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Musique et limite philosophique

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 162-178)

Le titre de ce chapitre, dès lors, entend par exotérisme « ésotérisme postmoderne » ou encore « habillage de la pensée magique protéiforme soupçonnée d’être déraison- nable ». Or, il faut aussi envisager que cet exotérisme, quant à ses origines historiques, ne soit pas vulgaire en tant que populaire mais plutôt comme point commun métapsy- chologique de l’inconscient, donc éventuellement concernant les penseurs même rationalistes et aujourd’hui demeurant autoritaires. C’est une éventualité freudienne car la pensée magique, pour le Viennois, pour immature qu’elle soit, n’en reste pas moins commune à chaque inconscient, car à chaque petite enfance (puisque « l’incons- cient, c’est l’infantile en nous 23 », écrit l’Autrichien). Dans la suite de cet autre texte 24,

qu’on peut résumer ici de façon plus brève, on faisait l’hypothèse que notre culture occidentale, encore emportée par les philosophes allemands du xixe siècle, acceptait

de ne pas « comprendre » le sujet musique et davantage, jouissait que celui-ci mette en crise, et de façon pour ainsi dire rituelle, sa raison. En d’autres termes, une pensée magique, déjà dans la pensée romantique, puis moderne, venait en diaspora (donc selon un proto-exotérisme) dans le traitement – ou plutôt le non-traitement raison- nable – du sujet musique en particulier. Quelques philosophes acceptaient notable- ment que la musique, chronologiquement (de Kant à Hegel, Schopenhauer puis Nietzsche) prenne peu à peu une importance de plus en plus considérable dans leurs écrits. Au-delà et paradoxalement, ils se servaient de ce sujet pour, en quelque sorte, mettre rituellement leur pensée, à certains moments, entre parenthèses. Si « l’âme », dans l’œuvre matérialiste de Nieztsche, est un concept qui survit au moins métaphori- quement (donc au moins dans le champ sémantique), c’est précisément et principale- ment pour être celui de la musique.

On remarquait ensuite que lorsque la pensée du xxe siècle envisageait cette

dernière, elle restait encore souvent un sujet limite, un idéal non pensé (Alain), une idée de l’imaginaire pur (Sartre), du cosmos (Deleuze). Nous disons « sujet limite » quand Jean-Luc Nancy dit « bord » ou « bordure » : « être à l’écoute, c’est toujours être en bordure du sens, ou dans un sens de bord et d’extrémité, et comme si le son n’était

21 Revoir cette corrélation plusieurs fois envisagée au chapitre 3.

22 Revoir note 13, p. 160.

23 Cinq psychanalyses, Paris, PUF, 1993, 214. 24 Revoir la première phrase du présent chapitre.

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précisément rien d’autre que ce bord, cette frange ou cette marge, du moins le son musicalement écouté 25 […] ». Et le marxiste Adorno, depuis donc une pensée matéria-

liste (du moins au départ ou en principe), confirmera la contradiction nietzschéenne exposée plus haut par ce nouveau paradoxe : « le fait de la musique est de nommer le Nom lui-même ». De quel « Nom » s’agit-il ? « Comparé au langage, la musique est un langage d’un genre complètement différent. C’est là que se cache son aspect théologique. […] Son idée est la forme du nom de Dieu 26 ». De quel « Dieu » précis

est-il ici question, selon Adorno ? S’il s’agit d’un concept culturel, il n’en reste pas moins qu’Adorno pense la musique dupe et pratiquante du divin même si lui-même – et les auditeurs – ne l’étaient pas. L’auditeur croirait en la musique qui elle-même pratiquerait « Dieu », en quelque sorte. La musique serait devenue alors, progressive- ment à partir du xixe siècle, un intermédiaire possible – séparateur commode autant

que secret, pudique réunificateur – entre public et magie plus ou moins conscientisée. Elle serait donc un proto-exotérisme romantique (pré-diaspora de la pensée magique), sous une autre forme – plus ancienne – que les littératures postmodernes exposées plus haut.

