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Médiation du cristal

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 146-153)

Qu’a retenu le public de cette lente roideur, si fréquente ? Elle semble éternellement introductive, c’est encore pourquoi, même majoritaire, on pourrait ne pas tant la remarquer. À présent que le xxe siècle est clos et que quelques années nous permettent

un premier recul, ouvrons une parenthèse en forme de bilan.

Qu’elle soit restée tonale ou non, la musique savante du second xxe siècle a proba-

blement, pour de nombreux auditeurs potentiels, perdu sa valeur de divertissement, voire toute existence connue. C’est d’ailleurs la conclusion, dès 1980, du rapport de Pierre-Michel Menger 83. En 1988, un sociologue anglais titre son sérieux ouvrage

Music for pleasure 84. On est censé comprendre que son sujet est, exclusivement, la pop

music. En 2008, Michel Pinet et Hervé Glevarec tentent une série d’études statis-

tiques concernant les goûts ou inappétences des différents publics. Ils ne constatent pas simplement les nouveaux « goûts populaires des catégories supérieures et diplô- mées 85 », mais catégorisent les différents genres musicaux, manifestement, selon un

nouveau réalisme économique, implicite, évident : il faut que les personnes interro- gées comprennent au moins les questions posées. Alors, la musique savante (écrite) contemporaine n’existe tout simplement plus en tant que catégorie. De l’ancienne « musique savante », ne restent que les rubriques « classique » et « opéra » parmi douze catégories musicales (Rap/Hip hop, Electro/Techno, Metal/Hard Rock, Soul, Pop/

80 L’agrégat achève L’œuvre pour orgue de Messiaen interprété par Latry (DG).

81 Messiaen note que « l’Église, qui s’exprime officiellement en latin, a conservé ce mot hébreu, sans le traduire. C’est dire sa gravité, sa solennité ; c’est le situer dans une langue inconnue, surhumaine, céleste ». Voir « Textes d’Olivier Messiaen sur Visions de l’Amen », BnF, microfilm, côte NLA 211, BOB31647.

82 Scelsi traque le « son unique », lui aussi, mais plus précisément encore par le fait de privilégier une note (et non pas seulement un rythme), ainsi dans les emblématiques Quattro pezzi per orchestra (1959). Voir Jacques Amblard, « Scelsi », Brahms (encyclopédie en ligne de l’Ircam).

83 La condition du compositeur et le marché de la musique contemporaine, Paris, La documentation Française, 1980.

84 Simon Frith, op. cit., Cambridge, Polity Press, 1988.

85 « Tablature et structuration du goût musical. Goût, inappétences et indifférences musicales en 2008 »,

25 ans de sociologie de la musique en France, tome 1, sous la direction d’Emmanuel Brandl, Cécile Prévost-Thomas et Hyacinthe Ravet, Paris, L’Harmattan, 2012, 76.

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rock, Variété internationale/RnB, World/Trad, Jazz, Chanson française, Country, Classique, Opéra).

Il ne s’agit pas de le regretter. Mais les mises en garde proférées tôt par Adorno, contre l’industrie culturelle, qui « ne cesse de frustrer ses consommateurs de cela même qu’elle leur a promis 86 », n’ont finalement pas permis de freiner celle-ci 87. Cette

industrie a jugulé les goûts des publics, des musiciens eux-mêmes et jusqu’aux orienta- tions données aux études des scientifiques (ici des sociologues). Si elle existe encore, à certains yeux, la musique savante « actuelle » n’en a pas été nécessairement dévalorisée, mais semble avoir changé de valeur, voire de catégorie. Est-elle peut-être devenue un art se différenciant subtilement, aux yeux du large public, de la musique 88 : un bien

culturel muséal, un réservoir de sagesse potentielle, supposée inépuisable, soigneu- sement conservé ? Ce qu’on appelle la « culture » ne divertit pas nécessairement en premier lieu. Cela « ouvre les esprits », telle une magie moderne remplaçant le vieux rôle druidique, chamanique ou clérical. Elle doit précisément enseigner. Ceci semble aujourd’hui admis par tout un chacun. « Il faudrait davantage se cultiver. Cela ne peut nuire, au contraire ». Le citoyen est étourdi, croit-il agréablement, par ce que Bourriaud appelle « le grand encombrement de notre époque, dont témoigne la proli- fération chaotique des produits culturels, des images, des médias et des commentaires, qui a réduit à néant la possibilité même d’une table rase 89 ».

