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Immobilisme – extase

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 121-124)

Il ne peut être historiquement anodin, dès lors, que la composition d’une œuvre de Messiaen comme Éclairs sur l’au-delà commence en 1988, quand Reagan quitte la Maison Blanche. L’œuvre n’est certes pas postmoderniste. Mais elle a considéré cette époque (ici au sens des années 1980), et pas seulement l’ancienne manière du compo- siteur lui-même. Son numéro 5 semble avoir compris que pour « Demeurer dans l’amour » (c’est son titre), on pourrait affréter, non seulement de profondes souplesses de cordes, mais seulement elles (voir Exemple 2). C’est la première fois depuis 55 ans que Messiaen s’autorise à leur réserver un mouvement 129. On peut comparer le résultat

à l’Adagietto de la Cinquième Symphonie de Mahler (1901) : à effectif exceptionnel (cordes seulement), résultat et réception exceptionnels : néoromantisme instillé de façon subliminale (par la seule texture) et finalement sélectionné par l’histoire. Malgré le succès relatif de l’œuvre entière 130, « Demeurer dans l’amour », gageons-le, n’a pas

encore trouvé sa postérité exclusive, sa carrière, qu’une non séparabilité du reste de l’œuvre, par droit moral du compositeur 131, n’aide certes pas.

Le mouvement, surtout à son début, réinvente la notion d’immobilité associée à un thématisme 132. L’effet engendré a pu être reçu, parfois, comme partageant l’esthétique

de certains courants électroniques environnementaux 133, lents, lisses (ici au sens même

de Boulez) 134, manifestement « zen ». Youtube programme d’ailleurs un mouvement

jumeau 135 des même Éclairs, le finale, en l’associant à des images doucement enchaî-

nées de verdure « dé-stressante ». C’est qu’il est presque aussi statique et autant dédié aux cordes seules.

Mais en fait, ces effets de suspension du temps, instillant la promesse d’un au-delà consolateur, mieux obtenus que par les seuls rythmes non rétrogradables – n’en

129 Le finale de l’Ascension (1932-1933) était également consacré aux cordes.

130 Revoir introduction, « The Messiaen’s progress ».

131 L’indication figure explicitement au pied de la couverture reproduite en Photo 1. Comme pour Saint François, les éditions Leduc garantissent à Messiaen un « droit moral » qui empêche quelque extrait d’œuvre, dans ces deux cas notamment, d’être exécuté séparément, ceci en principe pour toujours, pour peu que ce droit soit respecté partout et de tout temps.

132 Le thématisme (et en son sein cet exemple à nouveau) sera mieux étudié au chapitre 6 (« Traces de thèmes ») et au début de la conclusion. Quant à un immobilisme, également lisse mais non thématique, certains compositeurs, notamment américains, l’ont déjà poussé plus avant auparavant, par exemple La Monte Young dans son Trio for strings (1958) ou Alvin Lucier dans I’m sitting in a room (1969, surtout à la fin de la pièce).

133 Voir David Toop, Ocean of sound. Ambient music, mondes imaginaires et voix de l’éther, Paris, Cargo, 2000, 213-214.

134 Pour la notion de « temps lisse », opposée à celle de « temps strié » ou « temps pulsé », voir Points de

repère, Paris, Christian Bourgois, 1981, 81.

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déplaise à Ian Darbyshire 136 – parcourent discrètement l’œuvre durant plus de soixante

ans. Ils s’associent volontiers aux mouvements finaux pour promettre le salut égale- ment ultime. Le finale de L’Ascension (1932-1933) se distingue par ces lenteurs eschatologiques, d’ailleurs, encore une fois, consacrées aux cordes. Son immobilisme constitue même une nécessité, une conséquence, voire une limite du langage harmo- nique du premier Messiaen selon Robert Sherlaw Johnson 137. Selon quelle échelle

a-t-il contribué au succès du mouvement, lui-même poussant celui de l’œuvre, celui-ci emportant le premier des engouements américains en 1947, ce dernier fécondant celui du monde entier par la suite ?

Le Quatuor pour la fin du temps (1940-1941), comme son titre le prévoit, s’achèvera aussi par un engourdissement téléologique (« Louange à l’immortalité de Jésus »), qui, à défaut de masses de violons, rend au moins l’un d’eux soliste. Le piano répète alors ses accords particulièrement lents (croche = 36 !), enfermé dans ses mantras de glace. Il égrène son chapelet avec des doigts gelés. L’appréciation en est « extrêmement lent et tendre, extatique ». On note que l’ostinato (le premier accord du piano, chiffré 2 138,

est répété 24 fois, le second 139 16), ostinato dont on a vu qu’il s’associait surtout au style

oiseau pour Messiaen 140, est pour une fois dédié à la transe mystique (ici fortement

engourdie : c’est la fin du temps). Il retrouve donc sa vocation originelle : c’est, de façon augmentée (ralentie, appesantie, magnifiée) l’ostinato fondateur de Stravinsky, mais re-sacralisé 141 car rendu à son inspiration scythe (la pratique de transe sacrée

des mages volkhry) ; ce sera encore celui des minimalistes américains, inspiré des techniques additives de la musique indienne ; et ce sera toujours l’obstination sacrée, orthodoxe, de Pärt dans son ensemble.

