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The Messiaen’s progress – chronologie d’un déploiement

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 30-51)

Comment cet équilibre, centre entre succès « public » (relatif) 96 et auprès des avant-

gardes, fut-il possible ? Sept chapitres en débattront. Nos analyses, alors, tenteront de cibler cette efficacité quant à engendrer une singularité.

Commençons par remarquer que ce déploiement profita de la jachère de la Seconde Guerre Mondiale 97. Les œuvres composées durant le conflit planétaire sont rares.

Il est donc notable que trois d’entres elles dominent la postérité du musicien, selon certains critères objectifs 98. Ce sont le Quatuor pour la fin du temps (1940-1941), parfois

audacieusement appelé « chef-d’œuvre de la musique de chambre du xxe siècle 99 », les

Trois petites liturgies de la présence divine (1943-1944) 100, puis surtout Vingt regards sur

l’enfant Jésus (1944). Enfin, Turangalîla symphonie est composée immédiatement après

la Libération (1946-1948).

On pourrait multiplier les conjectures quant à ces apparentes coïncidences. S’agit-il d’une inspiration romantique, voire macabre, née de la tragédie historique ; d’une « mise en loge » sévère et féconde forcée par l’histoire ; de la « contrainte salutaire » évoquée par Mallarmé, ici accentuée jusqu’au tragique ; de l’inclination populaire

95 Le paradoxe du musicien, op. cit., 330.

96 Encore le 17/02/14, dans un TGV, on rencontrait un universitaire, géographe par ailleurs joueur de oud, qui avouait ne « jamais avoir entendu parlé de Messiaen ». On y reviendra (cette expérience n’est pas rare). Qu’augurer quant aux couches sociales moins cultivées ni musiciennes ?

97 C’est ainsi que pour la réception, Messiaen semble surtout un compositeur « de guerre » ou d’après- guerre (si l’on passe sur le précédent principal qu’est L’ascension composée au début des années 1930).

98 Si l’on se réfère, par exemple, au nombre de textes, selon le RILM, qui se consacrent à telle ou telle œuvre, et si l’on passe sur les 47 articles consacrés à l’unique opéra (qui engendre donc le plus grand nombre de textes mais l’étude y est rarement celle de la partition et il y a là ce qu’on appellerait un effet littéraire : le livret à lui seul « attire » déjà les mélomanes spécialistes de littérature), les Vingt Regards arrivent en tête avec 37 articles. Puis viennent le Quatuor et Turangalîla avec 30 chacun (dont un ouvrage entier pour le Quatuor). (Chiffres du 5/02/14.)

99 Voir notamment Stankiewicz. Mais si Pierrot lunaire (1912) est bien une pièce de chambre (une

quinzaine d’exécutants), ceci met à mal cette assertion enthousiaste sans même qu’il soit besoin d’évoquer Le marteau sans maître (1954).

100 Dans une moindre mesure. Néanmoins, malgré le scandale retentissant de la création durant la guerre,

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forcée par le populisme du régime de Pétain 101 ? Las, il semble bien que la carrière

de Messiaen, à l’instar de celle de De Gaulle, se soit forgée dans ce feu historique. Avant 1939-1945, sa renommée était encore circonscrite, nationale. Elle pouvait paraître le fruit d’une relative stratégie, de l’appartenance à un groupe (Jeune France). Messiaen était un jeune espoir, comme Jolivet. Il était surtout un compositeur d’orgue (qui deviendrait certes « le plus influent compositeur pour l’orgue au xxe siècle » selon

Gillock) 102. Mais le croire coupé de la vie publique, enfoui sous les orgues de son

Église de la Trinité, serait une erreur. Il combattait farouchement pour la diffusion de ses œuvres, comme en attestent certaines lettres d’avant-guerre 103. C’était un jeune

médiateur infatigable.