Ce que Bourriaud critique là n’est pas la meilleure cible d’après nous. Car cette culture, qui « ouvre des perspectives » – frénétiquement ou non – peut surtout user de poncifs qui, en réalité, ferment ces dernières. Citons le poncif Picasso qui semble parfois clore la peinture du xxe siècle sur lui. Dans Titanic de James Cameron, œuvre

populaire s’il en est : premier film à avoir dépassé un milliard de dollars de recette, et qui d’ailleurs se permet, en 1997, de dresser certains bilans consensuels et « populaires » sur un siècle finissant, un tableau cubiste de Picasso apparaît pour montrer que la jeune héroïne a pressenti, avant son fiancé, lui « peu avisé », que Picasso deviendrait, suggère le film, le peintre le plus célèbre, le plus important de son siècle. Or, ces légendes se sont pas étrangères, loin s’en faut, aux logiques consuméristes (d’ailleurs peu ou prou liées, nécessairement, à celles de ce film) qui ont tôt fait, fort logiquement, de s’emparer d’elles. Picasso lui-même put le comprendre et l’orchestrer d’ailleurs en

86 Reformulé par Alfred Willener, « Musique-sociologie : pratiquer Adorno ? », Musique et sociologie, sous la direction d’Anne-Marie Green, Paris, L’Harmattan, 2000, 61.

87 Pour se divertir, danser, crier au concert, les musiques pop, dans leur infinie diversité permise par l’industrie, ont semblé plus appropriées même aux classes intellectuelles, surtout après 1968, cela notamment sous l’impulsion de l’association des arts visuels, aux États-Unis, avec les musiques pop. Citons l’emblématique association d’Andy Warhol au groupe Velvet underground.

88 Voir à ce sujet Jacques Amblard, « L’œuvre esthétique ou l’esthétique musicale comme art, concurrent

de son sujet d’étude », Arts et mutations, Paris, Klincksieck, 2004, 11-19.

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partie, ce qu’explique l’ouvrage de Michael C. Fitzgerald (Making modernism. Picasso

and the creation of the market for twentieth-century art) 90.

À Aix-en-Provence, Cézanne a atteint le statut, au moins, de quelque icône cultu- relle (re)fondatrice de la ville. Le succès de l’exposition aixoise Cézanne-Picasso 91 était

certes alors prévisible. Une ruée singulière s’y manifesta ainsi qu’un grand brassage social, certes souhaitable. Chacun a-t-il compris, un siècle après sa conception, la leçon de peinture ? Ou chacun a-t-il admis la leçon de culture qui reste la même : face à l’industrie du divertissement, dite abrutissante, issue du secteur privé, une rare alternative serait la « culture », proposée par le secteur public. Entre industrie et État qui le manipulent, le consommateur croit compenser les excès d’un bord par ceux de l’autre bord. A-t-il raison de le croire ? Les deux bords pourraient bien orchestrer un faux conflit qui ne ferait que pérenniser les deux partis. Et l’œuvre de Picasso, telle qu’elle est montrée aujourd’hui, en tant que produit culturel, n’est-elle d’ailleurs pas travestie par son gonflement même, devenue aussi abrutissante qu’un divertisse- ment ? Bourdieu relève que le peintre espagnol est devenu « une catégorie générique, […] puisque l’on peut dire devant toute peinture (ou tout objet) d’inspiration non réaliste “c’est du Picasso 92” ». Et ce n’était encore qu’en 1969. Or, la « culture » postmo-

derne, associée à un nouvel habillage démocratique et « fun », c’est-à-dire festif (donc consumériste par excellence) 93, aurait tendance à engendrer davantage encore de ces

compilations, des best of 94. Il y a là un populisme ; Bourdieu note qu’« en France, les

visiteurs de niveau inférieur au baccalauréat se portent exclusivement vers les peintres les plus renommés (comme Van Gogh ou Renoir qui ont fait l’objet de films, ou Picasso […]) 95 ». Cézanne/Picasso, durant l’été 2009, cachait à peine – en fait affichait

ostensiblement – cette affaire de compilation de valeurs sûres aux yeux d’une logique de consommation mondialisée (sorte de solidarité inconsciente et festive – en réalité masochiste selon Adorno 96 – autour du modèle néocapitaliste commun, d’un conti-

nent à l’autre), affichant de façon décomplexée le soi-disant souci bien naturel de faire des « entrées » certaines. L’exposition copiait, de façon non moins décomplexée, d’autres succès culturels d’autant plus identiques, selon les rouages de la mondialisa-

90 Op. cit., Berkeley/Los Angeles/London, University of California Press, 1995.

91 Lors de l’été 2009.

92 L’amour de l’art, Paris, Minuit, 1969, 91.

93 La fête est le concept postmoderne consumériste par excellence en tant qu’elle est le moment, bien repéré par les entreprises, où le consommateur ne regarde pas à la dépense, au contraire, non seulement pour acheter des biens exceptionnels, mais pour mettre rituellement ses finances en danger, selon un masochisme encore festif, sorte de sacrifice, de bacchanale pécuniaire.