Il semblera donc difficile de résister, pour le public de toute obédience, matéria- liste ou idéaliste, à cette idéalisation camouflée – et ainsi d’autant mieux acceptable – par ses philosophes des plus autoritaires. Pour ce qui concerne cet aspect central de la réception internationale de Messiaen, même si celui-ci reste camouflé, plus ou moins pudique selon les us nationaux, et engendre donc une « endo-réception », il n’en apparaît que plus puissant par le besoin avide précisément conservé par – et symptomatique de – la cachette. On montrera, parfois chiffres en main, que l’engoue- ment international pour Messiaen est emporté par le caractère de magie en diaspora du sujet musique en général après le xixe siècle, et en particulier par les discours de

ce musicien (dont on verra plus loin les composantes postmodernes, New Age poten- tiellement interprétées et reçues au présent et à l’avenir). Cet engouement était né, au plan international, aux États-Unis en 1947, disions-nous en introduction, grâce à une vision déjà (post)modernisée, décomplexée, solaire, de l’Ascension, du Christ certes, mais aussi du christianisme et donc de l’Occident bien pensant lui-même, vers son hégémonie politique mondiale qui se préparait justement, aux États-Unis, à cette époque précise des débuts du plan Marshall.

Revenons brièvement à nos philosophes. L’Occident contemporain respecte autant – sinon plus – sa culture que ses religions, au moins depuis le romantisme qui sacralisa

25 « Être à l’écoute », L’écoute, textes réunis par Peter Szendy, Paris, L’Harmattan, Ircam-Centre

Pompidou, 2000, 280.

26 « Musik, Sprache und ihr Verhältnis im gegenwärtigen Komponieren » (« Music, language and

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l’art, selon Jean-Marie Schaeffer 27. Et les philosophes, surtout ceux de la transcen-

dance, initiés par Kant, pourraient donc être comparés, dès lors, sans trop exagérer, à des enchanteurs clandestins de cette culture (englobant la musique), proche de la magie. C’est d’ailleurs une question de retour aux origines, si l’on suit André Michel : « Il est urgent que le psychanalyste comprenne que l’Art, qui fut originellement une forme de la magie des primitifs, est, chez nous, non seulement un produit déjà évolué de cette magie première, mais une magie supérieure 28 ». Et les philosophes roman-

tiques allemands, écrivions-nous au paragraphe précédent, protègent, mais incidem- ment, abritent secrètement cette « magie supérieure », peut-être de façon privilégiée, dans l’écrin musical. Pour Christoph Menke, comme pour André Michel, c’est l’art tout entier qui « n’est pas un dépassement utopique mais une crise, un danger pour la raison 29 ».

Au demeurant, la mise en crise semble plus accusée dans la musique puisque le concept, selon Kant 30, y disparaît purement et simplement. C’est l’opinion de

Lévi-Strauss – rêve encore idéaliste, hypertexte où l’anthropologue s’exalte lui aussi : « La musique [est] le suprême mystère des sciences de l’homme, celui contre lequel elles butent, et qui garde la clé de leur progrès 31 ». L’art des sons donne donc à cette

butée, on disait cette « mise en crise », une acuité singulière et dès lors un caractère

de réussite jubilatoire, de jouissance d’un tel sacrifice auto-consenti de la raison socié- tale. Il y a là, non pas un masochisme de la société mais en son sein, une allégeance en forme de feinte auto-invalidation du philosophe. La musique, en fait, ce carnaval (inversion rituelle ponctuelle) de la pensée, tient depuis deux siècles un rôle compa- rable à celui de l’enfant. Comme elle, ce dernier est – a priori – jugé sympathique, voire sacré, instinctif, sans concepts (Kant), « vrai » envers et contre toute loi compor- tementale et donc davantage encore contre toute loi sociétale. Il est plus proche que l’adulte des racines de sa pensée magique. Or l’impudique Messiaen, on tâchera de le montrer, occupe aussi parfois le centre de cet orbe. Il est déjà – dès avant puis pendant le début de l’époque postmoderne – doublement le lieu où se renouent enfance et futur exotérisme non plus en diaspora (donc revenant à la terre promise) car mis en lumière par la fin de la pudeur. Il est encore au centre, au cœur, du sujet musique et de la magie (même actualisée de façon postmoderne), qui plus est par une foi posant à celle d’un « enfant » : « naïvement » déclarée, développée, théorisée. Les composantes

27 Note 15, p. 53.

28 Psychanalyse de la musique, Paris, Presses Universitaires de France, 1951, 228.

29 La souveraineté de l’art, Paris, Armand Colin, 1993, 13.

30 La musique, selon l’Allemand, est « pure sensation, sans concept ». Voir le § 53 de sa Kritik der

Urteilskraft (1790).

