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Six privautés – exemples de personnages

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 51-56)

(messie, Papageno, aventurier, clown, alchimiste gothique, « chevalier rose »)

Ce qui suit consiste en considérations (peut-être conjonctures) en aval de toutes autres, en « fin de chaîne » scientifique, non nécessaires à la compréhension de l’ensemble de l’ouvrage. Le lecteur pourra, s’il veut ménager ses yeux ou notre propre auctoritas (en tant que perception de notre utilité scientifique) passer directement à la partie « Un Messiaen touristique », quelques sept pages plus loin.

1. Le nom du musicien, proche de « Messie », touche d’emblée au grand récit judéo-chrétien. Jung remarquait qu’il se sentait souvent étrangement « jeune » (jung en allemand). Il voyait Freud souvent étrangement « gai » (freude signifie « joie »). Il conclut qu’une légende personnelle, hautement déterminante selon lui, était dans le patronyme 6. Voici qui empêche peut-être même, dans ce cas, de donner à notre compo-

siteur son adjectif 7, adjectif risquant d’être happé par la proximité merveilleuse, peut-

être donc impossible, de « messianique ». « Messiaenien » ou surtout « messianique » sont des termes situés entre l’étrange et le merveilleux. Ils pourraient être dits « appar-

4 Ceci est cité par Gilbert Durand : « Le récit mythique quoique souvent “littérarisé” spécialement en Occident, fonde sa puissance de vérité sur des procédures de “redondance” (Lévi-Strauss) qui s’apparentent à celles de la musique ». Voir « La résurgence du mythe et ses implications », L’art et la culture, Paris, Odile Jacob, 2002, 97.

5 Idem.

6 Nous n’avons hélas pas encore retrouvé cette référence, cependant certaine.

7 Boulez ou Ligeti ont les leurs, à notoriété comparable (« boulézien », « ligétien »). Berio, pour des

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tenir à un récit fantastique » selon les exacts critères littéraires de Svetan Todorov 8.

Mais on n’est pas – il s’agit de ne pas être – surpris, comme si on évoluait de façon collective dans un conte où personne n’est étonné par l’environnement du « fantas- tique » (d’autant plus si Messiaen en soi recrée bien le « fantastique berliozien 9 »).

C’est ici le pivot de notre propos. Cette notion de non surprise du fantastique est la clé. Elle est paradoxalement un « principe passif ». Ce qui ne surprend pas semble être ce qui est admis, souhaité par avance et qui ne souffre pas de discussion, donc n’attire pas l’attention : n’étonne pas. Le fait qu’une information glisse parfaitement (voilà le principe passif et son efficacité) dans le champ du connu, voire du « bien connu », montre qu’un terrain a été préparé pour elle en amont. La médiation de l’œuvre, par la suite, est parallèle à celle du personnage Messiaen et au préalable, plus encore en amont, également parallèle à la réception facile de la légende qui entoure ce personnage. Mais son gage de facilité est sans doute que l’information passe inaperçue, glisse, se dérobe à l’analyse. La meilleure médiation, subliminale, semble donc issue d’un secret.

2. L’ornithologue, que le musicien se disait être, se maria en secondes noces avec une dame à nom d’oiseau, qui garda d’ailleurs son nom de jeune fille (Loriod), son nom d’artiste. Mais personne ne s’étonne – car chacun approuve inconsciemment :

écoute l’histoire – que Messiaen, qui a souvent pris les oripeaux d’un populaire oiseleur,

finisse par trouver le bonheur auprès de sa Papagena. Encore une fois, tout se passe comme si on évoluait dans un récit fantastique, ici dans celui de Zauberflöte (1791) : « La

flûte enchantée ». Parlons médiation d’œuvre. Si on avait assisté autrefois à un concert

d’Yvonne Loriod interprétant le Catalogue d’oiseau, notre attention eût été préparée par ce nom en forme de coïncidence, étrange et, d’un autre point de vue, celui de la fable, précisément et finalement ce nom très peu étrange 10.

8 Voir les premières pages d’Introduction à la littérature fantastique où Svetan Todorov explique qu’un récit fantastique engendre une hésitation permanente dans l’esprit du lecteur. Ce dernier hésite entre se croire dans un récit « merveilleux » (un conte de fée) ou une fiction relevant du domaine de « l’étrange » (qui concerne, par exemple, les nouvelles de Poe). L’hésitation est une interface entre deux mondes, le nôtre et un autre plus onirique, magique.

