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Culte/culture

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 178-181)

Si les philosophes allemands ont fait mine parfois de cacher la supposée source mythique de l’univers – le Verbe, le son sacré – dans la musique, le compositeur « très croyant » touche à quelque chose de sensible par sa seule existence. La dialectique (de percée ou non de la magie) rougeoie en lui un peu plus. Ceci peut favoriser un Messiaen cultuel mais tout autant culturel en tant qu’attendu par la philosophie laïque.

Néanmoins, l’ensevelissement de toute sacralité par le dogme catholique devient un sérieux problème dans la France, voire le monde du xxe siècle. Par une curieuse ironie,

le musicien pourrait avoir sous-estimé le pouvoir prosélyte de son œuvre sacrée au sens large (sens double, exposé ci-dessus), quand il s’amusait – peut-être – de l’éventuelle non efficacité de ses provocations dévotes dans un sens plus étroit. Nos chiffres appuyaient et ré-appuieront que le succès, au moins à l’étranger, a été favorisé en premier lieu par la foi. Mais ont-ils été freiné par le dogme ? (Ce dernier engendrait parfois, dans le poème des deux mélodies évoquées ci-dessus, des curiosités, ainsi lorsque le musicien compare son bébé à « une majuscule de vieux missel 103 ».) Le sacré, on l’a vu ci-dessus,

vibrerait secrètement, selon Adorno, éventuellement en dépit des compositeurs, dans toute œuvre musicale. Le dogme peut alors d’autant rebuter l’auditeur innocenté par la musique et re-subissant de plein fouet, ensuite, l’habituelle mainmise de l’Église – aux intentions toujours suspectes en tant qu’entreprise sociétale – sur sa « vie noétique », dirait Aristote ou Bernard Stiegler 104. Néanmoins, la séduction du folklore culturel

charrié par le dévot catholique pourrait cependant suffire à contrebalancer ceci quant au succès final 105.

Toujours sur la médiatrice, « saint Olivier » (comme des scientifiques osent le nommer) 106, enfant tapageur, apparaît en même temps comme le contraire : vieillard

conservateur. Il rappelle notamment aux Français (et jusqu’aux dignitaires farouche-

102 Communication d’Henry Liégeon, stigmatisé franciscain, lors d’un discours à Lyon le 26 juin 2006.

103 « Arc-en-ciel d’innocence », mesure 3.

104 On y reviendra en conclusion.

105 Mais par exemple, Scelsi, tournant le dos aux dogmes, peut plus facilement prétendre écrire, alors,

« La musique du IIIe millénaire » (titre de Marc Texier, op. cit., http ://brahms.ircam.fr/documents/ document/5105/). Nous n’opposons là, l’une à l’autre, non des œuvres mais des politiques de communication implicites.

106 Le titre de l’article de Rathert pourrait se traduire ainsi : « Olivier Messiaen : un saint (franciscain) de

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ment anti-cléricaux de la R.D.A., selon Philippe Olivier) 107 leur culte au sein même

de leur culture. (Le divin doit unir.) Ce réconciliateur fait donc se rejoindre culte ancien et nouveau : magie ancestrale et musique nouvelle. Il contribue à l’achève- ment de la diaspora philosophique du sujet musique, résumée plus haut. Il serait pour révéler celui-ci de façon téléologique, eschatologique. C’est un retour, recevable car préparé par quelques récits judéo-chrétiens, ceux d’autres retours attendus, celui du fils prodigue, des juifs en Palestine, du Christ à la fin du temps, de la « Jérusalem Céleste 108 ». Et les musicographes verront ici une « poétique du merveilleux 109 », là

un « retour de la magie dans la musique 110 ». Ce sont des euphémismes. Durant le

siècle de Freud, de Marx, voilà une désuète « Arche d’Alliance » qui semble vouloir réconcilier dévotion à l’art (romantique), dévotion à l’histoire (moderniste), et même dévotion ancienne envers ce « Père » et son archaïque religion 111.

« Ma musique », explique à peu près Messiaen en fait d’exception révélatrice, « n’est jamais liturgique 112 mais toujours religieuse ». Simeone préfère formuler que

« chez Messiaen, tout est prière 113 ». Poulenc, par exemple, ou Penderecki, écrivent

encore des pièces liturgiques. Mais Messiaen trans-substantifie dans presque toutes ses œuvres l’occasion ordinaire du concert laïque, culture refaite culte. Il abat les voiles. Quand l’opéra ne prend guère de sujets religieux – et encore de façon narrative, sous forme de fresques historiques pittoresques – que depuis le xixe siècle 114, Messiaen,

lui, écrit un opéra se tenant au-delà de la question narrative et aux dimensions consi-

107 « Messiaen est, depuis le début des années 1950, une célébrité outre-Rhin. Indication anecdotique,

mais riche en enseignements : la Bibliothèque d’État de Berlin-Est acquit – en 1954 – une partition complète de La Nativité du Seigneur. Ce geste fut d’autant plus significatif que l’athéisme officiel était l’une des caractéristiques de la pensée marxiste alors en usage dans la République Démocratique Allemande. » (80.)

108 Messiaen la guette d’ailleurs. Sa venue clôt le texte de l’Apocalypse, méditée, donc, tout au long de l’existence du musicien.

109 Voir Massin, Messiaen. Une poétique du merveilleux.

110 Hirsbrunner, « Le retour de la magie dans la musique. La constellation Varèse-Jolivet-Messiaen ».

111 Voilà la posture singulière. Qui la partagea parmi ses collègues ? Peut-être le jeune Stockhausen, d’abord simplement dévot catholique (qui durant un temps se rendait à la messe chaque matin), ou le premier Penderecki lorsqu’il était moderniste (et déjà catholique dévot).

