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Leçon de culture

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 153-159)

En fait, l’unicité du rythme semble un gage d’intimité, d’appropriation meilleure pour l’auditeur en tant que phénomène proche de son intériorité. La voix unique s’approche des grands fondamentaux de la relation humaine. C’est la voix de la mère entendue par l’enfant. Pour Messiaen ce sera aussi la voix du Père entendue par Moïse. Il semble ainsi que cette voix irremplaçable, car voix « qui dit la vérité 119 », vient davantage

dans le secret de l’intimité, d’une conscience à l’autre strictement, et non pas d’une conscience à une foule de consciences, cas où le locuteur ne peut proférer que des jugements consensuels, faux. Les monorythmes retissent donc un lien fondamental entre l’auditeur et un supposé idéal qui dit vrai. Même l’oiseau, dans l’autre style monorythmique (rapide), ne ment jamais. Si « Dieu » n’existe pas, la nature, au moins, reste pour la plupart 120 un absolu « véridique ». D’ailleurs l’oiseau aussi peut

être prophète. Celui de Siegfried (1876) apprend au héros éponyme une vérité cachée, nécessaire pour triompher de Fafner. Aussi, déjà dans Siegfried, entend-on ce chant de façon particulièrement claire, univoque. Car la clarté, chez Wagner avant que chez Messiaen, est finalement perçue comme celle de l’énoncé d’une prophétie. Et pour

116 Une « inquiétude » écrivions-nous au chapitre 3, en le justifiant (revoir « Ondes et cosmos herméneutique »).

117 Op. cit. (avant-dernière note), 84.

118 Ou une « inquiétude ». Revoir ci-dessus.

119 Voir Crunelle Hill, 144. Le « thème de la vérité » parcourrait l’œuvre et les écrits de Messiaen, déjà

dans l’analyse d’Ariane et Johnson, ou dans l’introduction de Technique de mon langage musical. L’auteur signale encore cette réplique au 3e tableau de Saint François d’Assise : « où se trouve l’erreur, que s’ouvre la vérité ! » (partition, 1983, 152).

120 Dans la préface aux Jeunes-France (1833), Théophile Gautier, en ceci anti-rousseauiste, dit ne pas aimer

la nature, que les pique-niques sur les pelouses sylvestres ne permettent que d’attraper des « ronds verts aux fesses », etc. Ce récit passe facilement (et d’ailleurs volontairement) pour un exposé comique, sarcastique, cynique.

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fermer notre boucle, rien d’étonnant pour le public de Messiaen, même ingénu, que la « sainte » culture dise des prophéties. Il n’est pas nécessaire de donner foi à ces dernières pour apprécier leur présence. Chacun pourrait ne pas détester entendre de nets édifices verticaux, des « blocs de cristal », même sans les écouter. Car il pourrait y deviner la présence du sacré – ou au moins une voix imposante, majestueuse – qui écrit à grands traits quelques nécessaires tables de loi, que ce sacré soit réel – spirituel – ou manipulateur, étatique.

Les œuvres de Messiaen, même parmi les plus abstraites ainsi peut-être le Livre

d’orgue (1951), ne comportant ni titres merveilleux, ni ondes Martenot 121, ni cordes,

ni oiseaux, ni séductions pluridisciplinaires, ni quelque autre truchement de langage transmissible à d’autres que les seuls musicologues ou spécialistes, ressemblent donc à d’excellentes leçons culturelles quand elles contiennent cependant – presque toujours – de clairs énoncés rythmiques. Voici pourquoi, du point de vue de la médiation, mais générale, de toute œuvre au hasard de sa programmation çà ou là, ces structures chorales pourraient être les premières à devoir être considérées. (Et voilà pourquoi ce chapitre est le nœud de ce texte.) Car elles pourraient rester le premier canevas réceptif de la plupart des œuvres et donc un processus élu par une loi statistique. Interrogée au sujet de la musique contemporaine en général, une collègue universitaire, non musico- logue, répondit qu’elle ne connaissait que « Messiaen ». Quelle œuvre ? Le quatuor

pour la fin du temps. Quel mouvement ? Elle l’ignorait mais put tenter de le chanter

car elle se souvenait au moins du rythme – univoque – et psalmodia donc le début du refrain homophonique du célèbre rondo (mouvement IV, « Intermède »), sans avoir retenu les hauteurs (celles d’une épineuse ligne – quoique plutôt conjointe – égrainée selon un mode à transpositions limitées) donc pas les unissons mais seulement les homorythmes, la « leçon » retenue (comme au gré d’une comptine) et qu’elle n’hésita pas à réciter : « ta-ta-tin, ta-ta-tin, ta-ta-ta-ta-ta-ta-tin ».

