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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

3. Elaboration des projets : de la commande à l’approbation l’approbation

3.1. Typologie des commanditaires

Les premiers cinémas de Paris, projetés avant 1918, sont toujours commandés par les futurs exploitants des salles. Ils sollicitent, soit directement soit par l’intermédiaire de leurs architectes, l’autorisation de bâtir à la Préfecture de la Seine ; autrement il n’y pas, à cette époque, d’entreprise ou d’entrepreneur qui construise un cinéma dans le but d’en céder l’exploitation à autrui, le commanditaire et « l’usager », l’exploitant, sont donc le même97. Cela dit, deux catégories de commanditaires peuvent être distinguées : les exploitants particuliers et les sociétés d’exploitation. Parmi les 73 projets étudiés, 33 sont établis sur la commande de 31 individus, et les 40 restant sont dessinés pour 30 sociétés différentes98. Ceci conduit à attribuer des parts quasi-égales aux deux types de commanditaires dans la production des projets de cinémas. En fait, ces commanditaires, aussi bien les particuliers que les sociétés, se trouve chacun à l’origine d’un seul projet, sauf deux exceptions dans chaque catégorie. Chez les particuliers, on relève deux exploitants de cinématographe dès 1907, qui font construire leur deuxième salle, quelques années après la première. Ajoutons à ceux-là, un troisième qui constitue une société en nom collectif pour mettre en place son second établissement. Parmi les sociétés commanditaires, seules la Cinéma Exploitation et la Société des cinémas modernes comptent respectivement dix et deux projets dans notre corpus. Par conséquent, il paraît que la construction des cinémas parisiens de cette époque

97 Ce constat est tiré de la comparaison des pétitionnaires de permis de construire (propriétaires ou locataires des terrains) avec les exploitants des salles après l’ouverture.

98 Ici on se réfère aux permis de construire, précisément aux indications sur les pétitionnaires des demandes d’autorisation de bâtir, rapports d’architectes voyers et bulletins d’alignement.

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relève davantage de l’entreprise des particuliers ou de petites sociétés que de celle de quelques grandes compagnies cinématographiques qui se sont déjà mises en place. Ces dernières préféreraient, apparemment, acquérir des salles existantes ou nouvellement construites au lieu d’en faire édifier. Par ailleurs, la répartition spatiotemporelle des projets de chaque catégorie de commanditaires permet quelques remarques intéressantes. D’une part, une nette majorité des projets de la première vague (1907-1910) résultent d’entreprises individuelles, tandis qu’à compter de 1911, et surtout en 1912, deux tiers des commanditaires de cinémas sont des sociétés d’exploitation. Pendant les années de la guerre, les deux types de commanditaires égalisent en nombre de projets. D’autre part, sur le plan géographique, chacun des deux types de commanditaires semble marquer son territoire dans la ville. Dans les arrondissements de la couronne, le XVIIe excepté, les commandes de cinémas proviennent majoritairement des particuliers. En revanche, dans les quartiers centraux, les onze premiers arrondissements, ce sont principalement des sociétés d’exploitation qui sont à l’origine des nouveaux établissements. De même, les quartiers est-parisiens, notamment le XIIIe et le XXe, apparaissent comme le fief des commanditaires particuliers, tandis que les sociétés semblent viser plutôt les secteurs occidentaux tels le XVIIe et le IXe arrondissement. L’explication de cette répartition gît, d’une part, dans l’organisation graduelle de l’exploitation cinématographique99, et d’autre part, dans la différence des moyens financiers des deux types de commanditaires. La mise en place progressive d’une industrie cinématographique entraîne la création de grandes sociétés d’exploitation, qui deviennent les nouveaux commanditaires des projets de salle. D’un autre côté, les établissements dans les quartiers aisés semblent exiger de plus amples capitaux100, par conséquent, la conquête de ces secteurs ne serait en général envisageable que pour de grandes sociétés, disposant souvent de moyens plus importants. L’écart entre les niveaux de fonds investis par chaque catégorie de commanditaires se reflète, également, dans les proportions des salles projetées. Ainsi les cinémas provenant d’entreprises individuelles comportent-ils en moyenne 600 places alors que les établissements des sociétés ont une capacité moyenne de 860 places. Nonobstant, la diversité proportionnelle des projets est aussi importante chez les particuliers que les sociétés commanditaires. Parmi la trentaine de salles des particuliers, on retrouve la plus petite de cette période à 120 places, mais également trois grandes salles de plus d’un millier de places. De même, à côté d’une quinzaine d’établissements comportant plus de 1000 places, on peut compter de modestes cinémas de 240 sièges établis par les sociétés d’exploitation.