9 Opinion de Michael Lévinas citée par Castanet, 100.

10 Le programme de ce concert hypothétique est alors comme un recueil de contes liminaux contenant

chacun une histoire courte (c’est un Catalogue d’histoires), une fable (avec des animaux : des oiseaux) ou des personnages, selon un second niveau (ou dans une mise en abyme), qui, à l’instar des enfants, ressemblent, par leurs comportements, à ces animaux et d’ailleurs, vont jusqu’à porter même leur nom (Loriod). Le recueil de La Fontaine n’est pas loin. Comme maître Renard, Yvonne Loriod évolue pour nous, au moins partiellement, dans un conte. Même un rire (au cas probable où ce nom est reconnu comme celui d’un animal et donc lorsque on passe dans le champ du conscient, peut-être alors moins manipulable par la fable), un rire eût au moins « relâché la tension », comme l’explique Kant (« Le rire est un affect qui résulte du soudain anéantissement de la tension d’une attente »). Même cette relâche d’une tension éventuelle en l’auditeur prépare encore, probablement, la « réception » en rendant l’oreille, puis la conscience, « détendue » et pas étonnée, peut-être plus perméable à l’acceptation de l’interprète. Messiaen lui-même, et son œuvre avec lui, est alors mieux « recevable » de diverses

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3. Lors d’un colloque australien consacré au musicien, en 2008, pour le centenaire de sa naissance, fut invité un spécialiste du bush, Syd Curtis. Dans la salle de confé- rence, où l’on se trouvait, entra donc un homme aux habits verts et bruns et à chapeau de forestier. Curtis raconta comment il avait guidé Messiaen dans les bois tropicaux de Tamborine Mountain, près de Brisbane, pour approcher un Lyra bird, « oiseau-lyre » plutôt secret et donc auréolé de mystère (ce que prépare son nom orphique). C’est un hyper-rossignol, réputé meilleure bête chanteuse 11 à l’échelle internationale (celle

de notre culture désormais mondialisée), et d’ailleurs de taille imposante, celle d’un faisan. Curtis nous raconta, comme on l’eût narré au xviie siècle, c’est-à-dire dans un

conte de Perrault : « l’oiseau-lyre vit secrètement, au plus profond de la forêt ». Curtis narra leur aventure. Il dit avoir été charmé par la « gentillesse hors du commun » du musicien, par son humilité 12. Il décrivit la façon dont Messiaen prit le chant de l’oiseau

sur papier à musique, comme un oiseau lui-même : à la volée, ainsi qu’on décrit une prouesse curieuse (authentique selon Alain Louvier 13 ; par ailleurs Jean-Claude Risset

illustre par une anecdote « l’extrême pénétration 14 » de Messiaen en général et en

particulier quant aux chants des oiseaux). Syd Curtis est un scientifique, un ornitho- logue. Mais son bref exposé ressemblait à un récit fantastique. Lui-même y devenait un guide conduisant un « savant » au sens du xixe siècle. On approchait presque

ici – cette comparaison n’est pas exactement ludique à dessein mais plus littérale- ment « fabuleuse » – Voyage au centre de la terre de Jules Verne (1864) avec Messiaen devenant partiellement Otto Lidenbrock et Curtis le guide islandais Hans Bjelke, homme également laconique, efficace, local (fin connaisseur de son environnement). Si le public écouta avec une attention particulière, ce n’est pas seulement parce que Curtis avait connu le maître. C’est parce qu’il l’avait côtoyé dans la paradoxale vérité d’un conte. Selon les critères de Todorov, « l’étrange » est ici dans la percée, au sein

manières mystérieuses, en tout cas selon cette détente du rire kantien. Il est possible qu’il en devienne l’affabulateur merveilleux lui-même (en tant que celui qui a provoqué l’événement en composant le Catalogue en amont) et en même temps un personnage de la fable (Papageno), selon un troisième niveau de mise en abyme.

11 Cet oiseau ultime de Messiaen, qui sera son dernier grand soliste, celui de l’œuvre testamentaire, Éclairs sur l’au-delà (1988-1991) – au point que les mouvements qui lui sont dédiés sont comme ceux d’un concerto inscrit, pour oiseau-lyre – chanterait avec plus de modulations, de variations qu’aucun autre animal, selon Curtis (information donnée lors de sa conférence).

12 Nous citons et traduisons de mémoire les termes de Curtis.

13 « Messiaen apporte, dans la notation des chants ou des phénomènes naturels, un degré de précision

sans précédent, que seul l’usage intensif du magnétophone pourrait surpasser. Fruit d’une oreille exceptionnelle… » 133.

