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Étiologie du vertical

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 141-143)

Mais quelles sont les racines « techniques » de la lente verticalité chorale ? C’est se réclamer de Stravinsky 53, donc, mais des chorals de Bach tout autant.

Voilà aussi la régulière expérience, pour l’organiste, de l’accompagnement des messes à la Trinité, ceci par grands et lents accords. Au-delà, l’orchestre pesant et synchrone serait aussi comme un orgue gigantesque 54, à registration idéalisée, dont on

eût joué avec un doigt 55. C’est aussi l’énoncé systématique d’un style harmonique (ce

que note Allen Forte) 56. Au Conservatoire de Paris, en 1941, Messiaen commence par

51 Le style oiseau induit un relevé, une notation. Sa trace dans l’œuvre indique donc un souvenir, le passé entendu. Quant au style choral, sa solennité révèle plutôt soit l’instant présent dans sa transcendance, soit le futur prophétique annoncé par la voix unique, supposée divine ou sainte : transcendante.

52 Cité par Massin, 114.

53 Celle-ci est même explicite. Dans un essai paru en 1939 dans la Revue musicale (« Le rythme chez Igor Stravinsky »), Messiaen avoue les sympathies rythmiques qui le relient au Russe. Le rythme serait restauré chez ce dernier dans une « position d’honneur ». On évoque la fascination de Stravinsky pour les nombres premiers, pour ce que Messiaen appelle le « charme de l’impossibilité » (cité par Schellhorn, 46). Plus loin (48), Messiaen voit déjà dans Stravinsky son concept de valeur ajoutée, à travers les « systèmes additifs » du grand musicien des Ballets Russes.

54 On se rappelle, à ce titre, la préface de Boulez au Traité de rythme, de couleur et d’ornithologie (tome I, page V) : « dans son profil de compositeur, l’organiste est un élément essentiel ».

55 Certains jeux de l’orgue ajoutent d’ailleurs réellement des harmoniques de la note jouée, notamment

l’octave et la quinte. Ceci augure de la fonction « chords » des synthétiseurs et autres claviers électroniques des années 1980.

56 Allen Forte affirme même qu’« aucun compositeur du xxe siècle ne déploya autant d’énergie créative au profit d’accords. […]. Sa musique est pleine de nouveaux accords : petits accords, accords de taille

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être professeur d’harmonie 57, habitué à enchaîner pour ses élèves de simples accords,

à entonner une musique verticale. C’est la pédagogie, dans ce cas, qui est la verticalité elle-même.

Il y aurait encore une tradition harmoniste typiquement française. Depuis le

Traité de l’harmonie de Rameau (1722), on pense facilement en France que le temps

musical est déterminé par l’accord 58. Cette tradition mènera aux parallélismes et aux

grands accords enrichis de Debussy et de Ravel. Elle trouvera, après Messiaen 59, son

achèvement, dans les lourds accords-timbres des musiciens français spectraux (surtout Gérard Grisey et Tristan Murail). Elle se distingue de l’esprit polyphonique germa- nique hérité de Bach et renouvelé par l’École de Vienne (même si Schönberg fut lui aussi professeur d’harmonie – et non de contrepoint). Au sein de cette tradition, seul Messiaen, toutefois, caricature la philosophie de l’accord avec autant de netteté. Le Conservatoire de Paris abrite les traditionnelles et typiquement françaises « classes d’harmonie par style ». Celles-ci ne proposent que peu d’étudier l’harmonie, supposée délitée, des compositeurs du xxe siècle après Ravel, Debussy ou Richard Strauss. Le

style de Messiaen constitue l’exception, la percée, le poste avancé le plus enfoncé, vers le haut, dans le dernier xxe siècle. Pour le professeur Jean-Claude Raynaud,

Messiaen semblerait le dernier grand harmoniste de l’histoire de la musique 60, quand

un musicien de la trempe de Bartók, par exemple, serait pour ce pédagogue « moins intéressant à étudier en classe d’harmonie qu’en classe de contrepoint 61 ».

moyenne, gigantesques accords, paires d’accords, accords en brève progression, longs accords des cordes. Ils sont extraordinaires dans leur diversité » (2007, 91). L’auteur souligne que les modes à transpositions limitées sont surtout des « sources harmoniques » (93).

57 Il est nommé professeur d’harmonie en mai 1941 puis d’analyse en 1947, enfin de composition en 1966.

58 Le premier fameux adversaire de ce principe musical est Rousseau, résolument mélodiste (d’ailleurs non pas français mais citoyen de Genève).

59 Notons que la traditionnelle étude de l’harmonie par styles du Conservatoire de Paris, n’étudie guère ceux des compositeurs du xxe siècle. Le style de Messiaen constitue une exception notoire et surtout, l’exception la plus tardive du siècle précédent (la plus récente). Messiaen, ainsi pour Jean-Claude Raynaud dans ses cahiers, apparaîtrait implicitement comme le dernier harmoniste autoritaire de l’histoire de la musique (voir note suivante).

60 Jean-Claude Raynaud propose une série de 300 textes et réalisations en 16 cahiers (Bourg-la-Reine,

Zurfluh, 2001), chaque cahier proposant des textes dans le style harmonique d’un fameux compositeur. Messiaen, lui, n’a pas droit à un cahier entier (comme Bach, Mozart, Schubert, Schumann, Brahms, Ravel ou Debussy), mais seulement à un texte dans le dernier volume (16) réunissant des « styles divers de Monteverdi à Messiaen ».

61 Communication personnelle alors que nous étions l’élève de Raynaud au Conservatoire de Paris.

Notons qu’il ne s’agit pas là d’un jugement de valeur esthétique, Beethoven, par exemple, n’étant pas non plus étudié en classe d’harmonie au Conservatoire mais également en contrepoint.

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L’homorythmie lente voit peut-être aussi une origine dans la synesthésie. Les couleurs-formes élaborées que Messiaen voit en chaque agrégat 62, inouïes, méritent,

exigent d’être montrées lentement, méthodiquement, elles et rien d’autre, pour ne

pas distraire l’attention. Les œuvres sont alors comme des galeries de peinture, dans lesquelles l’auditeur passe en revue les accords-tableaux un par un. Il y a perte de sens, entre la création et la réception : cette galerie pittoresque que seul Messiaen et peut- être d’autres synesthètes imaginent 63, n’est perçue par l’auditeur ordinaire qu’en tant

qu’organisation et certes en tant qu’énergie, en amont, qui suppose cet ordre (l’énergie est la synesthésie). Nous, auditeurs λ, ne voyons pas les tableaux mais la galerie dont nous apprécions qu’on l’ait si bien rangée pour nous. On sent et goûte « l’espoir » sous- jacent de l’artiste – pour ainsi dire peut-être.

Dans le document Vingt regards sur Messiaen (Page 141-143)