99 Sur l’organisation de l’industrie cinématographique française voir Meusy 2002, 7ème chapitre : « De 1910 à la guerre, Développement et innovation », en particulier « La profession d’exploitant et les métiers annexes », p. 369.

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Outre la répartition des projets, les deux types de commanditaires se différencient quant à la propriété des terrains ou locaux affectés aux cinémas. Les deux tiers des particuliers sont propriétaires du foncier, la même fraction des sociétés commanditaires loue un terrain ou un local pour installer la salle. Au demeurant, la localisation des projets des propriétaires et des locataires accuse les fameuses dichotomies centre-périphérie et est-ouest. Vers le centre-ville, les commanditaires de cinémas sont généralement locataires, dans les arrondissements de la couronne, majoritairement propriétaires. Aussi, dans les secteurs orientaux, en particulier le XIIe et le XIIIe, le XVIIIe et le XXe arrondissement, la plupart des locaux affectés aux cinémas appartiennent aux commanditaires, alors qu’à l’ouest, surtout dans le XVIIe et le IXe, la location des propriétés est largement dominante. En ce qui concerne la nature des projets, une nette majorité des édifications et restructurations est entreprise par des sociétés commanditaires. En revanche, la plupart des aménagements sont commandés par les particuliers, notamment dans la première vague des projets (1907-1910) et pendant les années de la guerre. Ce type de travaux n’est entrepris par les sociétés que durant la période 1911-1913 et surtout en 1912. De même, les édifications et les restructurations sont légèrement plus fréquentes sur des terrains propres aux commanditaires, alors qu’une large majorité des aménagements se réalisent dans des emplacements en location. De ce qui précède ressort la possibilité de brosser le profil de chacun des deux types de commanditaires. D’un côté, le commanditaire particulier est souvent un propriétaire de bien immobilier situé dans les quartiers populaires, qui fait édifier sur son terrain, plus rarement aménager dans sa propriété, une salle petite ou moyenne (moins de 500 places). Pour quelques exemples de ce type, citons M. Rey, le commanditaire en 1907 du Parisiana Cinéma, une salle de 380 places de la rue des Pyrénées dans le XXe arrondissement ; Jules Gay qui fait construire, en 1911, le Cinéma des Familles à 350 places, rue de Tolbiac dans le XIIIe ; ou encore M. Lièvre le propriétaire du Family Cinéma de la rue d’Avron, XXe arrondissement, un établissement de 485 places créé en 1912. En revanche, une société commanditaire, constituée souvent avec un capital considérable, dans le but de l’exploitation cinématographique, loue d’ordinaire un terrain ou une cour d’immeuble, généralement dans les quartiers favorisés, pour établir une grande salle (plus de 850 places). Ce type de commanditaire est incarné, entre autres, par la Société des

cinémas modernes, constituée en 1910, au capital de 500000Fr101, qui commande

l’édification du Ternes Palace, un grand cinéma de 1200 places dans le XVIIe. Autre exemple, la société Lutetia Wagram qui, disposant d’un capital de 525000Fr102, fait construire, en 1913, non loin de la Place de l’Etoile, un établissement éponyme, comptant

101 Archives de Paris, D31 U3 1311 d. 331.

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1100 places. Au-delà de ces portraits à grands traits, nous allons essayer, à présent, d’étudier un peu plus en détail chacun des deux types de commanditaires.