Mais l’accomplissement de cette « slow music 142 » comme « réflexion de l’éter-

nité », pour citer Diane Luchese 143, sera sans doute, historiquement comme esthéti-

quement, dans « Demeurer dans l’amour ». La suspension temporelle y vient encore du gel de l’harmonie. Un accord de triton (do ré fa# la) est tenu de façon d’autant plus

136 37.

137 « Dans l’ensemble, L’ascension achève la période de jeunesse de Messiaen, en même temps qu’elle révèle la crise causée par l’incapacité de son langage harmonique à créer, de lui-même, des structures suffisamment dynamiques et étendues. », Sherlaw Johnson, 1975, 31.

138 Si sol# do# mi.

139 Cet accord, de sonorité andalouse, si fa# do ré#, est parfait majeur auquel est ajoutée, à l’intérieur des voix, la neuvième mineure, ce qui lui donne cette rugosité minimale, typique du flamenco le plus répandu (cante chico).

140 Voir chapitre précédent (« Dans l’arbre un consulat de la musique contemporaine – Ostinato »).

141 Le Sacre du printemps n’est-il pas un anti-sacre en même temps qu’un sacre, par son caractère païen sacrificiel qui vient contre la sacralité chrétienne ?

142 Luchese, 179. 143 Idem.

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décalée qu’en principe, il était l’accord le plus instable, explosif 144, de la musique tonale

fonctionnelle. Le nirvana est donc ce moment où les bombes elles-mêmes, annulées, voient leurs fragments immobilisés dans l’air (image qui résume singulièrement tout modernisme selon Nicolas Bourriaud) 145. C’est dire que l’instant présent y est péren-

nisé (revoir Exemple 2).

Cet accord de triton voyait déjà son paradigme inversé un demi-siècle plus tôt. Contre-employé, il devenait l’accord final (donc également paradoxalement stabi- lisé) de Poèmes pour Mi (1936). Mais dans « Demeurer dans l’amour », il constitue l’accord initial et persistant. Si l’on passe sur la broderie (en un sens) 146 du la par sol#,

cet accord persiste dans sa résonance durant près d’une minute (dans l’enregistre- ment de Deutsche Grammophon et tel que le prévoit la partition), ce qui constitue une longueur considérable (c’est un euphémisme) pour une résonance quelconque de quelque accord que ce soit au cours de l’histoire de la musique. Pour comparer, la résonance d’un accord de septième diminuée, également assurée par les cordes, à la fin de la réexposition du premier thème, dans une version 147, en ceci non margi-

nale, du premier mouvement (andante sostenuto) du Second concerto pour piano de Saint-Saëns (1868), durait plus de dix-sept secondes et ceci pouvait paraître alors très long, suspendu, même dans le style orchestral du second xixe siècle. Cela engendrait

d’ailleurs un académisme romantique (en l’occurrence, faisant curieusement résonner un emprunt au langage de Bach). La tension tragique bien connue (la plus connue du langage harmonique et déjà galvaudée au début du baroque), celle de la septième diminuée, y était gravée, une fois pour toutes, dans la pierre d’une résonance cristal- lisée. Dans le cas de Messiaen, la contracture du triton, non plus tragique et encore davantage cristallisée, joue le rôle inverse, si l’on veut. C’est celui d’un sourire (donc certes d’une contracture) qui ne se déplisse qu’au bout d’une minute.

Ce qui fermera Éclairs sur l’au-delà est ce finale également réservé aux cordes. Comme il s’agit du dernier mouvement achevé par Messiaen 148, en 1991, on peut

144 Sa basse, la septième, doit encore descendre et la sensible, plus élevée, devra monter. L’accord est donc une contraction et d’un point de vue relatif : une bombe, amenée à se détendre de tous côtés.

145 Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, 209.

146 On peut aussi considérer que le la, quinte de la fondamentale ré, est abandonné facilement (comme souvent dans le cas des accord de septième) au profit du sol# qui est le triton ajouté. On peut encore remarquer que ce sol# appartient autant que le la au mode II en présence (do ré mi b fa fa# sol# la si do) et que l’accord, au gré de ses légères variations, ne fait que verticaliser l’une ou l’autre « zone » de ce mode (do ré fa# la ou do ré fa# sol#).

147 Voir l’Intégrale des 5 concertos par Aldo Ciccolini et l’Orchestre de Paris dirigé par Serge Baudo (Emi

classics).

148 Ceci pourrait être concurrencé par Concert à quatre. Mais Éclairs fait figure d’œuvre ultime, en tout

état de cause, par sa postérité mais aussi son envergure testamentaire : sa valeur de résumé de l’œuvre entière.

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dire que l’écho des violons l’a comme « finalement emporté » – victoire sur les timbres ainsi que sur Messiaen lui-même, en quelque sorte. Il a ravi le musicien. Il paraît avoir emporté le débat entre les possibles de l’instrumentation.

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