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Esprit « fin de siècle »

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 125-131)

Ces violons non seulement absous mais magnifiés à la fin du parcours du musicien, au début des années 1990, ne sont pas postmodernistes du point de vue musical (ils le sont à l’extrême rigueur du point de vue sonore). Ils pourraient être « postmodernes », au moins dans le sens imaginé par ceux qui constatent dans les années 1980 un recul général, y compris au sein des avant-gardes. Ce pourrait être le symptôme de cette inexorable « postmodernité 158 » évoquée par Béatrice Ramaut-Chevassus. Il pourrait

encore s’agir, de façon plus précise, du retour de la résonance, également au sein de certaines avant-gardes persistant dans leur modernisme, ce qui traduirait l’influence, limitée, d’un romantisme « fin de siècle ».

153 Voir le chapitre 6, « Tonalité signalétique ».

154 Même les empilements de quartes, employés çà et là par Messiaen, ne sont pas perçus, semble-t-il, comme lyriques, tragiques ou ne serait-ce que mineurs alors que (do, fa, si b, mi b), par exemple, se rapproche d’un accord de septième mineur.

155 Ceci apparaît dans plusieurs ouvrages du musicien et théoricien, de ses défenseurs ainsi que de ses détracteurs (dont Rousseau, dans Examen des deux principes avancés par monsieur Rameau dans sa brochure intitulée « Erreurs sur la musique dans l’Encyclopédie », il s’agit du second principe).

156 Ré, mi, fa#, sol#, la, si, do#.

157 Il en sera à nouveau question en conclusion.

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Revenons – pour mieux le cerner – dix ans avant ce « dégel » des cordes. En 1982, dans un entretien télévisuel réunissant le nouveau directeur de la musique au Ministère de la Culture et Yves Mourousi, entretien reproduit dans le Nouvel Observateur (no 937,

23-29 octobre 1982), le journaliste interroge : « Maurice Fleuret, lorsque vous parlez de la musique d’aujourd’hui, est-ce que vous êtes de l’avis de… je crois que c’est Boulez qui avait dit un jour : “les violons n’ont plus rien à dire” ?... disant que l’instrument avait été utilisé de la meilleure façon possible aux cours des siècles précédents et que maintenant il fallait passer à autre chose ? » Or, Fleuret répondit : « écoutez, je crois que dans les œuvres de Boulez il y a de très belles parties pour les violons et son œuvre dément cette assertion 159 ». Il s’agit d’une réponse diplomatique (politique) car ce

retour des cordes, du moins dans leur diffusion potentielle, surviendra surtout quinze ans plus tard. Boulez revient en 1997, dans Anthème II, à un simple violon mais dont la résonance peut être considérablement approfondie par un dispositif électronique.

Takemitsu remarque, à propos des années 1990 : « Si je compare les diverses nouvelles tendances musicales qui apparaissent actuellement avec celles des années 1950-1960, il me semble qu’un sentiment romantique différent de celui des années 1950 et 1960 (pas forcément quelque chose comme le néo-romantisme) est en train de naître 160 ». Le musicien parle d’impression subtile, « indéfinissable ». Le retour de

la résonance, d’ailleurs net dans le « Takemitsu sound » des années 1980, selon nous, instille en partie cette impression diffuse car elle est elle-même diffusion.

Voilà tout l’enjeu intéressant : les cordes ont pu améliorer la médiation des œuvres des avant-gardes, et des plus radicales, durant l’ensemble du xxe siècle, sans que ceci ait

été clairement souligné et donc critiqué. Elles ont pu abriter le seul « romantisme en diaspora » (sous la forme réelle d’un paramètre technique) que le modernisme pouvait – parfois – tolérer, parce qu’il se réduisait à un soi-disant habit (une texture), celui de l’instrumentation. Or il s’agissait du nouveau paradigme de la musique selon Solomos, mais, en ce temps, secrètement. Et ce romantisme de texture, clandestin, aurait bien pu réapparaître en masse, en effet, durant les années 1980-1990. De Messiaen, les

159 Voir Anne Veitl et Noémi Duchemin, Maurice Fleuret : une politique démocratique de la musique, Paris,

Comité d’histoire du Ministère de la Culture, 2000, en annexe, xxv.

160 Le vieux musicien poursuit alors : « Ce sentiment romantique est très difficilement définissable, mais n’y

a-t-il pas un lien profond, par exemple, avec un changement politico-social qui se manifeste récemment dans les pays ex-communistes, partant de la Pologne ? Je pense que ce changement démocratique n’a historiquement jamais existé, parce qu’il n’est pas organisé par les hommes politiques ou les militaires spécialisés, mais qu’il est né en tant qu’expression du peuple et de l’homme. Aujourd’hui, l’humanité n’entre-t-elle pas dans le stade où chacun exprime quelque chose avec sa propre voix ? J’appelle cela pour le moment le “romantisme” ».Takemitsu, Chosakushu, tome V, Tokyo, Shinchosha, 2000, 162, traduit dans la thèse de Wataru Miyakawa, L’écriture chez Toru Takemitsu. Situation, héritage, culture, Aix-Marseille I, 2009, 35-36.

