années 1980, dans le postmodernisme comme dans les musiques pop de ces années de repli. Ce furent ces tapis synthétiques (les « nappes »), jusque dans l’arrangement des chansons populaires de cette décennie (par ailleurs élitiste), inlassablement classées par le « Top 50 » : grâce aux progrès de l’électronique, les studios d’enregistrement pouvaient acheter, désormais, pour moins de dix mille francs, une bonne chambre de réverbération et l’appliquer aux violons synthétiques ou à d’autres sons tenus, notam- ment à la voix amplifiée. On retrouvait là, en un sens, une généralisation des anciennes ondes de Messiaen en tant qu’écho électrique. D’ailleurs, le son synthétique soliste de la chanson With or without you (1986), du groupe pop irlandais U2, ressemblait fort à celui du jeu ruban des ondes. Comme de juste, c’est autour de 1980 qu’apparaissent certains articles ou ouvrages techniques caractéristiques, comme About this reverbe-

ration business, de James Anderson Moorer, en 1978 115, pour ne pas citer d’autres

rapports de 1982 116 au sujet de synthèses électroniques de « l’espace ».

114 « Timbre et espace », Le timbre : métaphore pour la composition, op. cit., 272.

115 Op. cit., Paris, Centre Georges Pompidou, 1978.

116 Un texte de 2002 revient d’abord sur une théorie de 1982 reliant modèle spatial du son synthétique

et réverbération. Voir Shahrokh Yadegari, F. Richard Moore, Harry Castle, Anthony Burr, Theodore R. Apel, « Real-time implementation of a general model for spatial processing of sounds », Voices of nature, International Computer Music Association (USA), 2002, 244-247. Un autre texte, prononcé lors d’un colloque en 1982, commence par rappeler que « le concept musical du son est dépendant

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La musique pop des années Reagan réinventait donc, ingénument, les profon- deurs orchestrales du xixe siècle. Ces chansons aux résonances d’église exaltaient, elles

aussi, le romantisme nocturne élargi à celui du cosmos, si l’on veut, dans lequel s’abî- maient – pelotonné sous ces « nappes » sonores – des auditeurs désenchantés (déjà postmodernes et amputés de leurs « grands récits » selon Lyotard), cherchant l’oubli, confrontés à ces années sans doute jugées difficiles après l’échec ressenti de la « paren- thèse enchantée » des années 1970. Tous les cris les S.O.S., interprétée par le chanteur Daniel Balavoine en 1985, est un exemple parmi tant d’autres. L’écho y est envahis- sant, tant aux instruments « nappés » (jouant le rôle des cordes), qu’aux percussions et à la voix. Or, lorsque la chanson est réarrangée pour la chanteuse Lena Kahn en 1999, le timbre s’y est nettement asséché. Le nouveau mot d’ordre écologique des années 1990, en effet, sélectionne des instruments acoustiques, dont la « guitare sèche », faiblement réverbérée à l’enregistrement. Voilà le souci, cette fois perpendiculaire, de faire entendre des sons « naturels » et « light », donc des résonances sobres voire extérieures, faibles en regard de celles des années 1980.

Dans le même temps, ces années Reagan virent l’essor de la musique « savante » postmoderniste 117. Qu’on nous permette d’en rappeler certains canevas, l’espace de

trois paragraphes, et de reprendre ici un passage d’un autre texte 118. Il faut d’abord

rapprocher, comme le fait Fredric Jameson 119 (suivi par Toni Negri et Michael

des caractéristiques de la pièce où il est entonné ». Puis il montre que Bruckner intégrait l’attention à la réverbération du son dans la composition de ses pièces. Voir Kurt Blaukopf, « Raumakustik, Klangkonzept und Aufführungspraxis », Bruckner-Interpretation. Bruckner-Symposion Linz 1982, Wessely/Othmar, Akademische Druck-und Verlagsanstalt, 1983, 37-38.