31 Le cru et le cuit, introduction (1964, 26), cité par Antoine Hennion, La passion musicale, Paris, Métailié,

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alchimiques de cette foi toujours exposée comme « positive », ouverte, solaire, ne se ferment à rien. Elles ne s’interdisent donc aucune comparaison aux nouvelles idées de l’exotérisme de l’époque de la vieillesse du musicien et encore plus de la nôtre. L’exotérisme grandissant de l’endo-réception, on le verra en fin de chapitre, est ainsi non seulement une affaire centrale, mais encore, bien entendu, une affaire d’avenir. En d’autres termes, Messiaen, déjà connu dans certains milieux, n’a encore rien dit de sa célébrité internationale en tant que « musicien magique », compositeur exotérique.

L’enfant

Notre époque, qui voit le sacre en Occident – Didier Pleux l’explique en 2002 – des « enfants rois 32 », ne se rappelle peut-être plus nettement des artistes qui, autrefois,

augurèrent de la revalorisation progressive de la figure enfantine, aboutissant à cet excès, cette abusive et inutile passation de pouvoir. Messiaen fut l’un d’eux. Or, à ceci, le modernisme – musical – était généralement moins enclin que le pictural (capable d’appeler ses « ismes » avec des mots enfantins comme « dada », on y viendra). Car ses idéologies fortement prosélytes, donc pédagogues, voyaient en l’enfant un matériau à sculpter (avec marteau et burin) plus qu’une merveille inspiratrice. Il faut sans doute attendre la « fin des idéologies », venant définitivement en 1979 avec celle des « grands récits » (encore Lyotard) 33, pour que le phénomène commence à massive-

ment s’inverser de lui-même, l’enfant venant à la proue, roi, par défaut de ces tradi- tions et/ou idéologies qui le pensaient à la poupe 34. Encore en 1984, Helmut Segler

remarque que « de nombreux éducateurs rejettent encore que la condition d’enfance est une condition naturelle 35 » et non une maladie que l’éducateur « ancien », sorte de

médecin, d’après l’auteur, persiste à penser devoir patiemment guérir. Segler montre alors que cette « vieille idéologie » aurait engendré toutes ces « musiques pour enfant », quand des « musiques des enfants », d’après lui, devraient être désormais étudiées. De façon générale, la question de l’enfance et de la musique est encore peu abordée par la musicologie et quand bien même, il s’agit pour un quart de textes musicothéra- peutiques ou psychologiques, où l’enfant prend le rôle d’origine de l’adulte, pour les trois quarts restant d’articles consacrés aux pièces pédagogiques, surtout concernant l’apprentissage du piano, ou « enfant » signifie « élève ». On étudie les efforts énormes

32 Voir De l’enfant roi à l’enfant tyran (Paris, Odile Jacob, 2002, 7). Didier Pleux en voit l’origine inattendue dans ces parents qui « nourrissent leurs enfants, les lavent, les soignent, les envoient à l’école sans leur prodiguer ni affection ni capacité de penser ».

33 Note 10, p. 14.

34 On passe ici sur la survivance idéologique molle, désabusée (postmoderne), qui consiste à permettre son

sacre.

35 « Einige Anmerkungen zur Geschichte der Kindheit und zur „Musik der Kinder/Musik für Kinder“ »,

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des musiciens hongrois, optimistes (modernistes) car pédagogues à la fois pour le piano et pour la sortie de la tonalité, dans la somme Mikrokosmos de Bartok (1926-1939), en six volumes, plus tard dans les pièces d’étude de Kurtag (Játékok, 1973-1976). Gabriele Klinser, dans son ouvrage Klaviermusik für Kinder, komponiert im 20. Jahrhundert, montre d’ailleurs que c’est en Europe de l’Est que la pédagogie moderniste/pianistique fleurit le mieux, et présente notamment des pièces d’Alexandre Gretchaninov, Jenö Takács, Zoltán Kodály, Igor Stravinsky, Sergeï Prokofiev, Dmitri Kabalevski, Aram Katchaturian, et Milko Kelemen 36. Si la musicologie aborde rarement l’enfant comme

muse (encore moins comme compositeur), c’est au fond qu’elle suit généralement, dans un premier temps, les mots d’ordre de son sujet d’étude. Or les compositeurs eux-mêmes, au xxe siècle pas beaucoup plus qu’au préalable, n’ont écrit dans ce sens :

des pièces qui avouent un caractère non solennel, tendre et peu sérieux, sans qu’elles soient ni pédagogiques ni destinées à un public d’enfant. De fait, ces caractéristiques sont plus postmodernes que modernes (on y reviendra en conclusion), plus liées au xxie

qu’au xxe siècle. Finalement on pourrait proposer cette petite typologie, fonction du

degré d’engagement assumé 37, de percée du musicien dans le « devenir-enfant » de sa

musique au sens de Deleuze (concept sur lequel nous reviendrons). Un premier degré d’engagement serait celui des pièces pédagogiques : « j’aime côtoyer les enfants mais je travaille pour qu’ils ne restent pas des enfants ». Un second concernerait les musiques pour enfants : « je m’intéresse aux enfants ». Enfin un troisième serait dans la régres- sion ludique, surtout actuelle, propre aux musiciens adulescents (ou « kidults 38 ») : « je

suis resté un enfant ».