La carrière internationale fut ensemencée par certains succès aux États-Unis, lesquels influencèrent ceux du Japon d’après-guerre (alors occupé), puis eurent sans doute un impact sur l’excellente postérité britannique, par capillarité culturelle anglo- saxonne. Selon Balmer, si « les États-Unis d’Amérique constituent la première desti- nation des œuvres de Messiaen à l’étranger », c’est aussi en raison du travail de la diplomatie culturelle française, « ce qui correspond aux enjeux géostratégiques connus de la France au lendemain de la Seconde Guerre mondiale 104 ». Si cette diplomatie

ne put faire, sans certains « ciblages culturels » de Messiaen (on y reviendra), le succès crucial de Turangalîla en particulier, elle put certes améliorer, en général, la diffusion d’un compositeur français outre-atlantique 105. Un tableau dressé par Balmer (repro-

duit en annexe : Tableau 2), montre que si les concerts français seront finalement les plus nombreux (395), les États-Unis deviendront, ainsi, le second pays à programmer le plus d’œuvres de Messiaen en concert (128 fois). Et le Royaume Uni arrive alors en quatrième place (70 concerts), ce qui est significatif car devant non moins de 23 autres

101 Ce qui est certain, c’est la contrainte d’effectif imposée par le Stalag VIIIA (le camp de prisonniers où Messiaen fut interné), contrainte qui engendra la forme du Quatuor. Quant au reste, un autre texte aborde l’influence paradoxale des régimes totalitaires sur l’inspiration des compositeurs. Il y est notamment question d’œuvres populaires composées durant l’année 1936 dans le cadre de dictatures et d’une pensée dominante populiste (dont Pierre et le loup et Roméo et Juliette de Prokofiev, Carmina Burana de Carl Orff). Voir Jacques Amblard, « Influence des politiques musicales étatiques. L’année 1936 », à paraître (dans Les cahiers du littoral, n° 11, Boulogne-sur-mer, Jacqueline Bel éd.).

102 Voir l’introduction de son ouvrage récent (2010), qui peut donc s’autoriser une vue d’ensemble sur le siècle dernier.

103 Voici par exemple un extrait d’une lettre adressée à Jolivet, reçue par celui-ci le 18 avril 1937 : « Je viens de vous adresser 50 programmes et billets, pour mon concert Spirale du 28 avril. Les 50 billets, et progr. sont à envoyer à vos amis personnels. […] Je compte fermement que vous m’ameniez 50 personnes. Ce concert me coûte près de 2000 francs de frais ». Il y a donc stratégie de communication, énergie délivrée dans ce sens. Bnf, microfilm, NLA46, « Lettres de divers auteurs à l’adresse d’André Jolivet », lettre n° 27, BOB25908.

104 2014, 37.

105 Balmer parle encore de retombées indirectes, par exemple, la création de Turangalîla à Mexico, « après

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pays cités. Ce classement « final », selon Balmer, aurait donc été directement induit par une politique spécifique des Affaires Etrangères, donc de l’État français, souhai- tant être plus ou moins représenté, à travers ses musiciens savants, dans telle ou telle région du monde. On reviendra sur ce point au chapitre 1.

L’Ascension (1932-1933), cet « aboutissement de la période de jeunesse 106 » selon

certains Britanniques, est celle du Messie mais aussi de Messiaen. Cet ascenseur social, en 1947, est applaudi par quinze mille personnes à Tanglewood (dans le Massachusetts) 107.

