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Théorisation, synthèse des expériences (1919-1929)

1. L’essor de l’après guerre (1919-1920)

1.2. Une nouvelle génération de protagonistes

1.2.2. Premiers architectes « spécialistes » de cinéma

L’entrée en scène de nouveaux maîtres d’ouvrage semble rimer avec la régénération des maîtres d’œuvre. De même que pour les commanditaires, parmi les architectes des salles de l’immédiat après guerre, rares sont ceux qui aient déjà construit un cinéma. Marcel Oudin et Paul Auscher mis à part, la quinzaine d’architectes appelés à dessiner les nouveaux établissements affrontent pour la première fois ce programme. Même les deux architectes mentionnés ne se sont exercés à la conception de cinéma que durant la couple d’années précédant les conflits ; Marcel Oudin avec l’Artistic Cinéma Pathé en 1912, puis quelques projets de modification de salles existantes l’année suivante ; Paul Auscher avec le

258 Statuts de la Compagnie générale des cinémas Family Palace, Archives de Paris, D31 U3 1760.

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Batignolles Cinéma en 1913. Ce dernier n’aura, en fait, l’occasion de construire qu’un seul cinéma après la guerre. Proportionnellement et géographiquement comparable à son projet précédent, c’est une salle gigantesque de 2000 places, rue Marcadet dans le XVIIIe arrondissement. Marcel Oudin, au contraire, s’affirmera comme l’un des premiers « spécialistes » de cinéma, réalisant le Cinéma Convention en 1919, et l’année suivante, trois autres salles dont deux dans le IXe arrondissement et le dernier dans le XIVe. A l’aube des années 1920, il aura édifié ou rénové une dizaine de cinémas de 500 à 2200 places, disséminés à travers la ville, et pour différents commanditaires, parmi lesquels d’importantes sociétés telles la Cinéma Exploitation, les Etablissements Gaumont et la Société générale des grands cinémas mais aussi des exploitants particuliers à l’instar de Couchat, Maurel ou encore Brockway. En tout cas, la transmission directe des expériences de la période précédente, entendu à travers les mêmes architectes, se limite à ces deux personnages ; partant, elle paraît maigre sinon négligeable.

Si les architectes des nouvelles salles en sont, généralement, à leur première expérience cinématographique, pour la plupart il ne s’agira point de la dernière. Deux tiers de ces architectes réalisent plus d’un cinéma aux débuts des années 1920 ; cinq d’entre eux auront construit au moins trois salles à la fin de leur carrière ; et quelques uns, notamment Henri Belloc, Georges Fischer et Auguste Bluysen, contribueront encore à la quatrième vague des cinémas parisiens dans les années 1930. Tout cela porte à admettre que, malgré quelques tentatives sans suite dans la période d’avant guerre, la vraie spécialisation des architectes en cinéma ne commence qu’à compter de ce tournant de décennie. Ceci est d’autant plus significatif que la plupart de ces architectes appartiennent à une nouvelle génération ; hormis Auguste Bluysen, Louis Delay et Paul Auscher dont les premiers projets datent des années 1890, les autres débutent leur carrière aux alentours de 1910, d’aucuns ne réalisent leur premier projet à Paris qu’au lendemain de la guerre261. Parmi la quinzaine d’architectes des nouveaux cinémas, un sur deux pourrait être qualifié d’ « expérimenté ». Trois d’entre eux ont élevé chacun une vingtaine de constructions durant les deux décennies précédentes ; deux autres ont édifié environ sept bâtiments à Paris. La grande majorité de ces réalisations antérieures sont des immeubles de logements ; un seul de ces architectes a été déjà confronté à un programme proche de cinéma ; il s’agit de Louis Delay, par ailleurs le doyen et le plus actif de tous, avec non moins de 80 projets dessinés entre 1893 et 1916. Il est, d’ailleurs, l’auteur, à cette dernière date, d’une salle de chant dans le XVIe arrondissement. Dans la continuité des années précédant la guerre, la part minime des « architectes de quartier » est à remarquer. Outre le même Louis Delay dont le cabinet est

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sis au XVIe arrondissement où il édifie un cinéma en 1919, seul Henri Dubouillon pourrait être considéré comme architecte de quartier ; celui-ci n’a construit que dans le XXe arrondissement de Paris. C’est le déclin de la proximité comme motif de choix des architectes, déclin dont les symptômes se manifestaient dès avant la guerre. Ceci révèle, par ailleurs, la répartition géographique progressivement plus variée des projets d’un même architecte. En fait, le développement des moyens de transport, la commodité de circulation et de communication commencent à mettre en cause l’idée même de l’architecte de quartier262.