Messiaen aurait-il donc été, lui aussi, lui plus que tout autre, en tant que « donneur de leçons » (claires), mêmes agréables, un « musicien de tableau noir 122 » condamné

par Cocteau ? Posons une autre question. Messiaen, auréolé de sa relative célébrité, a-t-il pourtant « un public », comme les Beatles ou Wagner peuvent en avoir un ? C’est-à-dire, notamment, a-t-il aussi des détracteurs ? Et finalement déchaîne-t-il des passions ou des réactions de rejet ? Ce n’est pas si certain, malgré ce qu’Ivo Supičić appelle « l’expansion du public et [la] défonctionnalisation de la musique 123 ». Chacun

(et donc de plus en plus, selon cette expansion, même lente) sera en revanche facilement « sympathisant », non pas public mais élève, sinon attendri, du moins respectueux. Le

121 Revoir chapitre 3, « Ondes et cosmos herméneutique ».

122 Expression réservée à Schönberg (Jean Cocteau, Le Coq et l’Arlequin, Paris, Stock, 1979, 55). 123 Musique et société, Zagreb, Institut de Musicologie/Académie de Musique, 1971, 85.

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compositeur, il le répète souvent lui-même, écrit bel et bien « de la musique ». Le public, dont les mélomanes, croit-il cette assertion simple, très exactement ? Peut-être pas, si le « musicien » : le sympathique personnage, pour nous, pourrait être mieux qu’un compositeur : un modèle, un sage. De sages l’Occident pourrait manquer davantage aujourd’hui que de musiciens, populaires ou savants, qui sont aujourd’hui légion. (Sans même considérer l’accroissement de la population mondiale, a-t-on jamais autant composé, sans doute, que de nos jours ?) Se mêlent à ces considérations des enjeux moraux sur lesquels nous reviendrons au prochain chapitre.

Remarquons encore que culture et nation sont des concepts imbriqués de façon scabreuse. On revient ainsi au Messiaen « musicien national tardif ». Après les génocides commis durant la seconde guerre mondiale, associés aux nationalismes, le concept de « nation », au moins dans les pays complices de la Shoah (dont la France), s’est logiquement affublé d’un tabou. Il est même en voie de disparition et notre propos n’est certes pas de le regretter. L’Angleterre, moins entachée voire héroïque durant ce conflit, trouve donc encore possible d’imprimer son drapeau sur le toit de certaines Mini Austin, sur des paillassons ou des tee-shirts, quand le drapeau français, lui, est démodé (à l’instar de la Marseillaise), disons « problématique » et donc sujet à débat, ce qui n’est pas le cas du drapeau anglais qui, semble-t-il, a encore de beaux jours devant lui. Dans ce cas, « culture » (comme d’ailleurs « équipe de France ») prend le relais de la valeur identitaire des Français quand « nation » ne le peut plus. Chacun « a une culture » et ainsi même culturellement un « terroir », mot qui, ne s’associe plus qu’avec gêne, nécessairement, à une « cause nationale 124 ». Voilà la position funambule, par

exemple, de l’aura politique du chef politique José Bové qui défendait, en principe, un terroir, mais culturel (et non pas national). Ses positions apparaissaient alors alter- mondialistes et de gauche bien que traditionalistes et conservatrices. La « culture » permet donc de réconcilier notamment « terroir », « tradition » et « gauche ».

Partant, il n’est pas impossible que le public admette d’autant mieux d’entendre (plutôt que d’écouter) la leçon culturelle de Messiaen. Car le musicien fait figure – surtout à l’étranger – d’icône nationale (nous le remarquions au premier chapitre) et donc d’autant plus de symbole culturel tangible. Il n’est pas question de défendre que Messiaen conforte, pour autant (sinon de façon résiduelle, comme une incidence), un nationalisme en diaspora. Ce dont il est question, ce n’est pas de la nation elle- même, non pas de la valeur ou de la transcendance du groupe mais simplement de son identité, c’est-à-dire de sa raison d’être. Messiaen connaît soi-disant, lui, mieux que quiconque (en tant que donneur de leçon culturelle), le secret tréfonds de ce que l’on appelle « les Français », groupe en principe nécessairement constitué (par des frontières,

124 Ce terme de « terroir », appliqué à la politique, évoque la pensée d’extrême droite de l’avant-guerre, les

brûlots de Charles Maurras ou, dans un registre beaucoup plus modéré, la pensée anti-républicaine, opposée à l’État centralisateur, de Maurice Barrès exprimée dans les célèbres Déracinés (1897).

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ce qui ne suffit peut-être d’ailleurs pas à son existence), et les Français auront alors soi-disant avantage, pour se connaître eux-mêmes, à entendre son message atonal, éventuellement « inquiétant », mais franc, univoque. Par le vieux paradoxe kantien de l’art qui touche à l’universel par la concentration même sur le particulier, les Japonais et les Anglo-saxons seront également édifiés par la leçon humaine identitaire. Chacun, alors, pourrait mieux penser comprendre la « raison d’être » d’un Français, mais également d’un humain sur Terre. Le terroir politique (les reliquats de la nation) mentirait en permanence (ce que nous révélait déjà Machiavel) mais le terroir culturel, représenté par Messiaen, « ne mentirait pas ». On l’entend donc – pour l’instant – avec soumission si ce n’est avec reconnaissance ou plaisir. (Chacun était soumis de la même façon au concept de nation avant 1914 125, peut-être encore en 1939 et jusqu’en

1968 ?) De ce strict point de vue, la renommée de Messiaen est une concession à la culture que le public éventuellement s’impose à lui-même.