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cordes d’Éclairs sur l’au-delà (1988-1991), alors, ne sont pas seulement « fin de vie » pour l’homme et « fin du temps » pour l’œuvre 161, mais « fin de siècle » pour l’esthé-

tique de cette ultime période.

Également, renoncer aux cordes eût signifié, au xxe siècle, reconsidérer complè-

tement les structures de l’orchestre, ce qui ne fût pas longtemps possible, ne serait- ce que par inertie institutionnelle. Renvoyer la masse des violons, altos, violoncelles, contrebasses, c’est mettre au chômage la moitié de l’institution orchestrale. Une telle amputation, non pas dans sa « négativité » mais seulement sa singularité, ne sembla pas pouvoir durer lors du siècle dernier (bien qu’elle pourrait s’imposer à l’avenir pour des raisons au moins économiques, on y reviendra en conclusion).

« Je n’ai pas honte d’être romantique », dit Messiaen. « Les romantiques avaient conscience des beautés de la nature. Ils avaient conscience de la grandeur de la divinité. Ils étaient grandioses 162 ». Le musicien garde donc, de la notion historique,

la noblesse d’un engagement dans l’art allant jusqu’à l’immersion. Mais – insistons – il est le contraire d’un romantique du point de vue harmonique, modal, rythmique ou formel. Il y a certes une imposante œuvre pour piano et quatorze pièces pour orchestre qui contiennent l’instrument emblématique du xixe siècle. Mais ce piano, malgré les

« pianismes », les « gestes romantiques » notés justement par Caroline Rae 163, fait

l’oiseau ou « diamante l’orchestration 164 » plutôt qu’il ne l’approfondit. Romantique,

Messiaen le paraît davantage en orchestrateur-cordiste et finalement dans de rares passages. Mais alors, voilà la « profondeur incroyable 165 » admirée par Claude Noisette

de Crauzat, celle, occasionnelle, de la résonance. C’est toujours celle du « cor au fond des bois » célébré par Alfred de Vigny en 1820 166.

Il y a donc là un malentendu, selon nous, entre création et réception. Ce Messiaen languide n’est pas emblématique, loin s’en faut, de l’ensemble de l’œuvre. On verra qu’un style sec, « caricatural de clarté », chirurgical, est bien plus fréquent (voir la partie « timbre sec », au chapitre suivant). Mais il est possible que les quelques échos, des années 1930 aux années 1990, aient à ce point contribué à faciliter l’intégration

161 Rappelons que cette pièce, comme le Quatuor, est bâtie sur l’Apocalypse de Jean.

162 Samuel, cité dans Noisette de Crauzat, Thiry et Hartmann, 33.

163 Voir 2013 (« Messiaen and the romantic gesture : contemplations on his piano music and pianism »).

164 Ce sont les termes de Messiaen. Voir appendice (« Messiaen solaire »).

165 Noisette de Crauzat, Thiry et Hartmann, 33.

166 Dans Le cor, le poète s’inspire de la célèbre chanson de geste médiévale déplorant la mort de

Roland à Roncevaux. Le premier vers (« J’aime le son du cor, le soir, au fond des bois ») y répond à l’ultime (« Dieu ! que le son du cor est triste au fond des bois ! »).

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de l’œuvre entière dans la culture, que le public, les enregistrements, Youtube 167,

« l’histoire » les aient sélectionnés de façon nette, avide.

Le Messiaen qui « sort les violons » pour le public américain et, en général, le moins averti et donc le plus exigeant (le plus éventuellement impitoyable, potentiellement ennemi de toute musique atonale : les franges extérieures du public le plus important, celui des seules œuvres les plus diffusées, disons par exemple Turangalîla et Éclairs, toutes deux défendues par Deutsche Grammophon), pourrait être le seul considéré par lui « musicien ». La musicologie doit elle toujours se leurrer dans ses propres enthou- siasmes de spécialiste ? On redira que Messiaen a surtout écrit, au fond, de la musique religieuse ou de la quasi-musique à programme. Or, les textures de résonance ont souvent pu, au contraire, se suffire à elles-mêmes, à leur propre « abstraction » sonore, même en tant que simple catalyseur du reste, sans qu’il soit même nécessaire – ou ne serait-ce qu’utile – de convoquer un escadron d’oiseaux particulièrement sympa- thique ou un épisode liturgique fortement édifiant ou culturel. Les cordes permettent, par exemple, de limiter la liturgie ou la narration au simple titre « Demeurer dans l’amour 168 ». Elles se chargent du reste quant à convaincre l’auditeur le moins spécia-

liste, à lui donner ce qu’il pourrait apprécier au concert au moins depuis le xixe siècle :

peut-être une sonde avantageuse de sa propre profondeur, voire – on l’a déjà avancé deux fois – une idée platonicienne de sa nature révélée dans la caverne. Ce sont elles, dans le finale de L’Ascension, certes associées à la foi (on y reviendra au chapitre 5), qui ont probablement enveloppé, bercé la frange la plus ingénue du public de Tanglewood en 1947. Elles auraient pu, ainsi, ensemencer l’engouement américain, puis anglo- saxon et, partant, la dimension planétaire, elles particulièrement, du moins au sein de ce que l’orbe de Messiaen a fourni de purement sonore : voilà notre hypothèse.