14 « Messiaen avait des côtés naïfs mais aussi une extrême pénétration. En 1964, il est venu au laboratoire

d’Emile Leipp pour assister à un exposé de Michèle Castellengo sur les oiseaux, et il savait à peine ce qu’était une fréquence, mais lorsqu’il a vu des sonagrammes de chants d’oiseaux, il a tout de suite reconnu l’identité des chanteurs ». Du songe au son : entretiens avec Matthieu Guillot, Paris, L’harmattan, 2007, 67.

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d’un colloque international de musicologie, du récit d’un guide forestier. Le « merveil- leux » est l’évocation d’un oiseau légendaire et d’un « génie » d’une compétence solfé- gique et d’une amabilité idéales, fictionnelles. Le « génie » de Messiaen est canalisé par la fable qui recycle le métarécit de l’artiste romantique, également magique selon Jean-Marie Schaeffer 15.

4. Parfois Messiaen est le conteur qui se met lui-même en scène dans son propre récit. C’est le cas lorsqu’il décrypte, pour le grand public, à la télévision en son temps et aujourd’hui sur Youtube, le solfège des oiseaux 16. Le médiateur y est parfaitement

à l’aise, centré : « Et voici le rossignol ! Il éclate tout d’un coup, brusquement. La seconde strophe, ce sont des batteries, sur deux sons, très célèbres. Tiko-tiko-tiko- tiko-tiko-tiko-tiko-tiko ! » Ces dernières onomatopées sont claironnées dans l’aigu, rapides, accompagnées de gesticulations théâtrales. En considérant que le spectateur se partage de façon intime entre adulte et enfant, l’enfant, alors ici, verra en Messiaen un clown, ce qui pour lui n’est pas un problème ni surprenant, bien au contraire. L’adulte, méfiant, est rassuré, car ces facéties sont compensées par l’autorité solfégique du terme « batterie ». Au centre, entre ces pôles opposés (autorité musicologique, d’une part, comédie d’autre part), une envergure de médiation considérable est atteinte. On n’est pas loin de la photographie d’Albert Einstein tirant la langue : l’autorité rhétorique du savant n’est plus à faire, la facétie est permise et même utile. Dans L’idiotie. Art,

vie politique, méthode, Jean-Yves Jouannais explique que cette posture profite à l’artiste

moderniste 17. L’idiot affiché se rapproche d’une position mythique, comme dans le cas

du génie. C’est L’idiot de Dostoïevski (1869), donc le contraire d’un imbécile, un Christ russe qui subjuguera finalement son entourage presque autant que le héros de Théorème de Pasolini (1968). Si l’idiot jouannaisien est plus précisément l’artiste moderniste (et non pas seulement le « génie » de toute époque), force est alors de constater que Messiaen, dans l’affaire en question, s’est davantage approché de tout modernisme que, par exemple, Boulez ou Xenakis (rarement surpris dans cette posture d’idiotie à notre connaissance). Il y aurait plutôt cette fois, une parenté avec Cage 18. Ce dernier,

en 1960, parut dans l’émission de télévision américaine I got a secret 19. Il montra qu’on

faisait de la musique contemporaine avec des objets de la vie quotidienne. Et le public crut – ou fit mine d’être en mesure de croire – à une farce et s’autorisa une hilarité et des applaudissements corrélés, sans que Cage en semblât gêné. Cage y assumait

15 Celui-ci rappelle que c’est « le mouvement romantique [qui fut] le lieu de genèse de la sacralisation de l’Art » à travers, peut-on préciser, la notion de génie. Voir L’art de l’âge moderne, Paris, Gallimard, 1992, 345.

16 Voir « Messiaen on birds I », http ://www.youtube.com.

17 Op. cit., Paris, Beaux-Arts Magazine, 2003.

18 On reviendra sur cette parentèle inattendue au chapitre 7.

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parfaitement le rôle de l’idiot moderniste. Ici, la médiation de Messiaen, en ceci dans le sillage de celle de Cage, égale celles généralement plus considérables des plasticiens contemporains, ceux-là mêmes repérés par Jouannais.