Quand des exemples isolés du troisième degré, rare au xxe siècle, fleurirent de

façon éparse, comme pour faire quelques farces, ils se mélangeaient naturellement au premier et au second : restait le prétexte pédagogue ou du public spécifique (enfantin).

L’enfant et les sortilèges, composé par un collectionneur de jouets, Ravel (1919-1925),

sur un livret de Colette, prétextait à l’époque un degré 2 (musique pour enfant). Et Steven Huebner en rappelle aussi les prudentes vues pédagogiques (degré 1), mais ce serait une pédagogie plus éclairée (selon lui proche de Piaget) 39, celle qui voit en

l’enfant un artiste (Steiner et Freinet sont aussi impliqués dans cette affaire). Children’s

corner (1906-1908) de Debussy est plus ambigu encore. Le degré 2 est prétexté par le

titre de façon presque trop ostensible pour être honnête. Et la pédagogie est teintée

36 Op. cit., sous-titre : Eine Auswahl aus den ostlichen Ländern Europas, Salzburg, Music education from Hochschule für Musik und darstellende Kunst „Mozarteum“, 1982.

37 En fait, il s’agirait d’un degré d’auto-redécouverte du « devenir-enfant » deleuzien sous-jacent en toute œuvre, quand le créateur se rappelle provenir de l’enfant créatif.

38 Ces concepts sociologiques seront référencés en conclusion.

39 Voir « Ravel’s child : Magic and moral development », Musical childhoods and the cultures of youth,

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d’ironie 40 : le degré 1 s’invalide de lui-même. Ses difficultés déjà sérieuses (propo-

sées pour les élèves de Moyen 1 en 1983 au Conservatoire de Vitry-sur-Seine) 41 sont

raillées par la dédicace « à Chouchou », fille du musicien seulement âgée de trois ans en 1908. On approche, par ces ambiguïtés seulement, l’œuvre régressive/ludique postmoderne : bêtification résolument pour adulte (degré 3). Quant à L’histoire de

Babar, le petit éléphant de Poulenc (1940-1945), qui développe un néoclassicisme de la

plus rugueuse mouture dont le Français soit capable, peu pédagogique, elle s’adresse certes aux enfants officiellement, mais pourquoi le musicien leur a-t-il réservé son langage le moins accessible ? Les trois degrés se mélangent de façon trouble.

Encore ces trois exemples pourraient-ils se légitimer d’une légèreté parisienne, capable de discuter la sentence d’Adorno, selon lequel « après La flûte enchantée, il n’a plus été possible de contraindre musique sérieuse et musique légère à coexister 42 ». Et

surtout, il s’agit d’œuvres modernes, pas contemporaines. Pour cette dernière catégorie, liée à la notion d’avant-garde, donc d’armée, l’œuvre « enfantine » de quelque degré que ce soit semble problématique (comme si elle ne voulait pas s’avouer que ses aligne- ments de batailles rangées pouvaient rappeler ceux de soldats de plomb). Qu’en font Boulez, Stockhausen, même le provocateur Cage ? Il faudrait consacrer une autre étude à ce sujet. Mais que citer a priori ? Ein Kinderspiel (1980) de Lachenmann ? Les pages pour enfant de Dutilleux ? La Suite pour piano jouet (1948) de Cage ? Même l’orbe humoristique de Kagel se recoupe-t-il souvent avec celui de l’enfance ? Ligeti, lorsqu’il est farceur 43, est adulte rabelaisien. Et quand il écrit son second Musica ricer-

cata (1951-1953), ancêtre de minimalisme devenant leitmotiv entêtant dans le film

testamentaire Eyes wide shut de Stanley Kubrick (1999), il ne pense pas aux enfants (ce que Kubrick a fort bien compris) malgré le « devenir-enfant 44 » de cette ritour-

nelle qui évoque la phrase de Deleuze : « un enfant se rassure dans le noir 45 ». Il

s’y adresse encore moins aux élèves : il prend soin, finalement, de répéter de façon virtuose la troisième et dernière hauteur de la pièce (fa#) pour éviter que ces derniers ne s’emparent de sa pièce 46.