167 Les mouvements dédiés aux cordes de l’œuvre testamentaire font tout deux l’objet d’une entrée séparée

et privilégiée dans Youtube, par exemple.

168 Messiaen propose alors un programme minimal, comme Debussy et Ravel. Ces derniers, dans un

mouvement d’œuvre, se proposeront en général de « décrire » au moins une image, un tableau souvent issu de la nature (« l’impressionnisme fait de larges références à la nature – La mer, Jardins sous la pluie, Reflets dans l’eau, Le vent dans la plaine, Nuages, Brouillards, Feuilles mortes… » rappelle Danièle Pistone dans « L’impressionnisme musical et l’esprit fin-de-siècle », Revue Internationale de Musique Française, no 5, juin 1981, 13). Messiaen, de la nature, décrira les roches, les oiseaux, plus « en détail » que dans ses « programmes spiritualistes » où l’univers à décrire est particulièrement évasif. « Demeurer dans l’amour » est le programme – souhaité économique – que propose Messiaen.

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(Homorythmie)

Dieu est simple 1.

Qui se sait profond s’efforce à la clarté : qui veut paraître profond aux yeux de la foule s’efforce à l’obscurité.

Nietzsche, Le gai savoir, § 173.

C’est ici que nous discuterons du fossé qui, parfois, se creuse entre une idée propre au « créateur » et la réception de celle-ci par le public. Dans ses textes, ses entretiens, Messiaen évoque ses rythmes. Il insiste, rappelle son étude approfondie des décî tâla indiens et des modes rythmiques de la France médiévale. Il se nomme « rythmi- cien ». À Darmstadt, il enseigne – nouvel exercice ! – le rythme de façon indépen- dante 2. Il est un musicographe spécialiste du rythme (voilà aussi pourquoi la prise de

distance, de la part des collègues musicologues, est délicate). On répète alors le script conçu par le musicien lui-même : « Pour parler de Messiaen, parlons avant tout de métrique 3 […] ». Et certes le rythmicien use de savants « canons rythmiques », mais

parfois difficilement perceptibles 4. Il se fend de rythmes non rétrogradables, peut-

être conceptuellement habiles, mais que Gérard Grisey pense indécelables à l’ouïe 5.

Une autre invention, fièrement développée dans le chapitre III de Technique de mon

langage musical, est la « valeur ajoutée ». Or, la modernité de celle-ci (et dès lors son

impact dans l’histoire de la musique), d’après nous, est contestable. Elle semblerait surtout perçue par cet effet de pulsations différentes qui se succèdent, sans carrure globale. Le résultat, dirions-nous, comporte surtout le « minimum de modernité rythmique requise par les avant-gardes à l’époque ». Mais Stravinsky a déjà magnifié

1 Titre de la pièce VIII des Méditations sur les Mystères de la Sainte Trinité (1969), pour orgue. Cité en exergue par Darbon.

2 Voir par exemple Boivin, 1995, 204.

3 Lechner-Reydellet, 9.

4 Dans la mesure où le conséquent peut être en augmentation ou en diminution par rapport à l’antécédent.

Voir par exemple Trois petites liturgies de la présence divine, Durand, poche, 11.

5 « Tempus ex machina. Réflexions d’un compositeur sur le temps musical », Entretemps, no 8, 1989, au début.

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ceci par les faux accents du Sacre du printemps, Bartók par ses rythmes bulgares, et avant eux, Moussorgski par le fait de juxtaposer des mesures à mètres différents 6,

procédé imaginé dès les années 1868-1869, comme le note Rimski-Korsakov dans son journal 7.

Or, en effet, l’un des canevas de la singularité (et du « succès relatif ») de Messiaen serait probablement rythmique. Mais s’agit-il vraiment de l’invention de concepts horizontaux, que l’on pourrait détailler d’une seule voix 8 ? Le musicien lui-même

semble le croire. Un fait plus important d’après nous se situe dans un rapport rythmique vertical. Lorsque Messiaen invente un rythme, il n’hésite pas – car satisfait peut-être de sa découverte – à le magnifier, à le rendre identique à toutes les voix de l’orchestre. Il compose singulièrement souvent de façon homorythmique. En fait, il faudrait étendre le concept à une plus générale « monorythmie ». Ceci signifierait qu’on entende « un seul rythme à la fois », ce qui ajouterait à l’homorythmie le cas de l’éventuelle monodie ou encore, le relais des instruments de l’orchestre qui s’entendraient, qu’ils jouent ou non, à n’entonner qu’un seul rythme au même moment, à eux tous. Il n’y a donc qu’un seul choix pour un instrument dans le cas d’une structure « monorythmique » : obéir au rythme unique ou rester silencieux.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 125-131)