117 On pourrait élire 1976, peu avant, année fondatrice du postmodernisme musical. C’est l’an de création d’Einstein on the beach de Phil Glass, premier opéra du musicien, œuvre « populaire » qui le rend aussitôt célèbre, ou encore première œuvre qui, selon K. Robert Schwarz (« Philip Glass, Minimalist » et « Philip Glass, Maximalist » in Minimalists, Londres, Phaidon, 1996, 108-168) voit le basculement du style minimaliste vers le style « maximaliste », autrement dit peut-être postmoderne. C’est l’année de composition de Für Alina d’Arvo Pärt, première pièce qui, elle aussi, marque un virage net et inaugure un style que l’Estonien appelle tintinnabuli, en fait sans doute postmoderne. C’est aussi le moment, pour le Polonais Penderecki, d’amorcer la composition de son opéra Paradise lost (1976- 1978) ainsi que de son premier Concerto pour violon (1976-1977), œuvres fondatrices de sa nouvelle manière néoromantique (ou postmoderne ?), en rupture totale avec le premier style comparable à celui de Xenakis. De son compatriote Górecki, c’est aussi l’année de composition de ce qui engendrera la plus importante vente de disques de la musique « contemporaine », sa Troisième Symphonie. Pologne ou Pays Baltes tout proches : en Europe, tout semble se jouer dans cette région précise. Voilà sans doute l’un des « foyers postmodernistes d’origine », New York en constituant un second.

118 On s’autorise, ici, à voler ces paragraphes, pour l’essentiel, à ce texte (nous n’avons guère pu reformuler

ces idées autrement). Voir « Postmodernismes », Théories de la composition musicale au xxe siècle, vol. 2,

sous la direction de Laurent Feneyrou et Nicolas Donin, Lyon, Symétrie, 2013, 1407-1444.

119 Voir à ce sujet Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, Paris, éd. des Beaux-Arts,

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Hardt) 120, cette esthétique d’un néo-capitalisme envahissant, alors contemporain. Or

ce dernier s’appliqua justement à sélectionner non seulement certains éléments de langage romantique mais souvent encore ses textures (surtout pour ce qui concerne le postmodernisme de l’Europe du Nord et de l’Est). Voilà le romantisme « ratio- nalisé », ce que Kautny a nommé, à propos de Pärt, un « mythe néoromantique 121 ».

Il s’agit moins du xixe siècle que de sa « bande annonce » séductrice, ce qu’on s’est

permis d’appeler – toujours en allusion au déploiement néolibéral des années 1980 – son best of, son habillage (packaging) donc parfois ses textures, résonances longues, cordes, lenteur 122. Voilà surtout ce qui lie Schnittke, Górecki et Pärt : un goût récur-

rent (à partir des œuvres de la fin des années 1970) pour un écho non seulement allongé mais même inédit, voire embrouillé, notamment des instruments à archet : abyssal. Tonalité en moins, le tout dernier Messiaen emprunte parfois, dans certains mouvements d’œuvres certes seulement, un parcours parallèle. Y a-t-il une influence minimale, inconsciente, disons une ultime licence permise par ce contexte général ?

La résonance, en quelque sorte, est jugée si cruciale par le postmodernisme qu’elle peut paradoxalement se permettre d’engendrer jusqu’à des dissonances éventuelle- ment modernistes (par le gel prolongé des notes et finalement leur mélange) et flirter avec l’atonalité. Que faut-il au consommateur ?, découvre finalement cette esthétique consciente, soucieuse de sa médiation. La « profondeur du son » compte d’abord, la tonalité peut-être seulement ensuite, et non l’inverse comme un poncif, toujours pour les mêmes raisons, l’aura avancé. Il est vrai qu’en fait de ritournelles tonales, le public a désormais bien assez des chansons interprétées par ses nouvelles idoles. Quant à engendrer la profondeur de l’abîme sacré, de la caverne de Platon, l’orchestre à cordes semble rester plus autoritaire, pertinent, historiquement légitime, supérieur au fait d’appliquer la chambre de réverbération à n’importe quel son électronique, éventuelle- ment indigent – comme cela a lieu dans les chansons de variété contemporaines (voir ci-dessus), celles des années 1980 123.

120 « Le postmodernisme est de fait la logique par laquelle le capital opère […], car il constitue une excellente description des schémas capitalistes idéaux de la consommation de biens, à travers des notions telles que la différence, la multiplicité des cultures, le mélange et la diversité ». Michael Hardt et Toni Negri, Empire, Paris, UGE (10/18), 2004, 196.