Certes cette idée d’une réception décalée ne vaut qu’en tant que limite, éventua- lité pessimiste. Il est possible que les synchronismes fonctionnent effectivement, pour l’auditeur, en tant qu’organisation du temps, comme disent le souhaiter Messiaen ou Stravinsky 126 en amont de leurs pièces. Le temps serait alors l’unique personnage d’un

théâtre métaphysique où l’homme ressentirait – alors pour de bon – sa tragique chute en même temps qu’il danserait avec elle. Les rythmes variés horizontalement, même si synchrones, donneraient-ils l’idée de la relativité restreinte d’Einstein, c’est-à-dire révéleraient-ils en permanence que le temps n’est pas un métronome isorythmique comme l’humain contemporain le croit ? Il est difficile de comprendre le temps en ce que lui échapper, pour l’observer, semble impossible.

Les structures chorales résonnent peut-être aussi avec des re-socialisations. C’est la synchronisation donc l’accord des peuples (en premier lieu des choristes). Les Allemands en tant que groupe, depuis un Luther prompt à tisser ce genre de cohésions (à l’origine par le chant choral autour de la foi réformée, ce qui sera puissamment amplifié par les chorals de Bach) exemplifient traditionnellement le phénomène. Messiaen reconstruit-il nos groupes délités, dans ses lourds blocs de cristal (ses lents agencements verticaux) ? L’idée elle-même semble pesante. Si c’est le temps qui s’y exprime vraiment de façon cruciale, à l’idéal, ou seulement la voix idéologique de la culture, au pire, la réception réelle devrait osciller entre ces deux extrêmes. Ce serait alors, si l’on veut, une abscisse mystérieuse entre « temps de la culture » (pour l’auditeur le plus novice) et « culture du temps » (pour Messiaen) dont il s’agirait de connaître – c’est impossible – la coordonnée.

125 Au début des Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), Simone de Beauvoir expose la quasi-universalité

de la haine « anti Boches » qui hypnotise l’esprit des Français en 1914, jusque les pensées des fillettes françaises (occupées, à l’école, à construire de petits drapeaux, ce dont elles s’acquittent avec fierté).

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Et tout mon grand merci avec mes bonnes affections 1.

Une des composantes essentielles de ce qu’on est convenu d’appeler la « rationalité occidentale » est (ou, si l’on en croit certains philosophes contemporains, était) effectivement la recherche de la vérité comme norme, qui entraîne l’obligation de produire des hypothèses et des théories susceptibles de se heurter quelque part à une « réalité ». Une autre, à peine moins importante, est le devoir de s’expliquer aussi clairement qu’il est possible sur ce que l’on « veut dire » (ce que Kreisel appelle l’obligation « to say what we mean – at the risk of, eventually, not meaning what we say »). La philosophie analytique a développé jusqu’à ses plus extrêmes conséquences, et parfois jusqu’à la limite de l’absurdité, cette deuxième tendance.

Jacques Bouveresse 2.

Le musicien […] peut, dans une certaine mesure, s’approcher de l’au-delà ; et, comme dit saint Thomas : la musique nous porte à Dieu, « par défaut de vérité », jusqu’au jour où Lui-même nous éblouira, « par excès de vérité 3 ».

Étoffons ici le lemme d’un autre texte 4 pour nous expliquer de ce terme : exotérisme.

Jetons déjà qu’il signifierait, à peu près, New Age, c’est-à-dire grand mélange spiri- tualiste d’après-guerre, mais après évolution : étendu de façon pudique et postmoderne (donc notamment consumériste et mondialisée), éventuellement délivré de la foi et parfois simplement récréatif. Il serait la contraposée invisible et d’autant plus signi- fiante du terme « ésotérisme ». Ce dernier est un sème qui, justement selon nous, aurait évolué au cours de l’histoire jusqu’à subtilement s’inverser depuis l’après-guerre.

1 Formule finale d’une lettre de Messiaen, reçue par Jolivet le 8 juin 1961 (BNF, microfilm, NLA46, « Lettres de divers auteurs à l’adresse d’André Jolivet », lettre no 29, BOB25908).

2 « Essentialisme, réduction et explication ultime », Philosophie des sciences, tome I (Théories, expériences et méthodes), Textes réunis par Sandra Laugier et Pierre Wagner, Paris, Vrin, 2004, 200.

3 Messiaen cité dans Hommage à Olivier Messiaen, La Recherche Artistique, novembre/décembre 1978, 3. 4 « Quelques philosophes du xxe siècle et la musique comme ésotérisme moderne », Music and esotericism,

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