94 Revoir chapitre 3, « Résonance, “violons”, années 1980 ».

95 Op. cit., 94.

96 Le philosophe relie « fétichisme de la marchandise » et « culture de masse masochiste ». Theodor W.

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tion, qu’éloignés géographiquement, ainsi Cézanne and beyond qui avait triomphé au musée de Philadelphie au printemps de la même année, logiquement selon Brigitte Léal : « l’enthousiasme des artistes actuels les plus radicaux pour cette exposition ne saurait nous surprendre puisque dès l’origine, les artistes ont compris [donc définiti- vement et tous] avant tout le monde [voilà le truisme du génie visionnaire] le sens et la profondeur de la révolution cézannienne 97 ». Ce discours hagiographique ne fait-il

pas de Cézanne, ni plus ni moins, une star rapportant succès et argent à sa machine culturelle périphérique, même par contumace ? Et cette logique indirectement néoca- pitaliste est appuyée par la mondialisation qui réduit le nombre des « standards » donc raffermit de façon inversement proportionnelle les agrégations autour de cibles plus rares, ce qui engendre ces starifications planétaires.

Et ces dernières s’appuient insidieusement sur une mythologie historiciste, généa- logiste, cultuelle, comme le souligne discrètement Denis Coutagne : « Picasso, fils de Cézanne ? Certes, dans le cadre d’une histoire de l’art bien comprise, Picasso vient après Cézanne (de fait Picasso est quasiment de la même génération que le fils de Cézanne né en 1872, Picasso étant né en 1881). Et depuis Hegel nous savons que l’Esprit est en marche dans un processus quasiment inéluctable 98 ». Les expositions

reviennent volontiers sur cette « histoire sainte », celle de l’Esprit (au sens de Hegel), en fait une histoire fixée de façon sinon arbitraire, du moins trop hâtivement définitive. Yves Michaud relève « un schéma historique normalisé, une sorte d’histoire des avant- gardes en deux temps trois mouvements qui, pour l’essentiel, remonte à la reconstruc- tion formaliste de Alfred Jarr et de Clément Greenberg. Cézanne engendre le cubisme [donc Picasso] qui, de réductions en réductions, aboutit au formalisme, qui aboutit au minimalisme et à l’art conceptuel 99 ». Cette culture n’est-elle pas un bien de consom-

mation quand, selon Sylvia Girel, « ce qui incite le public à se déplacer, c’est, dans un premier temps, la publicité qui est faite autour de l’exposition (affichage, conférence de presse, cartons d’invitation) ; dans un second temps, c’est l’impact médiatique (ce qu’en dit la presse) 100 ». Nous sommes bien dans ce Nobrow, c’est-à-dire dans « l’indis-

tinction », pointée dès la fin du siècle dernier par John Seabrook, entre marketing et culture 101. Adoptons la conclusion, pour nous plus précise, de Serge Guilbault :

« Avec l’industrie du divertissement, l’architecture et les musées partagent aujourd’hui

97 « Cézanne, père du cubisme », Picasso Cézanne. Quelle filiation ?, Aix-en-Provence, PUF, 15.

98 « Cézanne/Picasso. Une filiation picturale ? », idem, 168.

99 Voir La crise de l’art contemporain (21), cité par Sylvia Girel, La scène artistique marseillaise des années 90, Paris, L’Harmattan, 2003, 47.

