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Oiseau instrumentalisé

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 81-84)

Ceci est-il un détail ? Pour Messiaen lui-même, on verra 41 que l’oiseau est l’occa-

sion, enfin, d’inventer un style instrumental ou orchestral personnel, notamment de nouveaux décalages. Ceci ne regarde pas le public, sauf en ce que celui-ci pourra en apprécier les inventions corrélées. Le fécond décalage premier consiste à assigner un chant d’oiseau, le plus souvent, au piano.

Sans ré-évoquer la chevêche de Janáček 42, Dutilleux a déjà tenté l’expérience en

1950 43. Bien sûr, pour Messiaen, l’oiseau devient alors ce loriot métaphorique (autant

que littéral) qu’est Yvonne Loriod, la seconde épouse, pianiste comme « entraînée spécialement pour ce rôle », selon une fable implicite. Mais ce qu’invente le couple complice, c’est un nouveau souffle, après la seconde guerre mondiale, pour l’instru- ment romantique dont Varèse pensait déjà qu’il fallait l’oublier 44.

39 Note 75, p. 64.

40 Lévi-Strauss constate que la pensée sérielle souhaite naïvement conclure à l’équivalence des douze demi-tons, ce qui eût été possible dans un système mathématique et non socio-physico-culturel. En d’autres termes, les douze demi-tons ne sont pas autant « nécessaires » que l’École de Vienne le croit, dans la mesure où la nature (plus nécessaire à l’histoire que le dodécaphonisme pour l’anthropologue), c’est-à-dire ici l’acoustique, prévoit que certains demi-tons soient privilégiés par les phénomènes de résonance des harmoniques (Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964, 29-30). Il est vrai que Lévi-Strauss attaque ici le sérialisme plus précisément que la musique atonale en général. Il est cependant possible que les deux soient visés, en ce qu’ils partagent une même esthétique, probablement peu goûtée par le penseur mélomane.

41 En conclusion.

42 « La chevêche ne s’est pas envolée » (Sur un sentier recouvert, X, 1900). Cette célèbre pièce devient leitmotiv dans le film L’insoutenable légèreté de l’être (Philip Kaufman, 1988) d’après le roman éponyme de Kundera.

43 On est bien loin, du point de vue du timbre, de la flûte traversière de Pierre et le loup (1936) de

Prokofiev. Le conte musical du Russe est certes destiné aux enfants : il faut que les timbres soient le plus simplement évocateurs. Or, L’oiseau noir de Dutilleux est une pièce didactique. Voir Potter, 33.

44 « Oublions le piano » est un anathème célèbre que Varèse transmettait à ses élèves (malgré la présence

de l’instrument dans Ionisation, 1928). Or, la sentence est terrible, particulièrement caractéristique, de la part d’un compositeur qui a voué son œuvre au travail du timbre, de tous les timbres. (Revoir note 18, p. 44.)

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Traditionnellement – au sens du xixe siècle – mieux vaut, pour que le piano

émerge vraiment, qu’il lui soit assigné une virtuosité. Bien d’autres pièces des années 1950 sont certes extrêmement difficiles, des Sonates de Boulez aux Klavierstücke de Stockhausen. Mais la virtuosité oiseleuse a l’avantage de proposer comme un défi qui pourrait sembler facilement légitime au pianiste. Il ne s’agit pas de travailler gratui- tement à l’élaboration de mélismes complexes, comme dans certains styles sériels, mais d’égaler l’oiseau en virtuosité, ce que l’Occidental moderne, dans sa démarche habituelle de domination de la nature, a l’habitude de faire. La virtuosité du piano est revitalisée, en quelque sorte, re-justifiée par un sérieux défi zoologique voire épisté- mologique en général.

Au passage, un lien nouveau se tisse entre Messiaen et ses multiples interprètes potentiels (les pianistes sont nombreux), du présent et du futur. C’est une occasion supplémentaire de mettre de son côté le monde des interprètes, premiers défenseurs de l’œuvre. En 2008, lors du colloque consacré à Messiaen à Brisbane, en Australie 45,

un très long extrait du Catalogue d’oiseaux a été interprété par le pianiste australien Michael Kieran-Harvey. Le virtuose, rapidement en nage, semblait aborder le concert comme une performance particulière et populaire : pas seulement « culturelle » mais aussi sportive voire chamanique. Il se fût s’agit, pour parvenir à jouer les mélismes, de retrouver son totem oiseau, c’est-à-dire des instincts, des gestes d’immédiateté animaux, notamment une énergie singulière voire extraordinaire. Les gestes, postures, voire grimaces du pianiste en devenaient inhabituels. Celui-ci se ruait parfois sur le clavier, ou au contraire le quittait, avec une fougue inédite, approchant la soudaineté, semblait-il, d’un oiseau dans ses mouvements imprévisibles. L’engagement de l’instru- mentiste, enfin, semblait ainsi réinventé. La virtuosité devenait une acrobatie de tout l’être, de tout le corps, au-delà de ce que Franck Léard nomme « ruse expressive » de l’interprète 46. Le musicien eût joué certains passages avec ses genoux ou son front, sans

indication de Messiaen dans ce sens 47, que le public n’eût pas été étonné à ce point.

