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Oreille : esprit de corps

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 60-67)

Ce chapitre est déjà long sous cette forme. On a reporté en appendice deux autres types de récits gravitant autour du maître, concernant la guerre et le Quatuor pour la fin

du temps composé dans un camp de prisonniers (« Messiaen de fer »), ou l’émulation

par rayonnement (« Messiaen solaire »).

Il y aurait encore un récit racine, un récit originaire, fondateur. Mais s’il existe, c’est le plus secret de tous et selon nous : la source cachée du fleuve médiatique. La cachette procède du caractère endémique, intérieur au Conservatoire. Or, d’après nous, c’est ce récit qui, privé, aurait pu secréter la plupart des autres, publics. Qui se rend compte à quel point ce milieu fermé est essentiel à la médiation de ses intronisés ?

48 Ce témoignage semblerait indiquer que Messiaen égalât en popularité – voilà le fait discrètement

singulier – un musicien tonal, néoclassique (Milhaud), d’accès donc, en principe, plus facile pour le public, notamment américain, moins formé par des mots d’ordre de modernisme étatiques que les Français.

49 Celui-ci atteint tout de même un taux élevé de 79 % mais il faut compter ici avec son émigration en

Allemagne durant les années 1960. Par ailleurs, le nombre d’articles en langue étrangère (559) est presque deux fois moindre que celui de Messiaen (1046). (Chiffres du RILM au 7 février 2014.)

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Si le public, voire le plus vaste monde musical (ou musicologique) français non issu du Conservatoire ne le sait, c’est sans doute que ça ne doit pas devenir son affaire, venir à sa connaissance précise, parce qu’il ne fait pas partie du corps. Élève puis rapidement professeur, Messiaen passa au Conservatoire plus d’un demi-siècle et presque les deux tiers de sa vie, résume Harry Halbreich 50. Il faut donc considérer cet univers et ses

propres fables internes, qu’on connaît d’expérience pour certaines : on propose ici un témoignage plutôt qu’une collecte d’avis.

C’est d’abord le conte scolaire de la prédestination musicale qui alimente, hors les murs du Conservatoire, la petite mythologie appelée « oreille absolue 51 ». C’est

au moins le récit d’une « oreille exceptionnelle 52 », comme l’appelle Alain Louvier.

Et voilà l’épopée d’un « champion », récit antique guerrier puis olympique qui rejoint celui de l’élu, primé en harmonie (1924), fugue (1926), accompagnement (1927), orgue (1929), improvisation (1929), histoire de la musique (1929), composition (1930). Professeur à 33 ans en 1941, Messiaen approche – actualisation du champion antique – le personnage de roman d’aventure : le talent « inné » associé à la jeunesse « invincible ».

Le succès de son œuvre, comme par hasard plus vif à cette époque 53, au début

de son professorat, rappelle celui du plus fameux roman de cape et d’épée (1844) de Dumas père. (Certains romans « historiques » et/ou d’aventure ne sont-ils pas secrè- tement fantastiques dans l’idéalisation merveilleuse de leurs héros ?) Il est comme le jeune d’Artagnan au sein de cette institution d’origine « royale 54 », qui partage

avec l’escrime un champ sémantique 55. Cette sorte « d’école des cadets » contri-

buera, d’après nous, par son allégeance, à la médiation de son fleuron comme dans une conquête militaire. Y préside un élitisme de numerus closus, un travail d’équipe,

50 28.

51 Ce mythe concerne plus le grand public non spécialiste que les musiciens, qui connaissent sa relativité. Selon lui, toute note jouée à l’oreille d’un tel prodige est aussitôt nommée (fa#, si bémol, etc.). Mais ce concept reste horizontal, qualitatif, et on sait que l’oreille doit aussi, à force de travail (quantitatif), se développer de façon verticale (c’est l’oreille harmonique), où la difficulté de reconnaissance de l’agrégat peut tendre rapidement vers l’incommensurabilité. Aucune oreille, « absolue » ou non, travaillée ou non, ne pourra reconnaître à la première écoute un agrégat d’une soixantaine de sons différents plaqué brièvement. L’oreille est donc plus ou moins aiguisée, mais jamais idéale, bien entendu.

52 133.

53 Revoir l’introduction (« The Messiaen’s progress »), à propos du succès des pièces de guerre. Voilà donc une tentative d’explication supplémentaire.

54 L’institution nationale fait suite à « l’École royale de musique » (créée le 28 juin 1669 par Louis XIV),

devient « Conservatoire » sous la Convention (3 août 1795), puis à nouveau « École royale de musique et de déclamation » à la Restauration (1816) et à nouveau « Conservatoire » en 1830.