121 Voir Oliver Kautny, « “Dem Himmel ein Stück naher”. Der neoromantische mythos Arvo Pärt », Neue Zeitschrift für Musik, n° 163, vol. 5, septembre-octobre 2002, 24-27.

122 Voilà qui prépare peut-être cette tolérance générale, lorsqu’il s’agit d’appeler postmoderniste une

musique simplement néoromantique comme celle du second Penderecki.

123 Citons cet exemple français parmi tant d’autres, Les nuits sans Kim Wilde (1986, composée et chantée

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On pourrait citer ici de nombreuses pièces postmodernistes écrites pour orchestre à cordes 124. Il y a là, à nouveau, comme une idée implicitement reaganienne : la ratio-

nalisation de l’orchestre envisagé inconsciemment comme entreprise « rentable ». Face

à la « dure concurrence », depuis plus de vingt ans 125, des concerts de musique « rock »

considérablement amplifiés, l’orchestre « restructuré » licencie finalement bois, cuivres, percussions, accessoires et abandonne alors la recherche de puissance à la concur- rence pop, écrasante. C’est alors que les deux grands enjeux de l’orchestre du point de vue de sa très large réception au xxe siècle, puissance nouvelle (Boléro) et résonance

éventuellement persistante voire allongée (postmodernisme), abandonnent le premier. Le compositeur postmoderniste se contente alors de caricaturer la voix bien connue, rationalisée, de la « musique classique » : les violons. Ceux de la 3e Symphonie de

Górecki ont emporté cet engouement exposé en début de chapitre. Ce sont eux qui ont donné leur « packaging » aux truismes encore populaires de « grande musique », de « génie », de « culture ». Il ne s’agit pas seulement de tonalité. La résonance des masses de violons et violoncelles 126 pourrait s’être avérée nécessaire aux démocraties

libérales 127, encore et surtout durant les années Reagan, puis au-delà, peut-être en ce

qu’elle faisait entendre au large public le timbre de voix du sage quand la musique pop – conçue officiellement par et pour les jeunes – ne pouvait s’en charger. Le marke- ting – on le répétera plusieurs fois dans ce texte – cherche des spécialisations, des étiquettes, si nécessaire simplifiées jusqu’au truisme, du moins aux yeux de la musico- logie : « les violons pour la musique des sages (« apollinienne »), tout le reste, c’est- à-dire les instruments électriques, pour la musique des jeunes (« dionysiaque ») 128 ».

124 Qu’il s’agisse « d’antécédents » tels que l’Adagio pour cordes de Barber, de Quiet city de Copland, de Lousadzak de Hovhaness, de nombreuses pièces de Lou Harrison, ou de pièces postmodernistes proprement dites telles que la Troisième Symphonie de Górecki presque exclusivement consacrée aux cordes, d’au moins six œuvres de Pärt, du Second Concerto pour piano et orchestre à cordes de Schnittke, etc.

125 « L’ère rock » selon Simon Frith, est « née autour de 1956 avec Elvis Presley, culmine en 1967 avec Sgt Pepper, meurt autour de 1976 avec les Sex pistols ». Music for pleasure, Cambridge, Polity Press, 1988, 1.

126 Caricaturée dans le long gel des degrés d’un mode diatonique, dût-elle faire prendre ainsi au postmodernisme ses plus grands risques (frottements embrouillés de tons et de demi-tons diatoniques).

127 Or, en se montrant nécessaire, elle engendre un nouveau produit de consommation, dont le slogan

publicitaire utiliserait, selon les lois du marketing, une spécificité, une différence : elle se montre plus ancienne donc plus sage, plus écologique dans un sens ancien (sans électricité) et surtout plus « profonde » que la musique pop, c’est-à-dire de timbre profond.

128 On reconduit ici les conceptions du jeune Nieztsche au début de son premier opus d’importance, La

naissance de la tragédie (1872). Ce serait alors l’occasion de constater que la part octroyée à Dionysos se serait accrue à notre époque.

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