La foi essentielle de Messiaen n’aurait donc pas gêné, mais au contraire ensemencé la dimension planétaire et cette future formule de « pape de la musique contemporaine » employée par plusieurs commentateurs. Elle planta notamment les racines des récep- tions italienne selon Raffaele Pozzi 108 et espagnole pour Germán Gan-Quesada 109

(dans des contextes religieux d’autant plus favorables qu’ultra traditionalistes : en fait respectivement mussolinien et franquiste) 110. Et ceci concernera autant le milieu scien-

tifique. Sur les près de 1200 articles ou ouvrages musicologiques, à ce jour, contenant Messiaen dans leur titre, près d’un tiers affichent également les termes « religion », « religieux », « religiosité », « spirituel », « spiritualité », « amour » ou l’une de leurs diverses traductions dans leur résumé 111. L’Ascension, en particulier, est la première

œuvre servie par des accès de néoromantisme de texture (voir chapitre 3), ce qui en

106 Sherlaw Johnson, 31.

107 L’œuvre est dirigée par Koussevitzky (dans la résidence de Tanglewood à Lenox, dans le Massachusetts), commanditaire en 1945 de la future Turangalîla Symphonie, laquelle assoira la gloire transatlantique (Arnault et Darbon, 40). Si quinze mille personnes ont entendu l’œuvre, cela signifie-t-il que Tanglewood avait conservé sa grande tente, qui avait précisément cette capacité (après la construction du kiosque, suite à un orage, qui limitait le nombre d’auditeurs au tiers) ?

108 « Situazione della musica » (1938), rédigé par Guido Maggiorino Gatti, serait un article pionnier, d’après Pozzi (282), en ce qui concerne la réception italienne. Or l’auteur parle, en ce qui concerne le jeune Messiaen, d’un renouveau « d’attitudes spirituelles ». Puis là aussi, la Libération verra l’essor du Français via sa programmation en 1946 au neuvième Festival di Musica Contemporanea à Venise (Pozzi, 283), une tournée italienne en 1947 (idem, 287), une amitié avec Dallapiccola (qui deviendra ainsi défenseur de sa musique, etc.).

109 Paul Loyonnet écrit en novembre 1945 dans le madrilène Ritmo (principal périodique musical espagnol de l’époque), que la musique de Messiaen permet « d’oublier toute notion du temps ». L’auteur cherche, selon Gan-Quesada (302), à attendrir son lectorat nationaliste et religieux en comparant cette démarche aux « buts magiques » du flamenco et en rappelant que « l’Espagne des grands mystiques comme saint Jean de la Croix et sainte Thérèse est très présente dans le mysticisme artistique de Messiaen ». Selon Gan-Quesada (idem), la réception prendra un nouvel essor à partir de 1953, à travers les initiatives de chefs comme Ataúlfo Argenta, d’institutions comme l’Ateneo de Madrid ou le Groupe Manuel de Falla soutenu par l’Institut Français de Barcelone.

110 Les deux articles cités ci-dessus sont datés respectivement de 1938 et de 1945.

111 Selon les chiffres du RILM au 19/01/14. Sur la traduction anglaise des 1196 titres d’articles contenant

« Messiaen », 312 contiennent aussi, dans leur abstract, « religion », « religious », « religiosity », et 78 autres « spiritual » ou « spirituality », 20 « love ». Et nous n’avons pas compté les dérivés de « faith », de « liturgy », d’« evangelic » ou d’autres termes issus de ce champ sémantique.

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fera l’ambassadrice optimale pour les publics les plus larges, éventuellement réaction- naires. Selon Gan-Quesada, elle reste l’œuvre de Messiaen la plus jouée dans l’Espagne franquiste des années 1950 (par exemple, couramment programmée par la Radio Nacional de Espana lors de la semaine sainte, à partir de 1954) 112.