100 Sylvia Girel, idem, 209.

101 L’auteur consacre un ouvrage entier à la question, Nobrow [indistinction], the culture of marketing, the

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des techniques fondamentalement similaires. La muséalisation du monde est-elle déjà trop avancée 102 ? »

Il se pourrait que la culture en soi, même pointue dans ses enseignements, fût une façon de rendre l’art consensuel, symbolique. Elle en ferait une communication, donc un processus utilitaire, idéologique. Elle finirait souvent ainsi par le dépouiller de lui-même (voire l’inverser) 103. Elle se chargerait logiquement d’organiser des fêtes

politiques autour de lui, éventuellement les plus importantes possibles, peut-être à la manière également politique des grands rituels religieux au Moyen Âge. Rappelons qu’en 1936, la politique culturelle du Front populaire a choisi de devenir ce qu’elle est d’ailleurs restée aujourd’hui, celle d’un « État architecte 104 ». On pourrait dire d’un

État pédagogue. Le gouvernement de Léon Blum se devait d’offrir à tous (notamment à ceux qui l’avaient élu en 1936) un accès aux musiques les « plus savantes possibles ». Certes, on ne peut guère l’accuser de démagogie. Or, il semble que la leçon, après trois quarts de siècle de repassage persévérant, soit enfin apprise par un grand nombre de Français : « si l’on pouvait, il est certain qu’il serait profitable d’approcher la culture ». (Rien n’est moins certain, selon l’ouvrage La culture c’est la règle, l’art c’est l’exception 105.)

Las, l’idée demeure : « Mieux vaut se cultiver, donc connaître la musique savante ». Or, dans le cas où cette leçon paraîtrait amère (bien que perçue comme nécessaire), au moins appréciera-t-on qu’elle soit donnée avec pédagogie. Qu’est-ce que la pédagogie ? C’est l’art d’enseigner, certes, mais l’élève, nous dit André Giordan, n’apprend pas durant la leçon 106. Enseigner, dans ce cas, consiste à motiver l’apprenant, par une

attitude séduisante, parfois surprenante, accessible (donc claire), par des paraboles populaires. Partant, on motive l’élève pour qu’il apprenne seul, ceci pour accéder au charisme du professeur par le biais supposé de la science transmise qui semble au

102 « Muséalisation du monde… », L’art et la culture, Paris, Odile Jacob, 2002, 170. Ceci aboutit paradoxalement, selon l’auteur, à « être touriste chez soi » (idem, 162).

103 Ce que semble dire cet aphorisme de Jean-Luc Godard : « La culture, c’est la règle. L’art, c’est l’exception ».

104 Selon Sandrine Grandgambe, « Georges Huisman et Jean Zay vont allier leurs forces pour proposer une nouvelle politique culturelle et plaider pour une popularisation de la culture. Quant aux réalisations menées par le Front Populaire, parfois timides, elles concernent notamment les programmes pédagogiques, le domaine de la création et les réformes de l’Opéra. Enfin, pour parler de la musique elle-même, des musiciens vont s’engager derrière le Front Populaire, cherchant à aller au devant du peuple par un mouvement de collecte et de transcription de musiques traditionnelles et de folklore. La multiplication des fêtes et des manifestations va faire de la musique un art omniprésent ». Voir « La politique musicale du Front populaire », Musiques et musiciens à Paris dans les années trente, Paris, Honoré Champion, 2000, 21.

105 Cet ouvrage collectif, sous la direction de François Coadou, Stéphanie Loncle et Olivier Maillart

(Paris, L’Harmattan, 2012), critique l’idée contemporaine que l’art autant que la culture seraient des données a priori « bonnes en soi ».

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moins alors compatible avec ces qualités de séduction. Mais « l’éducation ne peut se faire que par soi-même 107 », tranche Boulez. Donc la clarté n’est pas celle de l’ensei-

gnement, finalement, mais de l’intention : l’humanisme transparent, le rayonnement cristallin du pédagogue. C’est cet humanisme que le public pourrait souhaiter annexer en premier lieu 108.

Ainsi, Messiaen déroule des agrégats dissonants – involontairement ? – avec une relative douceur, patiemment, un seul lent agrégat à la fois. C’est le cristal (les lentes structures chorales). Il est possible qu’aucun accord – dissonant presque toujours – ne soit pourtant bien reçu par l’auditeur. Mais l’intention perçue, celle supposée du compositeur (et qui est peut-être tout autre, celle d’un chrétien prosélyte ou d’un coloriste synesthète), intention d’exposer somme toute modestement, et ainsi sympathiquement, une seule « chose » à la fois, sera peut-être un encouragement. Même le « pire » auditeur peut ainsi penser qu’une musique étrange mais « apparem- ment humaine » serait belle, bonne, voire sublime sans équivoque si lui-même était « meilleur » (plus cultivé). La culpabilité de l’ignorance, qui affecte chacun d’entre nous, est ainsi favorable à la plus pédagogique des musiques savantes dont on perçoit la première lumière par son clair exposé, quand bien même il pourrait ne pas exister d’autre lumière en elle (en sa réception s’entend). C’est d’ailleurs ce que dit involon- tairement Stravinsky en déclarant que « l’ordre atteint, tout est dit 109 », sans qu’il soit

question de transmettre une émotion ou tout autre phénomène.