5. Messiaen fut titulaire des orgues de la Trinité, dans le neuvième arrondissement de Paris. C’est la plus précise percée diachronique de son mythe, celle d’un maître de chapelle perdu au xxe siècle. C’est le thème du « dernier » (Dernier Trouvère 20, dernier

des Mohicans, dernier des chevaliers templiers, dernier samouraï, etc.), qui survit dans le présent pour offrir à celui-ci une sagesse désormais rare. Pour reprendre l’euphé- misme de Menger, « en regard de sa splendeur passée, la carrière de compositeur- organiste n’est plus aujourd’hui [ici en 1979, cela ne s’est pas amélioré depuis grâce au seul Thierry Escaich ou à quelques autres] que l’ombre d’elle-même 21 ». Messiaen

est alors cité avec Daniel Lesur (1908-2002) : derniers survivants d’une longue lignée typiquement française. Mais Lesur ne sera pas de notoriété comparable. Messiaen reste donc réellement ce « plus influent compositeur pour l’orgue au xxe siècle » (selon

Gillock) 22 et dernier tenant de la tradition organiste fauréenne qui s’avéra détermi-

nante pour l’accès de la France à la modernité 23. Mais pour un public moins informé,

un mythe culturel, la musique contemporaine, naît avantageusement dans un autre mythe plus attractif (encore…), romantique finissant : gothique 24, l’architecture

tentaculaire de l’église symbolisant les racines féodales de l’Occident. (Robert Fallon parle d’ailleurs de la « spiritualité gothique de Messiaen 25 ».) Ceci touche encore une

légende populaire conservatrice. C’est la France gardienne de l’institution catholique, « fille aînée de l’Église » depuis la conversion de Clovis.

Écrire un Livre d’orgue au début des années 1950 est une provocation inconsciente. C’est comme écrire un grimoire au milieu du xxe siècle. Mais on ne s’étonne pas car

le mythe alchimique est souhaitable puisque proche du récit fantastique. De même, improviser à l’orgue tient lieu d’hermétisme. On raconte – notre mère, enfant 26 – qu’on

devinait Messiaen, à la Trinité, caché sous ses orgues, comme un alchimiste derrière

20 C’est ainsi qu’est parfois surnommé Guillaume de Machaut (1300-1377).

21 Pierre-Michel Menger, Le paradoxe du musicien. Le compositeur, le mélomane et l’État dans la société contemporaine, Paris, Flammarion, 1983, 77.

22 Note 102, p. 30.

23 Rappelons que l’esthétique française a redécouvert ses modes médiévaux, à la fin du xixe siècle, par le biais de la tradition des compositeurs organistes qui improvisaient sur des plains-chants (modaux). Fauré fut l’un deux. Ceci mena directement aux premiers langages « nationaux » de Ravel (celui de Pavane pour une infante défunte, 1899) et Debussy (tel qu’illustré dès Nocturnes pour orchestre, 1897-1899).

24 On fait ici allusion à la micro-esthétique « gothique » naissant à la fin du xixe siècle, typiquement dans la Suite gothique (1895) pour orgue, de Boëllmann.

25 2010, 127. Celle-ci serait inspirée essentiellement par la lecture du Dante.

26 Née en 1937, habitant le neuvième arrondissement de Paris, sa paroisse était celle de la Trinité. Petite,

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ses hauts alambics. Et cette fable est populaire en tant que sociale. Ce Messiaen légen- daire y est accessible. Chacun pouvait gratuitement entendre Messiaen accompagner la messe, improviser pendant l’offertoire, de même que chacun, en Judée vers l’an 30, s’eût vu aussi gratuitement oint par Jean le Baptiste. Ces fables sont divers logarithmes du paradis perdu.

6. Autre symbole, la mère de Messiaen, la poétesse « Cécile Sauvage » (dont ce vrai nom nous prépare à quelque chose d’archaïque : de mythique), est une homothétie réduisant la Vierge déjà dévouée à son divin fils. Elle composait un recueil durant sa grossesse, L’âme en bourgeon, pour le fils qu’elle surnommerait bientôt son « cheva- lier rose ». Messiaen dira qu’elle l’a « élevé dans une atmosphère féerique », de façon générale 27. La lumière – le rayonnement artistique – encore tamisée de la mère prépa-

rait celle, plus éclatante, du fils, ce que remarque aussi Philippe Olivier 28. On ne

s’étonne pas.

On sourit plutôt aux détails biographiques de Messiaen mais c’est un secret car l’inconscient acquiesce peut-être, lui, avec sa naïveté éventuellement limpide, béate. Une confiance naît, puis une croyance, parfois même chez les musicologues trans- formés en exégètes. Ils deviennent évangélistes de leur sujet. Lorsque Catherine Lechner-Reydellet raconte : « Messiaen fut celui par qui tout arriva pour que demeure notre passion 29 », on est dans le récit fantastique du Nouveau Testament, dans le

Grand Récit mythique par excellence de Celui « par qui tout fut accompli 30 ». Et l’on

sait à quoi fait référence « notre passion 31 ». Mais on n’est pas surpris qu’une musico-

graphe sérieuse se transforme soudain en évangéliste.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 51-56)