L’Ascension mène aussitôt au succès – encore américain 113 – de Turangalîla

symphonie, médiation notable, outre-Atlantique, pour une œuvre majoritairement

atonale, mais portée selon nous par l’enthousiasme de Koussevitzky (1874-1951), chef commanditaire. La conviction de ce dernier gagne alors le public de mélomanes non spécialistes de musique contemporaine : Boston n’est pas Darmstadt. Il est également possible que le musicien ait ménagé – çà et là même ciblé – le public de la côte Est, accumulé les procédés séducteurs : le choral de cuivres univoque (voir chapitre 4), le récurrent alanguissement des cordes (ce néoromantisme de texture qui occupera le chapitre 3) et des ondes Martenot également futuristes et attractives en soi ; les passages tonals, l’atmosphère populaire, presque de music hall voire d’opérette de Broadway 114, de « Joie du sang des étoiles ». Pour souligner ce trait par antinomie,

ce n’est donc pas un critique moderniste italien, par exemple, qui semblera ici parti- culièrement ciblé. Dès lors, Massimo Mila écrira dans l’Espresso du 4 décembre 1955 que la symphonie est « extrêmement simple », une « banalité ouvertement confessée », et finalement un « Carnaval à Broadway 115 ». Tristan Murail pense, de même, que

Messiaen aurait éprouvé « une certaine honte » à analyser Turangalîla devant le « type de public » (trop spécialisé) qu’étaient ses élèves du Conservatoire 116.

Or, ce sont ces succès américains qui ont ensemencé la réception au Japon. Le critique Kuniharu Akiyama (1929-1996) entend l’Ascension en 1948, dirigée par Stokowski (1882-1977), dans une émission de la radio d’occupation américaine. Puis il lit un compte rendu de la création de Turangalîla dans une revue nipponne. Il initiera alors des créations nationales au sein du groupe Jikken-Kôbô (« atelier d’essai »), qu’il forme en 1951 avec des Takemitsu et Yuasa alors âgés d’une vingtaine d’années. On

112 312.

113 Commande de Koussevitzky en 1945, elle sera créée par Leonard Bernstein et le Boston Orchestra le 2 décembre 1949.

114 Les rythmes syncopés ont beau se réclamer de l’Inde, ils peuvent autant paraître secousses de brass band. L’atmosphère américaine de ce mouvement-ci est également servie par la fréquente homorythmie, les timbres de fanfare qui rappellent les œuvres des « américanistes » (Copland notamment), l’utilisation occasionnelle, notamment dans la terminaison des phrases, d’échelles pentatoniques qu’on a déjà entendues dans la Symphonie du nouveau monde (1893) de Dvorak et qui, aux oreilles de l’Occident, sont alors supposées transcrire les échelles modales des Amérindiens (autant, donc, que celles des musiques traditionnelles de l’Extrême-Orient).

115 « Webern + Messiaen : la musica di domani », cité par Pozzi, 292.

116 « Nous n’avons vu ni la Turangalîla ni les Trois petites liturgies, ce genre de pièces dont il devait avoir

une certaine honte, ou du moins dont il ne voulait pas trop parler devant ce type de public. » Boivin, 1995, 168.

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créera d’abord des œuvres de chambre, le Quatuor pour la fin du temps, les Visions de

l’Amen, les Huit préludes 117.

De la création de Turangalîla Symphonie, le 2 décembre 1949, à 1951, s’ouvre une parenthèse aux antipodes. Il s’agit des clous d’acier plantés à Darmstadt. Messiaen œuvre soudain dans le cercle restreint des futures avant-gardes sérielles, comptant des Boulez et Stockhausen âgés de moins de 25 ans. La question reste toujours de savoir s’il adopte ou s’il lance le sérialisme intégral (selon Goléa, Johnson et d’autres) 118,

sans qu’il soit question, pourtant, de conversion définitive : voilà encore le centre dont on a parlé, la médiatrice géométrique dont on reparlera. Jean-Claude Risset montre cependant que le Français aurait emprunté l’idée à Milton Babbitt (sans jamais la lui rendre), par le biais des élèves de ce dernier rencontrés en 1949 à Tanglewood, mais qu’il y aurait eu à ce sujet (jadis jugé très important) une « conspiration du silence 119 »

européenne, ce qui semble plausible. Quoi qu’il en soit, un adversaire farouche du sérialisme, du bord de Landowski, pourrait imaginer cette période, alors, en terme de canular, si Messiaen n’avait confirmé sa démarche « sérielle » dans plusieurs œuvres de 1949-1951, précisément célèbres auprès des avant-gardes, Mode de valeurs et d’inten-

sités, le Livre d’orgue – titre désuet et trompeur –, les Quatre études de rythme 120. Un