55 Les noms des intervalles musicaux sont aussi ceux de positions d’escrime, « tierce », « quarte »,

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sportif, atavique, territorial, éventuellement patriotique 56. Messiaen compose, Loriod

joue, Goléa encense, Boulez invite, dirigera, etc. : tous camarades ou anciens élèves du Conservatoire. La seule lettre adressée en pleine guerre à Felix Aprahamian (en 1943) 57 montre que Messiaen envisage déjà des concerts à deux pianos avec Yvonne

Loriod, sa « camarade 58 du Conservatoire », à Londres, en plein conflit mondial, pour

ses Visions de l’Amen (1943). Aucune conquête n’effraie le jeune capitaine quand il est avec son ordonnance âgée de 19 ans.

La future auctoritas du professeur est, à l’origine, dans celle d’un as. Comme Hercule, Achille et Ulysse montrent respectivement force, art de la guerre et ruse, Messiaen est un « fabuleux » (au sens étymologique : convoquant la fable) lecteur de partitions, réducteur à vue formé à la classe d’accompagnement d’Estyle. Celle de Jean Koerner (mort en 2010), encore dans les années 1990, s’auréolera de la réputation de « plus difficile de toutes les classes ». Car on y apprend « l’impossible », réduire immédiatement (à vue), au piano, les conducteurs d’orchestre. Or « au régiment plus qu’en tout autre lieu du monde, “Impossible” n’est pas français 59 ». Au Conservatoire

plus qu’en tout autre lieu du monde, « impossible » n’est pas Messiaen. Et c’est donc un proverbe militaire 60.

Yves Balmer nous dévoile judicieusement ceci : « La diffusion internationale de l’œuvre d’Olivier Messiaen : une entente réciproque entre le compositeur et l’Association Française d’Action Artistique 61 ». Avant d’y revenir, ajoutons qu’en

amont de cette entente avec une association étatique, c’est l’esprit de corps qui a travaillé pour Messiaen. D’ailleurs cette dernière ne faisait-elle pas structurellement confiance à une autre structure d’État (le Conservatoire) ? Nous pensons que c’est une cooptation indicible et improuvable entre fonctionnaires. Menger écrit que malgré sa singulière indépendance financière, Messiaen a continué à enseigner au Conservatoire « moins peut-être par nécessité économique stricte que par goût ou par souci d’équilibre entre la création, la vie sociale et les contacts permanents avec les milieux professionnels de

56 Le musicien, encore jeune, « athlétique », se faisant connaître à « l’extérieur », peu à peu à l’échelle internationale, c’est alors le Conservatoire tout entier – et donc ses élèves avec lui – qui partent en conquête.

57 Voir Simenone, 1998, « Bien cher Félix… ». Messiaen demande si Aprahamian peut obtenir les autorisations de sortie du territoire (pour lui-même et Yvonne Loriod) et « deux bons pianos à queue ». Il décrit ses Visions de l’Amen comme sa « meilleure œuvre ».

58 Yvonne Loriod est élève en piano lorsque son futur mari est nommé professeur d’harmonie en 1941.

59 Courteline, Le 51e chasseurs, Paris, Marpon et Flammarion, 1887, 23.

60 dérivé d’une phrase de Napoléon. Le général Le Marois écrivait, lors de la campagne d’Allemagne

en 1813, qu’il ne pourrait tenir longtemps Magdebourg. Napoléon aurait répondu : « “Ce n’est pas possible”, m’écrivez-vous. Ce n’est pas français ».

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la musique ou les milieux intellectuels 62 ». Il est donc resté au plus près d’une source.

Mais c’est la source essentielle, celle des premiers réseaux de diffusion, tronc commun pour bien des médiations futures et plus extérieures, en arborescence.

Le second mariage avec une élève du corps, dans ses débuts contrariés, rappelle d’abord pour Olivier et Yvonne Tristan et Isolde, selon leurs témoignages explicites. C’est la chanson de geste médiévale puis le thème romantique de l’amour impossible (courtois). Puis il convoque le récit d’une autre noce plus romantique, également contra- riée au départ, celle de Schumann et de Clara non moins fidèle interprète des œuvres du futur mari 63. Le mythe culturel alors convoqué, ici pleinement réalisé, est celui,