De même, la part des successeurs-héritiers d’anciens architectes parisiens est relativement mince. Cette catégorie comprend deux architectes : Constant Lefranc, diplômé de l’école des beaux-arts en 1919263, qui reprend, au cours des années 1920, le cabinet de son père Louis Lefranc. Ce dernier avait élevé, depuis 1887, une trentaine de constructions majoritairement dans le XIIe arrondissement264. Ensuite, un certain Frédéric Delafont, associé à son père au tournant du siècle, dont les constructions parisiennes sont très peu nombreux265, partant, l’hypothèse même d’une clientèle héritée semble inconcevable. De plus, les architectes des nouveaux cinémas ne profitent guère d’une réputation particulière. Henri Sauvage et Auguste Bluysen font figure d’exception à cet égard. Celui-là s’est fait remarqué, avant la guerre, à travers une quinzaine d’immeubles érigés pour la Société des logements hygiéniques à bon marché. Son œuvre emblématique, réalisée en collaboration avec Charles Sarazin, est le fameux immeuble à gradins de la rue Vavin266. Le deuxième, ancien élève de l’école des Beaux-arts, diplômé en 1897, est nommé, de suite, architecte du ministère des Colonies, puis l’inspecteur de l’Exposition Universelle de 1900, et devient à compter de 1912, l’architecte du ministère des Postes, télégraphes et téléphones267. Il est également décoré chevalier de la légion d’honneur et officier d’académie268. Tout cela pourrait lui avoir conféré une certaine renommée, d’autant plus que certaines de ses réalisations de l’avant guerre ne pouvaient pas passer inaperçues, entre autres les casinos de Granville (1910) et du Touquet-Paris-Plage (1913), dont le premier est inscrit de nos jours à l’inventaire supplémentaire des monuments historiques. Il compte aussi parmi ses œuvres la Tour LU à Nantes (1909) et plusieurs immeubles Art-nouveau dans le XVIe

261 Nous avons essayé de retracer la carrière de ces architectes à partir de Bertaut (s.d.) Tome I.

262 Sur l’évolution des moyens de transport en commun et l’accélération du déplacement à Paris à compter de 1912 voir Studeny 1995, pp. 277-290.

263 Delaire 2004. P. 320

264 Bertaut (s.d.), Tome I.

265 Ibidem.

266 Sur le parcours et la notoriété de Sauvage voir Minnaert 2002, pp. 17-20 ; quant à ses immeubles à gradins voir Loyer & Guéné 1987, en particulier sur l’immeuble de la rue Vavin, pp. 49-65.

267 Dugast & Parizet 2007, p. 76.

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arrondissement construits entre 1902 et 1911269. En tout cas, l’architecte Bluysen commence, dès 1919, à se spécialiser en salle de spectacles ou plus généralement en « architecture de loisirs ». Ainsi aura-t-il réalisé, à la veille de la Seconde guerre mondiale, une douzaine de cinémas, de théâtres et de casinos. Hormis ces exemples singuliers, le restant des architectes ne sont pas des figures connues à l’aube des années 1920. Et ce malgré que la moitié d’entre eux aient fait des études à l’école des Beaux arts au tournant du siècle ; quelques uns ayant même effectué un parcours honorable à l’instar d’Adolphe Thiers, de la promotion de 1897, admis à la première classe en 1901 où il est quatre fois médaillé aux concours mais aussi au Salon de 1904. Il remporte aussi le troisième prix Chenavard en 1905 et le prix Longchamp l’année suivante. Il est en tout cas concevable que la guerre ait plus ou moins perturbé le début de carrière ou la fin des études de certains de ces élèves ; d’aucuns n’ayant été diplômés que juste avant la guerre à l’instar de Georges Bonnel ; d’autres, bien tardivement, à la fin des hostilités, comme Constant Lefranc de la promotion de 1904270.

De ce qui précède, il ressort que pour les projets de 1919-1920, les commanditaires sollicitent de nouveaux architectes, appartenant pour la plupart à une nouvelle génération. Ceux-ci ne répondent pas ou peu aux critères que nous avons repérés dans la période de l’avant guerre, à savoir la proximité, la renommée et l’expérience271. Est-ce à dire que les « réseaux » et les relations ont servi d’atout à la plupart de ces architectes ? A défaut de preuves documentaires, nous nous contentons de souligner qu’un groupe de jeunes architectes, sortant de l’école des Beaux-arts, trouvent dans l’élan de l’exploitation cinématographique de l’après guerre, l’occasion d’expérimenter la conception des salles de cinéma. Nombre d’entre eux seront appelés à en construire d’autres tout au long de l’entre-deux-guerres, période qui correspond à la fleur de leur carrière mais aussi à l’âge d’or du cinéma. Ainsi apparaissent les premiers architectes spécialisés dans la construction des cinémas. Reste à savoir comment les œuvres de ces « spécialistes » se caractérisent ; autrement dit, quels sont, s’il en est, leurs principaux apports à l’architecture des cinémas ?