La médiation de Messiaen en général, dans ce cas précis, se déploie en s’associant à l’hédonisme de nos époques, au culte du corps, mais aussi à la démocratisation univer- selle de la culture 48, dans le métissage de cette dernière avec la performance ou le sport.

45 28 mars-1er avril 2008.

46 « Les musiciens savent que leurs lacunes et le caractère approximatif de leur pratique peuvent être masqués en surjouant les codes de l’expression scénique en adoptant, par exemple, une expression corporelle accentuée. “En live le public t’écoute pas, il te regarde jouer, c’est différent”. » Voir « L’approche expressive et expérientielle de la musique », 25 ans de sociologie de la musique en France, tome 2, sous la direction d’Emmanuel Brandl, Cécile Prévost-Thomas et Hyacinthe Ravet, Paris, L’Harmattan, 2012, 86.

47 Sans quoi il n’y eût là qu’une banalité contemporaine. 48 On y reviendra en conclusion.

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Pour que divers oiseaux chantent en même temps, Messiaen utilise l’orchestre. (Son piano ne fait bruire qu’un oiseau à la fois.) On atteint alors un style pour ainsi dire « poly-ornithologique » que Harry Halbreich nomme tutti d’oiseaux. C’est là, de l’avis général (voir ci-dessous), ce que Messiaen a pu envisager de plus complexe. En voici d’abord 68 mesures dès le cœur de Réveil des oiseaux (1953), puis 103 dans

Oiseaux exotiques (1955) et enfin 102 longues dans l’ensemble d’« Épôde » extrait

de Chronochromie (1959-1960) 49. « Épôde » en devient le sommet de complexité

du langage de Messiaen, une page « aventureuse à l’extrême 50 » selon les mots, en

apparence admiratifs, de Boulez. Son amorce contrapuntique, disjointe et atonale, magnifie l’esprit de fugue qui est l’archétype de la forme viennoise ou bartokienne 51,

quand celle-ci se justifie hâtivement « de Bach », et que Boulez connaît parfaitement, guette, éventuellement apprécie encore à la fin des années 1950. Ici la série (ou du moins le total-chromatisme) est remplacée, ou relayée, par l’oiseau.

Ceci entraînera le soi-disant « scandale » (terme alors anachronique) de la création 52. Certains tutti d’oiseaux, peut-être, forment une ambassade, mais moins

auprès du public, durant les arides années 1950, qu’auprès des exigeantes avant-gardes, certes dominées par certains des « propres enfants » de Messiaen (les premiers élèves de sa classe) mais qui risquent, Chronos inversés, de vouloir dévorer leur père, de le frapper, lui aussi, de la sanction « d’inutilité 53 ». Boulez, dans son éloge, ne semble pas

considérer qu’« Épôde » ait précisément pu être composé – partiellement – pour « lui » plaire (bien que le style oiseau n’ait précisément pas convaincu toutes les avant-gardes à l’époque) 54. Retourne alors à l’arbre, au massif végétal, le style fugué des viennois, le

49 Voir Halbreich, 81.

50 Voir Messiaen, tome I, 1994, préface de Boulez, VI.

51 Voir le début fugué de l’œuvre du Hongrois peut-être la mieux défendue par Boulez : Musique pour cordes, percussion et célesta (1936).

52 La création de Chronochromie, dont est extrait « Épôde », a lieu le 13 février 1962 au Théâtre des Champs-Élysées (dans un lieu peu dédié à la création contemporaine et dont le public d’abonnés n’est pas spécialiste de musique contemporaine). Le scandale sera comparé par le critique René Dumesnil à celui de la création du Sacre du printemps en 1913. Voir Hill et Simeone, 2005, 243. C’est encore l’occasion, pour ces deux derniers, traditions britanniques obligent, de ne pas s’étonner que Messiaen peut encore faire scandale en 1962. Ceci démontre pourtant – il faut le souligner – un intérêt populaire quand, dans les auditoires habituels de la musique contemporaine, le public « d’avertis » reste de toute façon éventuellement inerte (ce qu’indique l’exergue de notre introduction). Cage se plaignait qu’il n’y eût aucune réaction indignée du public lors de la création de son Concerto pour piano (1958). (Relevé par Mauricio Kagel, Tam tam, Paris, Christian Bourgois, 1983, 108-109.)

53 Dans « Éventuellement » paru en 1952 dans la Revue musicale, Boulez écrivit ce jugement resté célèbre :

« Tout musicien qui n’a pas ressenti – nous ne disons pas compris, mais bien ressenti – la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque ». Cité dans Relevés d’apprenti, Paris, Seuil, 1966, 149.

54 On rapporte que le style oiseau a pu être « considéré dans certains cercles comme une non-composition

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modèle de Bach appliqué à l’atonalité. Pour un résultat sonore proche, il n’y a pas ici le prétexte des mathématiques, du sérialisme, mais d’un buisson bruissant. Il n’est pas certain que le résultat sonore soit moins difficile d’accès pour autant.

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