En d’autres termes, le public peut reconnaître la forme (et notamment sa clarté) sans même comprendre ou apprécier, le cas échéant, le langage, ce que semble suggérer Jean-Claude Casadesus : « Le public est très sensible, même s’il ne l’analyse pas de façon concrète, à la qualité de ce qu’on lui donne. Même une musique difficile, une musique actuelle… : il ressent les choses qui sont bien en place, bien faites, la disci- pline 110 ». Certes, pour engendrer une leçon accessible, la jubilation enfantine instillée

par le style oiseau et les romantiques résonances de cordes (même très épisodiques) s’ajoutent à l’univocité rythmique. Mais les cordes et les oiseaux seraient, au sein du

cours magistral (choral), comme des exemples ou des anecdotes affectives donnés par

le professeur, moments de détente qui réalimentent, en fait, lubrifient la médiation du reste plus aride de la leçon.

107 Cité par Pierre-Michel Menger, Le travail créateur, Paris, Seuil/Gallimard, 2009, 244.

108 Si celui-ci appartient à un « savant », alors le savoir n’est plus suspect de « corrompre le cœur » et l’élève sera rassuré quant à la finalité de ses propres recherches, personnelles. Quant à l’enseignement lui-même, finalement, il n’aura pas été transmis, soudain, en une fois par « l’excellent pédagogue ».

109 Note 19, p. 132.

110 Cité par Pierre-Michel Menger, La condition du compositeur et le marché de la musique contemporaine,

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Pour finir, que Messiaen soit devenu un « héros culturel » est fort possible aux yeux d’un État architecte qui souhaite s’octroyer les services d’artistes pédagogues et coopé- rants pour mener à bien sa mission civilisatrice 111, inhibitrice, implicitement, de toute

violence anti-étatique. Messiaen – sa clarté, ses oiseaux – furent sans doute appréciés par l’État et ses élites, assez tôt (au moins depuis De Gaulle et le début des années 1960) 112, avant d’être ainsi mieux poussé vers nous par d’autres moyens multiples.

L’État et Messiaen, en effet, sont probablement faits pour travailler ensemble. Ils sont tous deux vulgarisateurs. Messiaen est l’un des meilleurs ambassadeurs possibles de la musique atonale en France et finalement, dans le monde (ce que confirment nettement – quoique involontairement – les rapports de Menger) 113 : le symbole de

Culture internationalement reconnu qu’est Paris relaie parfois l’idéologie moder- niste de l’État architecte français. Si l’on se sent heureux en France, peut fort bien penser le touriste cultivé (mais avide comme tout un chacun de truismes reposants, notamment pour ses vacances), faisons confiance à ce pays hédoniste, jusqu’à cette « sagesse » (culture) étrange qu’il semble prôner. Nous disons « étrange » car, au départ, les modèles de politique culturelle à l’étranger (« État mécène » en Angleterre ou au Canada, « État facilitateur » aux États-Unis) 114, ne furent pas aussi favorables

aux avant-gardes modernistes et nul doute que certains intellectuels étrangers purent abandonner avec moins de scrupules que les Français les doxas modernistes du second xxe siècle. Quand en 1998, « Un philosophe français répond à un poète polonais 115 »,

c’est précisément pour fustiger celui-ci de condamner la leçon de modernité, soit de ne pas obéir à la politique culturelle française, c’est-à-dire à celle des avant-gardes les plus avancées.

La voix unique peut être celle de l’État architecte, pour l’auditeur, voilà un possible malentendu création/réception qui eût pu décevoir Messiaen, lequel eût préféré « Dieu », peut-être, ou la couleur, à l’État. Mais le musicien, catholique zélé donc prosélyte (c’est la leçon de la Pentecôte), ne peut contrôler jusqu’au fait que la voix de l’autorité suprême (ou des couleurs célestes entrevues par la synesthésie) soit perçue par tout un chacun, au sein d’un siècle volontiers incroyant, comme celle d’une entité spirituelle. Cette autorité sera déclinée, a priori, à l’envi, au gré de chacun. Or, les manipulations cultu-

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