phallocratique, de la dévotion de l’épouse pour son mari soi-disant plus remarquable, plus fécond qu’elle, plus important aux yeux de l’histoire. Ceci n’étonne pas les citoyens d’un Occident patriarcal, principaux récepteurs des mythes messiaenniens. (Le seul Koch pensera à entamer ce mythe de l’homme créateur et de la femme satellitaire, pour rendre justice à la pianiste 64.) Au-delà, on a remarqué encore empiriquement 65 qu’on

sous-estimera toujours l’influence des instrumentistes sur le succès d’un compositeur, ce que Schönberg avait mal – ou trop bien – compris en se plaignant d’être mal joué. En voici un signe indirect, en augmentation. Yvonne Loriod, elle-même professeur dans l’institution entre 1967 et 89, y devint comme intronisatrice auprès d’un person- nage apollinien. Elle faisait donc figure de pythie. Ses meilleurs élèves pianistes, ainsi un Nicholas Angelich de dix-sept ans en 1987, étaient exceptionnellement autorisés à rencontrer Messiaen en privé pour lui faire l’offrande d’une interprétation 66.

62 Menger évoque ces « rares symphonistes contemporains qui auraient pu, avant leur retraite (tel Messiaen) ou pourraient actuellement (tel Xenakis) vivre convenablement du cumul des droits d’auteur, des royalties de leurs éditeurs, des commandes publiques diverses, mais qui ont continué d’exercer une profession rémunérée [professeur au CNSM pour Messiaen], moins peut-être par nécessité économique stricte que par goût ou par souci d’équilibre entre la création, la vie sociale et les contacts permanents avec les milieux professionnels de la musique ou les milieux intellectuels ». Le paradoxe du musicien. Le compositeur, le mélomane et l’État dans la société contemporaine, Paris, Flammarion, 1983, 71.

63 On sait le début des époux, contrarié par un barbon, père de Clara et professeur de piano de Schumann, Wieck. Quant aux Messiaen, l’amour sera d’abord courtois, chaste, empêché par le premier mariage et la maladie dégénérative de « Mi » (première épouse).

64 Koch titre son article ainsi (nous traduisons) : « Elle était beaucoup plus que la muse de Messiaen : hommage funèbre à Yvonne Loriod, pianiste universelle et interprète inspiratrice des modernes ».

65 Le compositeur Frédéric Verrières confirme d’ailleurs que selon lui, le succès rapide de son collègue

Bruno Mantovani (nommé directeur du Conservatoire en 2010) était notamment dû à son écriture très au fait des possibilités précises des instrumentistes. Ceux-ci, se sentant compris, respectés, rendaient alors au musicien son respect apparent et portaient l’œuvre non seulement durant les exécutions, mais en engendrant un favorable bouche à oreille, auprès des différents acteurs culturels auxquels ils pouvaient être confrontés, couramment.

66 Ainsi pour certaines de ses œuvres pour clavier. Communication personnelle. Angelich, à l’âge de 17

ans (en 1987), joua pour Messiaen des extraits de son Catalogue d’oiseaux et des Vingt regards, alors qu’il suivait les cours d’Yvonne Loriod.

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Nous pensons également (par expérience et imprégnation, là encore, en tant qu’ancien élève) que ce sont plusieurs générations d’étudiants japonais formés au Conservatoire, puis retournés au pays, qui ont propagé des légendes scholastiques et dès lors consolidé la respectueuse – l’idolâtre – réception nipponne de leur professeur français. Sadao Bekku (1922-2012) fut le premier élève en analyse à l’automne 1952. Il faut mesurer l’engagement de ce premier élève qui ne peut s’empêcher, selon Kasaba 67,

d’aller écouter une exécution de la Turangalîla à Munich, en 1953, pour ne pas avoir à attendre la création française l’année suivante à Paris (sous la direction de Désormière, 1898-1963). Suivront Makoto Shinohara (né en 1931) entre 1954 et 1959, Akira Tamba (1932) en 1960, tous futurs compositeurs, puis bien d’autres. Messiaen leur offrit une singularité précieuse : « le seul contemporain classique 68 ». Il était comme

un Dernier samouraï (c’est du moins ce que nous avons retenu de témoignages directs auprès d’étudiants japonais d’une autre génération, qui ne connurent, de Messiaen, que les œuvres et la légende nipponne). Balmer propose « la démonstration suivante : l’Association Française d’Action Artistique propose des aides financières pour faciliter les voyages des artistes à l’étranger. Cet organisme, répondant à une volonté politique de l’État, ne subventionne que les événements dont il pense qu’ils auront une retombée politique. Or, certains artistes, comme Messiaen, refusent de voyager s’ils n’ont pas de subventions 69. Ainsi, l’étude de la répartition des concerts de Messiaen est, dans

une large mesure, représentative des pays dans lesquels la France a voulu imposer sa culture, et non pas de ceux dans lesquels son œuvre a été accueillie naturellement par un public spontané 70 ». Les concerts au Japon ne furent que peu encouragés par

l’AFAA 71. On peut donc qualifier l’engouement nippon de « spontané », pour suivre

Balmer. C’est un enthousiasme festif. Eiko Kasaba n’aurait pas rédigé ses « Notes sur la réception de la musique de Messiaen au Japon » (première étude de toute réception

67 95.