117 Voir Kasaba, 93-94.

118 C’est donc là l’une des thèses d’Antoine Goléa, telles que rédigées dans son ouvrage paru dès 1960, le premier de cette importance. Robert Sherlaw Johnson rappellera au moins l’influence sur Boulez (notamment celui de la Sonate n° 3) et le Stockhausen de Gesang der Jünglinge, notamment parce que ces deux compositeurs figurent parmi ses premiers élèves. (195.)

119 Quant à l’Américain, « il y a eu en Europe une sorte de conspiration du silence sur son rôle de précurseur

de la série généralisée. […] Il suffit d’étudier par exemple ses Three compositions for piano de 1947 ou sa Composition for 12 instruments de 1948 : le principe sériel s’y est appliqué aux durées et aux dynamiques aussi bien qu’aux hauteurs. En 1949, Messiaen a donné des cours à Tanglewood, auxquels assistaient plusieurs élèves de Babbitt : c’est là qu’il a composé Canteyodjaya, qui utilise déjà des processus semblables. Puis il a écrit Mode de valeurs et d’intensités. Boulez et moi étions dans le jury de soutenance de la thèse de François Decarsin, Musique et archtecture du temps. J’ai fait remarquer à Decarsin qu’il n’avait pas mentionné Milton Babbitt, maillon significatif vers la série généralisée. Dénégation et colère de Boulez, ce que j’ai trouvé incroyable parce que la vérification objective est facile, les partitions de Babbitt sont publiées, mais Boulez peut être têtu… […] Dans les années 70, les relations publiques laissaient entendre qu’avant l’Ircam, il n’y avait rien dans la musique électroacoustique ! Le GRM, les Bell Labs, Stanford étaient ignorés et passés sous silence. […] Boulez est un immense musicien, mais il peut être virulent et autoritaire… mais aussi pragmatique, voire politique. […] Il semble que [Messiaen] ait été très affecté quand certains élèves, dont Boulez, l’ont quitté pour aller suivre les cours de musique sérielle de Leibowitz. La modalité généralisée est facile à adapter au sérialisme [ce qui montre l’importance modérée, finalement, de cette affaire], et elle allait plus loin que le dodécaphonisme de Leibowitz : elle a attiré l’attention de Boulez. […] Ayant eu connaissance des Modes de valeur et d’intensité, Boulez a composé les Structures I : il serait, paraît-il, allé apporter la partition à la tribune de l’orgue de la Trinité. Cette conspiration du silence est d’autant plus curieuse que Boulez connaît Babbitt ! Ce dernier a évidemment des partis-pris très extrêmes, et Boulez ne le considère peut-être pas comme un créateur important ». Op. cit., 65-68.

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compositeur anonyme dira même, lapidaire : « À l’époque du sérialisme intégral, j’étais très influencé par Boulez, par Messiaen aussi ; j’étais terriblement sectaire 121 ».

Un autre volet de la médiation japonaise naîtra de cette parenthèse 122. Une soif

théorique conduit Minao Shibata (1916-1996), Kunio Toda (1915-2003) et Sadao Bekku (1922-2012) – introducteurs nippons du langage sériel – à lire Technique de

mon langage musical avant d’entendre une seule œuvre du Français (si fait, bientôt,

grâce au groupe Jikken Kôbô). Mode de valeurs et d’intensités les influencera longtemps, ce que confirme Boulez 123. La pièce engendrera une tradition favorable au Messiaen

théorique sériel. Ceci renforcera la médiation, déjà déférente, enflammée, pionnière, typique du Japon. Shibata participera à la fondation du Centre de Recherches sur la Musique du xxe siècle qui organisera, de 1957 à 1965, un festival de musique contem-

poraine et des cours d’été, sur le modèle de Darmstadt, à Karuizawa, près de Nagano. Et ce festival sera dédié à Messiaen en 1962.

