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Contagion de l’amour

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 187-189)

Mais cette affaire de corps n’est peut-être que l’arbre qui cache la forêt. Il faudrait surtout compter, dans les sous-titres, intertitres, courtes analyses de parties d’œuvres, lettres 166,

traités, le nombre d’occurrences – conséquent – du mot « amour ». Combien d’autres artistes, voire personnages publics, se seront coiffés, par ce biais, d’une auréole aussi

160 En librairie à la fin août 2001, par ailleurs, le roman semblait prophétiser le tout proche 11 septembre avec son héroïne tuée au cours d’un attentat islamiste.

161 Le New Age, Paris, PUF, 1992, 28.

162 Car, comme le formule Nicolas Bourriaud, « dans un monde postmoderne, tout se vaut ». Radicant. Pour une esthétique de la globalisation, Paris, Denoël, 2009, 97. On y reviendra à la fin de notre conclusion.

163 Op. cit., tome II, Paris, Ariane, 1997, 103-104.

164 Note 106, p. 71.

165 Lévitique 20. 2.

166 Dans une lettre adressée à Marcel Dupré, à propos de la création d’une pièce pour orgue : « L’œuvre est

très sincère, la registration a été très travaillée et les trois exécutants jouent comme des amours ». Voir « Lettre à Dupré », BnF, microfilm, lettres autographes, vol. 75, VMBOB21574.

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ostensiblement rose ? Boulez, même le « méditerranéen » Berio ou le poète Cage parlent-il souvent d’amour ? Pour comparer, il faudrait plutôt convoquer Nelson Mandela (1918-2013) ou à nouveau Sœur Emmanuelle (1908-2008), personnages parmi les plus populaires de leur temps. Mais alors l’œuvre, de ce point de vue, passe probablement au second plan. Selon ce raisonnement, prétendre que cette dernière est moins musicale, quant à son succès, que message d’amour, n’est pas minimiser la musique. C’est plutôt mesurer la demande d’amour de la réception, avide, peut-être de plus en plus (à mesure que la « vie noétique », elle, s’amenuise, on y reviendra) qui peut prévaloir sur l’intérêt pour l’art – à moins que celui-ci s’identifie à celui-là.

Aucune œuvre ne titre jamais « amour ». Celui-ci doit se cacher sous, dans les

sous-titres, plus secrets, de certains mouvements 167. On notait que certains ouvrages

des musicologues « dévoués » à Messiaen titraient volontiers « amour 168 ». Et voilà :

il y a donc transmission de l’amour, ne serait-ce que du musicien aux musicologues. Transmission et notamment traduction. Il existe déjà non moins de 61 articles musico- logiques 169 qui n’hésitent pas à citer, voire à intégrer à leur propre arsenal conceptuel,

dans leur résumé donc le cœur de leur sérieux propos, cet « Amour », sème jugé vague par les sciences, traduit en diverses langues. L’amour voyage donc aisément de la parti- tion au texte scientifique même, dans divers lieux du monde 170. C’est tout de même 5 %

de l’ensemble des abstracts 171. Cette transmission ne peut d’ailleurs s’arrêter en si bon

chemin. Quel public peut y résister si les « scientifiques » eux-mêmes, positivistes en principe (donc cherchant l’éloignement de toute « passion » selon Auguste Comte) 172,

167 Citons « Chant d’amour 1 », « Chant d’amour 2 » ou « Développement de l’amour ». Dans le chapitre 3, on notait que ces mouvements étaient d’ailleurs souvent dévolus aux cordes (ainsi encore « Demeurer dans l’amour » ou « Jardin du sommeil d’amour »).

168 Se reporter notamment à l’appendice (« Messiaen solaire »).

169 20 articles contiennent même le mot (ou sa traduction) dans leur titre aux côtés de Messiaen. Chiffres du RILM au 19/01/14.

170 21 langues différentes sont employées pour les 1881 textes qui contiennent Messiaen dans leur titre ou leur sujet déclaré, avec dans l’ordre décroissant : 705 articles en anglais, 510 en allemand, 305 en francais (moins du 6e), 94 en russe, 71 en polonais, 37 en hollandais, 35 en italien, 31 en chinois, 25 en japonais (d’autres articles japonais sont en anglais ou en francais), 24 en espagnol, 22 en grec, 9 en croate, 8 en coréen, 8 en portuguais (tous provenant du Brésil, 6 en hongrois, 6 en serbe, 3 en lituanien, 2 en roumain, 2 en catalan, 2 en tchec, un en bulgare.

171 61 pour 1196 textes contenant Messiaen dans leur titre (voir introduction, note 111). Si l’on

pouvait compter les occurrences du mot dans le corps de tous les articles, le pourcentage serait donc probablement bien supérieur encore. Or, 5 %, déjà, n’est pas insignifiant : consacre-t-on nous-même à « l’amour » 5 % de cet ouvrage, soit une quarantaine de milliers de signes, soit encore le volume d’un article scientifique ? Non : seulement un paragraphe ou deux. On ne fait donc que sous-estimer le pouvoir de ce substantif en ce qui concerne la médiation.

172 Dans son Cours de philosophie positive (Paris, Bachelier, 1830, 29), celui-ci constate que « tout état

de passion très prononcé, c’est-à-dire précisément celui qu’il serait le plus essentiel d’examiner, est nécessairement incompatible avec l’état d’observation [l’état dans lequel doit demeurer le scientifique] ».

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n’y résistent pas facilement eux-mêmes ? C’est le « Développement de l’amour 173 ».

Celui-ci est global. Il peut aussi, ça et là, rencontrer des résistances. Ainsi quand Messiaen déclare dans une note de programme, à propos de Turangalîla Symphonie : « cette œuvre est un chant d’amour », la critique anglaise, dans le Musical Times de septembre 1950, qui suit la première française à Aix-en-Provence, le 25 juillet, y voit une formulation « prétentieuse » (« self-important 174 »).

Quel public, pour peu qu’il en ait pris connaissance, pourrait s’arracher à cette aura ? Car s’il y avait eu risque de vulgarité – suspecte de tromperie – dans de tels discours imaginés « à l’eau de rose », c’est-à-dire mensongers, l’arsenal technique du style contemporain eût tôt fait de rétablir l’équilibre. Pour un auditoire méfiant, cet « amour »-là pourrait sembler plus réel – véritable – que celui qui s’affiche, par exemple, dans les paroles des chansons à succès 175, à moins que « l’amour » ne décrive

une opération sexuelle, précise, sans ambiguïté, comme dans cette chanson précitée de Michel Polnareff, L’amour avec toi (1966). Denis-Constant Martin explique que « la chanson met fréquemment ce travail sur le temps en orbite de l’amour : l’amour qui unit des individus et des groupes sociaux ; l’amour qui sous-tend la reproduction, donc la perpétuation du groupe et son futur 176 […] ». Mais Messiaen, bien au-delà, lie une

plus large, une plus enveloppante conception du mot, précisément, à la fin du temps.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 187-189)