68 Revoir introduction, « Panégyrique ».

69 Le compositeur Jean-Claude Éloy dévoile sa recherche active de subventions de voyages. « J’ai été invité au Japon pour un festival de huit jours de musique moderne de compositeurs japonais et étrangers, organisé en collaboration avec le Goethe Institut de Tokyo. Le Ministère des Affaires Étrangères m’a payé le voyage et sur place mes amis japonais avaient organisé des symposiums à l’Institut Goethe et chaque fois on nous donnait trente mille yens en échange de nos longues parlottes. Finalement ça ne m’a pas coûté grand-chose, ce voyage au Japon, mais ça prend du temps, ces choses-là, parce qu’il faut faire des démarches, envoyer des lettres ; ça vaut le coup, ne serait-ce que parce que les éditeurs ne le font pas, qu’il n’y a pas d’impressari pour les compositeurs. Il faut prendre son sort en main. Je viens d’envoyer une grande série de dossiers à tous les Instituts Goethe d’Amérique latine, de la part de l’Institut de Tokyo, en espérant y faire une tournée avec mon œuvre Shanti. » Cité par Pierre-Michel Menger, La condition du compositeur et le marché de la musique contemporaine, Paris, La documentation Française, 1980, 69-70.

70 2011, 123.

71 Le nombre de concerts au Japon figurant dans le Tableau 2 n’est que de 4. Ce nombre n’est donc pas

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du musicien, où que ce soit), dès 1989, du vivant même du compositeur, si cette récep- tion n’avait pas été remarquable, donc se tendant pour ainsi dire à l’analyse.

Jean-François Zygel, du point de vue strictement scolaire, en tant qu’ancien étudiant collectionneur de Prix, a engendré un récit du même type au Conservatoire 72.

Or, on ignore que c’est encore ce folklore interne qui, le premier, a favorisé le rayon- nement de ce pédagogue, à la radio, à la télévision. Cet exemple montre qu’il s’agit décidément, dans les récits estudiantins, de consolider l’esprit de corps. Les quasi- mythes scholastiques sont possiblement là pour le renforcer, lui. Cet esprit de corps non seulement abrase les considérations esthétiques mais travaille en dépit d’elles et même, en quelque sorte, contre elles (pour montrer alors d’autant mieux, par contraste, son propre pouvoir capable d’abraser l’esthétique). Pour le Conservatoire, Messiaen et Zygel ne sont donc pas opposés, en tant que respectivement moderniste et farouche- ment anti-boulézien, pas même diachroniques donc historiquement incomparables. Ils doivent être comparés au contraire (par leurs nombres de prix, ou par leur légende dans les classes les plus dures, comme celle d’accompagnement où Zygel, par exemple, avait excellé 73 « autant » qu’un Messiaen). Ils figurent côte à côte, dans les annales, les

statistiques scolaires, d’ailleurs avec Fauré ou Marc-Olivier Dupin. Cet esprit de corps est exactement potache, donc populaire autant que la fable qu’il véhicule d’autant mieux.

La polémique au sujet de la « nullité » de l’art, qui culmine en 1997 74, que Marc

Jimenez appellera élégamment La querelle de l’art contemporain, permet de subodorer un autre bilan, celui de l’amélioration potentielle, ou non, avec le temps, de la réception de la musique contemporaine, dans le cadre restreint du Conservatoire. Or, encore en 1997, les instrumentistes eux-mêmes – on le dira d’expérience – ne s’éloignaient que rarement de ce pessimisme frileux (exprimé dans la presse au sujet de l’art). Demeurait finalement cet « anti-intellectualisme » qui commençait à l’encontre des modernes presque un siècle auparavant, et qu’Adorno continuait à ne pas comprendre durant les années 1940 75. Or, Messiaen, pour les ténors instrumentistes du Conservatoire,

72 On savait – nous tous élèves, durant les années 1990 – qu’il y avait obtenu plus de dix prix.

73 Voici certains faits rappelant une autre fable, Schneewittchen (1812) des frères Grimm. Körner, remarquable professeur d’accompagnement instrumental, redouté, tel le miroir impitoyable de la fable, apprend à Jean-François Zygel (figurant la reine), que ce dernier « n’est pas la plus belle du pays » (le meilleur élève de sa carrière d’enseignant, ce qu’il resta néanmoins longtemps), car est survenu le plus jeune Nicholas Angelich (campant Blanche-Neige) qui a montré, après lui, des dons encore supérieurs.