Revenons à 1951. La parenthèse de Darmstadt, selon plusieurs exégètes (dont Halbreich) se paie d’une traversée du désert. Les années 1950 sont souvent dites « arides », pour les autant qu’à cause des avant-gardes en général. Est-ce la Guerre Froide ? Est-ce l’influence du Plan Marshall 124 ? Mais pour Messiaen, en naîtra le

style oiseau, qui promet un renouvellement complet de la médiation (chapitre 2). C’est « l’inspiration retrouvée par les chants d’oiseaux 125 », dit Messiaen. Mais ces

années 1950 restent solitaires, moins immédiatement comprises par les Japonais eux-mêmes 126. Elles bâtissent secrètement un nid.

D’après Hill et Simeone, les années 1960 assoient la renommée française au-delà du milieu musical 127. Messiaen est officier de la Légion d’honneur en 1959. Un hommage

lui est rendu à l’École Normale Supérieure. Il est interviewé à la télévision par Bernard Gavoty. Quant aux honneurs japonais de l’été 1962, ils ressemblent à la découverte

121 Voir Menger, Le paradoxe du musicien, op. cit., 103.

122 Voir Kasaba, 95-96.

123 Celui-ci rappelle que les premières œuvres programmées à Karuizawa, avant 1962, seront Mode de valeurs et d’intensités et les Neumes rythmiques, soit les œuvres sérielles « les plus expérimentales » selon Boulez. Voir idem, 96.

124 Darmstadt aurait été subventionné par ce Plan, en tant que résistance (« formaliste bourgeoise selon les termes de Jdanov) imaginée par les USA à la « musique tonale » spécifique promue à l’époque en URSS.

125 Cité par Drees, dans l’abstract.

126 Selon Kasaba (97), le style oiseau provoque moins d’intérêt, au départ, pour les Japonais et leur soif

technique, ce qui engendre, avec un certain retard inertiel, une accalmie relative de la réception durant les années 1960. Nous constations encore personnellement, en 1994, la révérence persistante des Nippons pour Mode de valeurs et d’intensités lorsqu’une étudiante japonaise, avec nous dans la classe de Marc-André Dalbavie, choisit d’orchestrer cette œuvre sans hésiter, visiblement sûre de la pertinence de son choix.

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d’une culture hautement compétente, selon Messiaen « totalement fascinante 128 » et

déjà complice durable. C’est aussi le jaillissement révélé d’une renommée mondiale, par une première triangulation de la Planète : France, USA, Japon. Et c’est un succès désormais public 129 et spontané, bien à la manière japonaise : l’État français, cette fois,

ne l’a que peu souhaité ni planifié, si l’on pousse une démonstration de Balmer 130. La

création japonaise de la Turangalîla Symphonie a lieu le 4 juillet 1962 à Tokyo-Bunka- Kaïkan par le NHK Symphony Orchestra. C’est encore un succès public : d’autres réceptions commenceront avantageusement, dans plusieurs pays 131, avec cette œuvre

choisie ambassadrice. Elle marque aussi la première collaboration avec Seiji Ozawa (1935). Ce chef, atout international, prend en ceci le relais de Koussevitzky, mort déjà onze ans plus tôt. Il offrira précision et conviction (convaincante pour le public), dans la médiation structurée/amplifiée de ses directions musicales à venir, notamment la création de Saint François d’Assise, à Paris, en 1983, puis à la Cathédrale de Tokyo, en mars 1986, avec le New Japan Philharmonic 132.

Revenons aux années 1960. L’accomplissement national commence par une commande d’État, formulée par Malraux en 1963. Ce sera Et exspecto resurrectionem

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