40 Elle décrit plutôt la pédagogie : ainsi quand l’enfant s’endort sur ces exercices dans l’initial Doctor Gradus ad parnassum.

41 Ceci à l’époque était un niveau déjà sérieux.

42 Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, Paris, Allia, 2001, 19.

43 On pense aux Aventures (1962) et Nouvelles aventures (1966), ainsi qu’à l’unique opéra, Le grand macabre (1974-1977), rabelaisien en diable. Mais tout ceci, fortement sensuel, sort de notre cadre présent.

44 Voir note suivante.

45 Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, 368. Deleuze lie ainsi ses deux concepts de « devenir-enfant » et de

« ritournelle ».

46 Ce que fait déjà Liszt dans son Liebestraum n° 3 (publié en 1850), en ajoutant soudain un trait en petites

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Messiaen serait de ces divers « degrés » davantage précurseur, modéré, augure discret. La pièce qu’on présentera est d’avant-guerre, donc à la fois plus visionnaire, de ce point de vue, et certes pas encore « contemporaine » et c’est vrai que le Français n’a pas osé réitérer ce type de « sourire de nourrisson 47 » pour des adultes de l’après-

guerre. Mais jetons d’emblée que pour Messiaen et parfois ses œuvres (celle-ci en tête), il est clair que l’enfant est resté plus proche du « divin » que ses géniteurs, à une époque où l’adulte, effectivement trop occupé à ses sérieuses affaires (guerres mondiales, génocides, scientisme, utopies politiques et/ou esthétiques), néglige encore d’imiter sa progéniture et songe encore plus rarement à l’idéaliser.

Deux mélodies extraites des Chants de terre et de ciel (1938), sur des poèmes de Messiaen lui-même, affichent cette dédicace : « à mon petit Pascal ». Il ne s’agit pas de pièces pédagogiques. L’enfant ne sera donc pas l’interprète, le chanteur, pas même nécessairement l’auditeur supposé mais le dédicataire, la muse, le modèle. C’est une affaire intime, privée. Et les deux pièces sont intégrées dans un tout qui n’est pas rangé sous l’étiquette adressé au jeune public et présenté comme tel, notamment, pour puis par l’éditeur. C’est la dédicace, finalement, qui ne parle pas de « musique pour enfant », mais pour un enfant (le petit Pascal), selon une proximité identificatoire 48

approchant le degré 3. Quand bien même ce dernier serait modéré, il a l’originalité de s’assumer, au sein d’un recueil de mélodies, non mélangé, cette fois – nouveauté – aux degrés 1 et 2. Et même esquissé, encore une fois, combien de futurs camarades de Darmstadt assumeront un degré quelconque (1-3) de révélation du « devenir-enfant » deleuzien de la musique ?

Le recueil parle de l’univers intérieur du musicien, jeune père, univers dont ce bébé fait manifestement partie. Le texte, lui, s’adresse explicitement au fils du compositeur surnommé (de façon d’ailleurs notoirement ludique) « Pilule », alors âgé d’un an. La partie de chant de l’une des deux mélodies qui ose s’intituler « Danse du bébé-pilule » commence par les notes fa#-ré#-fa#-fa#-la-la. Elle répète donc rapidement, par deux, les notes fa# et la. Ces doubletons mélodiques re-créent un babil. Ils retracent les mots à doubles syllabes employés par (et avec) les enfants (ainsi dodo, doudou, lolo, popo, coco, bobo, bonbon, tonton, tata, papa, dada, pipi, caca, téter, etc.), imitant manifestement eux-mêmes les premiers mots à « rebond syllabique » tentés par ces derniers (ainsi ma-ma pour maman) au cours de la bien nommée « lal-lation » de l’aussi bien nommé « bé-bé » : voilà deux substantifs qui utilisent précisément des

47 L’expression n’est pas gratuite, comme le sourire sans dent du bébé Pilule, bientôt questionné, le

montrera.

48 Comme le « à Chouchou » de Debussy, c’est à lui-même que le musicien s’adresse probablement,

d’autant plus que le bébé n’entendra probablement, dans les deux cas, la pièce que lorsqu’il aura grandi : la petite enfance du dédicataire est ainsi pérennisée et par extension, selon nous à dessein : celle du musicien est retrouvée et également éternisée.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 162-178)