112 O sacrum convivium (1937) fut la seule pièce jamais composée pour l’Office. La seule musique liturgique possible, pour Messiaen, était le plain-chant (voir Messiaen, 1978, cité par Halbreich, 56). Le musicien admettait apprécier aussi certains hymnes védiques de l’Inde.

113 Titre d’un article, 2004.

114 Voir à ce sujet Petersen, 1998, 177. L’auteur explique que si autrefois, il n’eût été question d’adopter des

sujets religieux dans les opéras en ce que théâtre et religion n’eussent pu se mélanger (l’auteur semble ignorer l’exemple des mystères), apparaissent bientôt des sujets bibliques narratifs, par exemple le Joseph (1807) de Méhul ou le Mosé in Egitto (1818) de Rossini. Dans le cas de Messiaen, il ne s’agit en rien d’une narration puisqu’on ne suit pas la vie de saint François de façon linéaire. Il y a bien là un opéra théologique.

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dérables, une somme théologique. Le culte apprécie mais la culture, peut-être plus curieuse encore, s’engouffre dans cette cathédrale. La culture est distanciée du culte mais reste chroniquement dans son orbe. On visite, on photographie les lieux saints en masse, les messes sont d’inespérés « sons et lumière » pour la culture sans rituels, postmoderne.

L’arrivée de ce « messie en » plein siècle d’abord dominé par un grand enthou- siasme scientiste est un récit dont Jung, Barthes, Lacan eussent décidément souligné la fixation étymologique 115. Or, la médiation de cette légende est préparée par une

autre – le plus célèbre récit occidental : le parachutage de Jésus, « commando » (dirait un récit laïque rebattu par le cinéma, donc populaire) dans une Palestine fatiguée de la mainmise romaine autant que pharisienne. C’est alors une question de mythe avant même que de foi. « Il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour admirer et aimer Messiaen 116», résume Philippe Olivier 117. De même, les Français n’avaient pas besoin

d’être chrétiens pour élire régulièrement sœur Emmanuelle (1908-2008) comme leur « personnalité préférée ».

Incidemment pour préparer ce mythe, et lui assurer, là encore, un bon accueil, souligne Bruhn, le renouveau littéraire catholique 118 se développait dès les années

1880-1914 (comme Jean-Baptiste, ou Elie, préparaient l’arrivée de celui dont le baptiste ne serait « pas digne de lacer la sandale »). C’est l’œuvre de Péguy (mort en 1914), puis de Bernanos, Mauriac, Claudel, Léon Bloy, tous prolongeant la foi plus ancienne de Verlaine mais nul n’a succédé à Messiaen parce que, dirait le récit, le but était atteint. Et d’autres diraient qu’il n’est plus concevable d’être catholique illuminé au 3e millénaire. Las, en fait de rayonnement musical catholique, après la

seconde guerre mondiale, ne s’approcheront que quelques compositeurs d’ailleurs moins repérés (si l’on passe sur le jeune Stockhausen). Et qui d’ailleurs dans l’ensemble de l’histoire de la musique ? Les Luthériens – disons les protestants, à la rigueur tous les chrétiens, voire les Occidentaux 119 – ont pour drapeau Bach. Les catholiques en

particulier ont Messiaen 120. Et cette étiquette cultuelle prend valeur, finalement, de

115 Revoir chapitre 1, « Six privautés », § 1.

116 Philippe Olivier précise : « Pourtant, la beauté des œuvres de Messiaen résulte d’une quête immémoriale d’ineffable et de transcendance ». (180-181.)

117 La chrétienté reste valeur historique et culturelle pour beaucoup, parfois valeur humanitaire si elle s’associe à des démarches caritatives, voire valeur identitaire (populiste) contre les islamismes montants. Ou cela reste au moins la posture respectée de l’ancêtre naïf, Clovis, Jeanne d’Arc.

118 2006, 20.

119 C’est ce que semblent dire les chiffres de la page 335.

120 Voir Shadle, 83. Messiaen y acquiert le titre de « premier compositeur catholique du xxe siècle ». Ceci sera rappelé en fin de chapitre.

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médaille culturelle, de succès, d’excellence historique, percée nationale pour les uns, attrait touristique pour les autres 121, et médiation pour tous.

La réconciliation de culte et culture est donc dans la fin de la dissimulation du sujet magie dans le sujet musique : dans la révélation eschatologique de leur union. Or, ce qu’elle a de visionnaire, en Messiaen, est qu’elle annonce le même phénomène, mais caricaturé, peut-être même « commercialisé », à la fin de la vie du musicien, c’est-à- dire dans une grande part du postmodernisme. On a reporté le détail de cette compa- raison historique – ou sociologique, mais pas stylistique en tout cas – en appendice (« Six remarques concernant le postmodernisme, Messiaen et la magie »). C’est préci- sément par ce biais précis que plusieurs auteurs étrangers (plus enclins que nous autres Français à lier ces deux univers) ont osé rapprocher Messiaen de divers musiciens devenus postmodernistes, ainsi de Sofia Gubajdulina 122. Certains avancent même

que déjà Turangalîla Symphonie montrerait « des caractéristiques esthétiques à la fois compatibles avec les concepts modernes et postmodernes 123 ». Catherine Pickstock

suggère que Messiaen aurait « adopté des aspects du postmodernisme aptes à intégrer pleinement le cosmique et l’humain 124 ». Cette dernière tente alors de le rapprocher en

ceci de Schnittke, voire de James MacMillan, mais précisément, pour en arriver à de telles comparaisons, il faut bien que le « cosmique » – en fait que la magie – s’en mêle.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 178-181)