3.1.1. Commanditaires particuliers

Parmi les 31 individus qui se lancent, pendant la période 1907-1918, dans l’aventure d’établir une salle, trois quarts sont des personnages quasi inconnus ; ils le resteront d’ailleurs même après leur incursion dans le monde du cinéma. Certains dont l’exploitation échoue au bout de quelques années, cèdent leurs établissements à d’autres exploitants plus expérimentés. Pour une grande majorité, la suite de leurs affaires n’est pas claire, et cela malgré la longue carrière des salles. Seul un sur quatre d’entre eux fera une vraie « carrière cinématographique » : assure, d’une façon durable, l’exploitation de la salle, développe son entreprise en créant ou acquérant d’autres établissements, ou même s’engage pleinement dans l’industrie, en participant à la production et location des films ou aux activités syndicales. Encore faut-il remarquer que ceux-ci sont presque tous commanditaires des projets de la première vague des cinémas parisiens (1907-1910) ; seule exception, l’acteur Max Linder qui fait édifier et s’offre une salle en 1917. Il paraît donc que les premiers commanditaires-exploitants particuliers, ou les pionniers, ont eu nettement plus de chance de conduire leur affaire à la prospérité et pour cause ; comme nous l’avons remarqué, à compter de 1911, l’essor des sociétés d’exploitation comme maîtres d’ouvrages, donc la concurrence sévit de plus en plus. Sur cette petite minorité de commanditaires particuliers dont l’entreprise prospère, nous disposons d’un peu plus d’informations, notamment en ce qui concerne leurs occupations antérieures et leurs parcours dans l’exploitation du cinématographe. Ils arrivent de divers horizons tentant de se faire une place dans l’industrie cinématographique émergente. Dans la première vague des cinémas (avant 1910), on retrouve souvent des débitants de boissons, des électriciens, commerçants d’appareils électriques ou phono-photographiques qui, suite à l’établissement d’une salle, se convertissent en exploitant. L’exemple de ce type est Jean Ferret ; un vendeur roubaisien d’appareils électriques. Migrant à Paris en 1906, il loue la Brasserie Rochechouart pour y installer une salle de représentations cinématographiques. Il sera profondément impliqué dans le cinéma, aussi bien dans les activités corporatistes que dans les recherches de perfectionnement de la technique cinématographique. Il fait notamment breveter l’une de ses inventions, un écran extra-lumineux pour une meilleure qualité d’image. Ferret deviendra, par la suite, le directeur de deux autres cinémas dans le XIIIe arrondissement, tout en

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assurant la direction du Cinéma Brasserie Rochechouart même après l’acquisition de cette salle, en 1910, par la Société des cinémas modernes103.

A partir de 1910, on rencontre parmi les commanditaires particuliers de cinémas, certains détenteurs de capitaux, des banquiers ou rentiers. Comme nous le verrons, dès le début, certains banquiers font partie des principaux actionnaires des sociétés d’exploitation cinématographique, mais ils ne seront des maîtres d’ouvrage à titre individuel que dans les années 1910. L’illustre figure de ce type de commanditaires est Charles Guernieri, banquier, gros actionnaire, dès 1907, et membre du conseil d’administration de plusieurs sociétés d’exploitation satellites de la firme Pathé. Associé à Serge Sandberg, futur producteur104 de films, dans la Société générale d’attractions, Guernieri se trouve à l’origine de nombreuses salles parisiennes105. Il est également le commanditaire, comme propriétaire et à titre individuel, des modifications du Cinéma du Panthéon projetées en 1910106. L’exemple de Guernieri laisse supposer que l’exploitation cinématographique fait ses preuves comme entreprise lucrative durant la première période (1907-1910), et l’établissement des salles s’avèrent un investissement rentable, partant, les possesseurs de capitaux qui, jusqu’alors, se contentaient d’investir dans des sociétés exploitantes, n’hésitent plus à s’y impliquer profondément, à leurs propres risques et périls. Peut-être est-ce pour cette même raison que, à partir de 1912, on compte un nombre considérable de dames et de demoiselles parmi les commanditaires des cinémas ; chose jusqu’alors inouïe car dans la première vague des établissements cinématographiques, la présence féminine est assez rare, et le rôle des femmes se limite souvent à être les associées de leurs époux. En tout cas, dans la couple d’années précédant la guerre, on rencontre de nombreuses femmes, veuves ou célibataires, toutes propriétaires fonciers, qui entreprennent des projets de grandes salles de cinéma comptant souvent plus de 750 places.

3.1.2. Sociétés commanditaires

Dès 1907, on assiste à l’apparition de quelques puissantes sociétés d’exploitation constituées principalement à l’instigation de la firme Pathé, le plus important producteur de films de l’époque. La volonté de la Compagnie Pathé frères, de préserver la jouissance de

103 Meusy 2002, pp. 171, 264, 347.

104 Voir Sandberg 1994.

105 Cf. Meusy 2002, pp. 180, 181, 266, 320 et 321.

106 Archives de Paris, permis de construire 13 rue Victor Cousin, VO11 3873 ; ce document semble, d’ailleurs, contredire les propos de Jean-Jacques Meusy affirmant l’acquisition et l’exploitation de cette salle, à compter de 1909, par Girin et Kastor ; voir Meusy 2002, p. 179.