74 Il en sera davantage question dans le lemme du chapitre 7. Voir note 38, p. 229.

75 « Parmi les reproches qu’ils [le public le plus large] répètent obstinément, le plus répandu, c’est celui

d’intellectualisme : la musique aujourd’hui naîtrait du cerveau, non du cœur ou de l’oreille ; elle ne serait point imaginée dans sa sonorité, mais calculée sur le papier. » Le philosophe conclut alors, comme pris lui aussi par un élan du cœur irrépressible : « L’indigence de ces phrases saute aux yeux ». Philosophie de la nouvelle musique, Paris, Gallimard, 1962, 21.

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donc d’abord pour les pianistes (réputés « plus intellectuels 76 »), eux-mêmes poten-

tiellement ramenés aux avis esthétiques des excellents élèves pianistes japonais, était encore fréquemment cité au côté, cette fois, du Ligeti des Études, un peu plus tardif (1985-2001) 77. Il atteignait rétrospectivement, avec Ligeti, et plus que Boulez ou

Stockhausen, le statut de sauveur d’une musique contemporaine encore (et peut-être inexorablement, immanquablement) généralement crainte ou méprisée, car imposée de l’extérieur par l’histoire : comment ce modernisme, « anti-conservateur », eût-il si bien trouvé sa place au sein du bien nommé « Conservatoire 78 » ? Pas par les pièces

contemporaines imposées aux Prix, celles d’auteurs souvent peu connus et réputées offrir d’étranges maniérismes inutilement difficultueux. Menger remarque, encore à la fin des années 1970, la posture esthétique dominante des professeurs (qui n’a pu qu’in- fluencer celle des étudiants) : « Si, à l’époque du schisme sériel, les directeurs successifs [du CNSM de Paris] et ses enseignants on durablement ignoré ou combattu les avant- gardes, c’est aussi par O. Messiaen, qui fut titulaire de la classe d’analyse de 1942 à 1966 [sic, d’abord titulaire de la classe d’harmonie] avant d’obtenir officiellement la classe de composition, qu’ont été formés presque tous les compositeurs “révolu- tionnaires” sériels, post-sériels et indépendants, de 1942 à 1978 79 ». Donc, ultime

luxe, la posture d’ouverture esthétique revient encore à Messiaen, en ceci encore au centre, car également au faîte du mythe d’excellence académique. Ancien élève en composition, Jacques Petit confirme qu’il n’a jamais entendu Messiaen « égratigner une œuvre ni des anciens ni des nouveaux compositeurs ou élèves-compositeurs, tout semblait toujours possible… même des œuvres manifestement atroces […] 80 ». Or,

en ouvrant les oreilles du Conservatoire à la musique contemporaine en général, il semble que la réception de son œuvre propre, en particulier, en fut favorisée, du moins au Conservatoire 81.

Enfin, une idée curieuse apporterait son soutien au mythe du « musicien pur » soutenu par ses confrères, les instrumentistes. C’est que la musique oiseleuse (le chapitre 2 en fera l’étude), au fond, n’est pas une musique à programme. Un programme liminal n’est écrit que sur la partition. Il s’adresse explicitement aux inter- prètes (pianistes surtout) plus qu’au public. C’est à Yvonne Loriod (créatrice de toutes

76 Plutôt que de citer un article humoristique de Kagel à propos des caractères archétypaux des instrumentistes, témoignons : les camarades réputés « les plus cultivés » étaient souvent les utilisateurs d’instruments typiques de la culture (bourgeoise) du xixe siècle, piano en premier lieu, puis violon et violoncelle.

77 Les Études furent éditées en plusieurs salves et plusieurs étaient déjà bien connues, appréciées, classiques dans le milieu des pianistes du Conservatoire, durant les années 1990.

78 Comme ironisait un camarade : « le Conservatoire : comme son nom l’indique ».

79 Le paradoxe du musicien, op. cit., 53-54.

80 Arnault et Darbon, 5.

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les œuvres pour piano après 1943) qu’il s’est logiquement dédié. C’est là une aporie,

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 60-67)