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Magie, pudeur et emballage consumériste

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 159-162)

Antoine Faivre, autorité en la matière, distingue quatre significations à « ésoté- risme 5 ». Or, on pourrait tenter d’articuler ces dernières entre elles : dans son accep-

tion originelle, le terme renvoie à une notion de savoir secret en tant que réservé aux initiés. Voilà l’intériorité contenue dans esôteros (« intérieur »). Or, cette intério- rité, sans doute, suppose souvent le regard vers quelque abîme de l’intimité, occulte, paradoxalement bien qu’empiriquement considéré commun à tout homme, finale- ment spirituel. Un système ésotérique est aussi couramment qu’incidemment une théosophie. Remarquons alors qu’un premier ésotérisme oral serait celui, initial, des sociétés secrètes, typiquement celle de Pythagore, un second, écrit, historiquement postérieur, s’associerait à une doctrine de science ancienne écrite de façon complexe, voire cryptée : tout dépend du secret, c’est-à-dire comment le secret est gardé (par le cénacle ou le livre).

Néanmoins, un sens plus actuel et d’après Faivre : le premier sens du mot désor- mais, d’après nous postmoderne en tant que développé de façon marchande durant les années 1980 et surtout 1990, est le sens donné par les éditeurs et libraires de notre époque : « paranormal 6 ». Le fait, par exemple, que l’astrologie, science indissociable

de l’astronomie avant le xvie siècle, soit dite « ésotérique » encore aujourd’hui montre

bien l’évolution de la notion. La lecture de l’horoscope dans le journal quotidien, même si elle ne résume pas le champ d’application de l’astrologie contemporaine, est devenue une cérémonie non plus scientifique ou secrète : non plus ésotérique mais au contraire exotérique par excellence : commune, voire considérée vulgaire. C’est la luxuriance même de la littérature astrologique qui finit par masquer son essence, qui ici devient nébuleuse de pensées d’apparence fantaisiste.

Or, cette essence pourrait même se dissimuler à dessein dans la prolifération de ses leurres : selon quelque mécanisme de précaution ressemblant à une pudeur. Esotérisme postmoderne, selon cette hypothèse, signifierait alors pensée magique et désormais camouflée, pudique. Cette pudeur protégerait finalement, aujourd’hui,

toute pensée magique des critiques scientifiques et/ou politiques menaçant de la

5 « Le mot “ésotérisme” revêt quatre significations différentes. [...] 1. Pour les libraires ou les éditeurs,

“ésotérisme” sert de mot générique pour tout type de littérature relevant du paranormal, des sciences occultes, de diverses traditions de sagesse exotique, etc. 2. Le mot “ésotérisme” évoque l’idée d’enseignements secrets […]. 3. Le mot “ésotérisme” renvoie aussi au “centre” de l’Être, celui de l’Homme, de la Nature ou de Dieu ; par exemple le “Dieu ésotérique” de Franz von Baader est le Dieu caché […]. 4. Enfin, dans notre champ de recherches, le mot “ésotérisme” renvoie à un ensemble de courants spirituels (hermétisme, kabbale chrétienne...), qui ont un certain air de famille. » Voir « Occident moderne », Dictionnaire critique de l’ésotérisme, sous la direction de Jean Servier, Paris, PUF, 1998, 961.

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déconstruire 7, et finalement de la qualifier d’exclusivement populaire, de vulgaire. Ce

qui a le plus modifié le sens de la notion d’ésotérisme est la révolution épistémologique du xviie siècle que raconte Foucault, le basculement d’une pensée analogique 8

unificatrice – incidemment magique – vers une pensée dichotomique. Descartes eût été l’opérateur de la transition en demeurant à la fois dans la première posture et en inventant la seconde dans le second principe de ses Discours de la méthode : la séparation des problèmes. Ce qu’il fallait cacher auparavant, de l’Église, notamment de l’ire politique devenant celle de l’Inquisition durant la contre-réforme (xvie siècle),

était la raison. Ce qu’il faut cacher aujourd’hui est ce qui ressemble à l’inverse : la pensée magique, cette persistante « pensée de secours 9 » pour Chantal Hurteau-

Mignon, « archaïque » ou « immature » selon des postures modernes respectivement anthropologique (Lévy-Bruhl) 10 ou métapsychologiques (Freud) 11, pensée proto-

scientifique jugée antérieure à l’accès au progrès octroyé par les technologies et la révolution industrielle, et que l’écologie (selon sa vogue postmoderne) commence logiquement à timidement et indirectement réhabiliter via de nouveaux empirismes alter-technologiques comme la biodynamie 12, exemple parmi d’autres, ou par des

pratiques empiriques de « développement personnel » et « naturel », issues de divers yogas par essence magiques (utilisant « l’énergie », sème typiquement ésotérique au sens postmoderne, mais de façon camouflée, pudique).