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ses produits entraîne l’idée de contrôler l’exploitation. Celle-ci se concrétise, d’une part, à travers l’instauration de la location des films, et d’autre part, l’incitation de la mise en place de « réseaux » de salles. Ces établissements auraient le monopole des films de la marque Pathé, mais seraient astreints, en contrepartie, à s’approvisionner exclusivement chez elle107. C’est ainsi que voit le jour, en juillet 1907, la société anonyme Cinéma Exploitation au capital initial de un million de francs. Elle est constitué par l’entourage de Charles Pathé, pour la plupart des rentiers issus de la noblesse, ainsi que des banquiers et industriels déjà actionnaires de « la firme au coq ». Les frères Pathé, eux-mêmes font partie des principaux souscripteurs108. Cette société occupe une place importante dans l’élaboration architecturale des cinémas parisiens vu qu’elle se trouve à l’origine de l’édification d’une dizaine de salles. Cela est d’autant plus significatif que la plupart des sociétés comparables se contentent souvent d’acquérir et de transformer des salles existantes à l’instar de l’Omnia ou de la Compagnie des Cinémas Halls109. En fait, avant 1911, de telles sociétés anonymes, aux énormes capitaux et aux actionnaires nombreux, sont rarement impliquées dans la construction des cinémas. De 1907 à 1910, la plupart des sociétés commanditaires des projets sont du type « en commandite simple » et surtout « en nom collectif ». Outre leurs statuts juridiques, ces trois types de sociétés se différencient souvent en nombre de coassociés, et surtout par leurs niveaux respectifs de capitaux sociaux. Les sociétés anonymes d’exploitation disposent, généralement, de capitaux initiaux allant de 300000Fr à 2000000Fr, constitués des apports d’une vingtaine d’actionnaires. En revanche, les fonds des sociétés en nom collectif ou en commandite simple ne dépassent qu’exceptionnellement les 150000Fr, pour un nombre de coassociés comptable sur les doigts d’une main. Cette différence d’importance explique la répartition spatiotemporelle des projets des différents types de sociétés. La multiplication des sociétés anonymes semble ainsi survenir après une phase préliminaire au cours de laquelle l’exploitation cinématographique devrait faire ses preuves. Nous avons déjà remarqué la tendance des sociétés commanditaires de cinémas à s’implanter dans les quartiers élégants de Paris, il faudrait, à présent, préciser que ceci est particulièrement vrai dans le cas des sociétés anonymes. Hormis la Cinéma Exploitation, toutes les sociétés anonymes installent leurs salles exclusivement dans quatre arrondissements : le XVIIe, le XVIe, le IXe et le IIe. En revanche, les projets entrepris par les sociétés en nom collectif ou en commandite, se répartissent équitablement entre les quartiers riches et pauvres. Cela dit, une certaine corrélation est remarquée entre le capital de la société et la localisation de son projet. Ainsi, les sociétés en nom collectif avec des

107 Voir Meusy 2002, p. 177 et suivantes.

108 Archives de Paris, D31U3 1159 – 355.

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capitaux dépassant les 100000Fr rivalisent avec les sociétés anonymes dans la conquête des quartiers ouest-parisiens, notamment le XVIIe, le XVe, le XIVe et le IXe arrondissement.

L’ampleur des projets entrepris est un autre trait de différenciation des deux types de sociétés : d’une part, la capacité moyenne des salles projetées par les sociétés anonymes dépasse le millier de places, alors que pour les cinémas des sociétés en nom collectif, cette moyenne est de 680. D’autre part, les aménagements de salle, censés être réalisable avec des budgets plus restreints, relèvent presque exclusivement des sociétés en nom collectif. Somme toute, les sociétés en nom collectif ou en commandite simple se rapprochent des commanditaires particuliers, surtout en ce qui concerne le capital disponible, la répartition et l’ampleur des projets. Par conséquent, désormais, parlant de sociétés commanditaires, nous entendrons seulement les sociétés anonymes, classant les sociétés en nom collectif et en commandite simple dans la catégorie des commanditaires particuliers. La question, à présent, est de savoir si ces deux catégories de commanditaires, se différenciant essentiellement en moyens financiers, font appel, pour la réalisation de leurs projets, à des architectes de profils différents.