Le secret, ou du moins la dissimulation, voire seulement le fait de voiler, est resté, semble-t-il, inhérent à la notion d’ésotérisme actuelle. Mais c’est ce qu’il convient de cacher qui a changé. D’autre part, la dissimulation ne protège plus l’élite en particu-

7 Puisque le xxe siècle écartait définitivement la métaphysique au profit d’un empirisme appuyé par les théories les plus autoritaires (positivisme de Comte, bio-généalogie de Darwin, généalogie anti-judéo- chrétienne de Nietzsche, matérialisme historique de Marx, relativité d’Einstein, métapsychologie de Freud), les théories théosophiques apparaissaient – et demeurent – suspectes ou ridicules : éclatantes d’obsolescence, d’autant plus quand un esprit républicain anti-clérical, dans certains pays (la France notamment), ou quand des systèmes de pensée également anti-cléricaux, issus du marxisme, en URSS puis en Chine, appuyaient cette évolution.

8 Voir Les mots et les choses, une archéologie des sciences humaines, 1966 (réédition Paris, Gallimard, 1992), 64-72.

9 L’émergence du magique dans la pensée. La pensée de secours. Paris, L’Harmattan, 1999.

10 Note 23, p. 17.

11 Idem.

12 Voir note 19, p. 160. Les cultures « biodynamiques », au-delà de celles seulement dites « biologiques »,

réhabilitent, dans leurs méthodes, des pratiques chamaniques anciennes (comme enterrer des cornes de bovins dans les champs, ce qui est censé fertiliser la terre, ou tenir compte des cycles lunaires), ce que notre époque pourrait désormais moins craindre, empiriquement, que l’emploi de pesticides qui auraient, en cinquante ans, selon certains rapports scientifiques peu médiatisés en regard de leur importance et néanmoins largement connus, déjà diminué pour moitié la fertilité des hommes dans les pays occidentaux.

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lier, mais plutôt le plus grand nombre (une « vaste classe moyenne 13 » selon Aupers

et Houtman), ou du moins une « nébuleuse 14 » protéiforme pour Vernette, celle des

consommateurs dont la consommation est ainsi protégée. L’ésotérisme fait partie de ces notions (comme l’art ou la culture) qui se sont démocratisées avec la modernité, puis surtout la postmodernité qui en a fait un bien de consommation dont l’énorme potentiel semblait annexé au nouveau vide idéologique pointé par Lyotard 15. C’est

selon nous un nouveau grand récit, mais (donc) d’un nouveau type : un récit consu- mériste (ce que montrent autant Gauthier 16, Mikaelsson 17, qu’Aupers et Houtman

dans leur concept de « supermarché spirituel 18 »), comme tend à le devenir l’écologie

récupérée de façon cynique par les politiques de communication des entreprises les plus polluantes, exhibant des efforts en pourcentages, même ridicules, mais où les efforts figurent alors de façon sémantique (« 1 % de nos bouteilles sont recyclées » insiste plus, pour la longueur de la phrase, sur le recyclage que sur le « 1 » %). Ces Récits ne seraient donc pas exactement morts, n’en déplaise à Lyotard. Ils auraient migrés (écologie) ou seraient partis en diaspora (ésotérisme) 19, sous le haut patronage

de l’économie mondialisée.

« Esotérique » pourrait bien, dès lors, contenir un nouveau secret, celui de signi- fier désormais, d’une part, exotérique : soit le contraire de son étymologie, d’autre part « déraisonnable ». Les rayons dits « ésotériques » de nos librairies cachent une pensée principalement magique (irrationnelle et « vulgaire »). Le seul fait que ces rayons existent au vu et au su de tous montre qu’il ne s’agit plus exactement de secret mais d’habillage. L’habit est ce mot lui-même ésotérique qu’est « ésotérisme », qui cache la populaire naïveté d’autres mots comme « magique », « surnaturel », « extra- terrestres », « voyages astraux », « paranormal » (mots qui, quand ils ne sont plus voilés, peuvent, par exemple, donner au New Age ce sobriquet péjoratif de « fast food de la religion 20 »). Cet habillage pourrait même être mieux appelé « emballage » si

13 Ceci est développé dans Stef Aupers et Dick Houtman, « Beyond the spiritual supermarket : the

social and public significance of new age spirituality », Religion in consumer society, sous la direction de François Gauthier et Tuomas Martikainen, Farnham, Ashgate, 2013, 174-196.

14 Note 33, p. 56.

15 Note 10, p. 14.

16 François Gauthier, « The enchantments of consumer capitalism : beyond belief at the Burning Man Festival », Religion in consumer society, op. cit., 143-158.

17 Lisbeth Mikaelsson, « New Age and the spirit of capitalism. Energy as cognitive currency », New Age spirituality. Rethinking religion, sous la direction de Steven J. Sutcliffe et Ingvild Saelid Gilhus, Durham, Acumen, 2013, 160-173.

18 Dans l’article cité en note 13.

19 Jean Vernette rappelle que le New Age contient l’idée d’écologie en soi. Le New Age, Paris, PUF,

1992, 82.

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l’on considère que les librairies « customisent » la pensée magique, selon donc un mécanisme postmoderne 21, pour mieux la vendre à la vaste « nébuleuse d’acheteurs

d’une classe moyenne 22 » internationalisée, acheteurs éventuellement pudiques face

aux inclinaisons populaires – magiques – de leur pensée.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 159-162)