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Théorisation, synthèse des expériences (1919-1929)

2. Premières réflexions sur l’architecture cinématographique (1920-1928) cinématographique (1920-1928)

2.1. Revues cinématographiques, conseils architecturaux

2.1.2. La Cinématographie française et la salle modèle

A peine un mois après la première chronique du Cinéopse sur la construction des cinémas, le correspondant en Italie de la Cinématographie française, introduit dans le numéro de juin 1920, un article intitulé « La salle de projection modèle », sous la rubrique « Industrie et technique ». Il présente l’auteur de la chronique, Armand Papô, « un jeune et distingué ingénieur italien, plus spécialement versé dans les industries cinématographiques ». Celui-ci écrira désormais pour la revue, de temps à autre, des « chroniques scientifiques » sur divers aspects du cinéma. Pour commencer, il aborde la question de « construction de la salle de spectacle moderne »306. L’ingénieur Papô reconnaît d’entrée de jeu, que son projet pourrait paraître audacieux car il rompt avec « la tradition établie et le système d’économie cher aux exploitants ». Il invoque toutefois « la commodité et la plus grande hygiène du public » comme les vertus de ce modèle. On est donc, d’emblée, averti que, contrairement à Coissac qui se référait à « ce qui s’est [était] fait » pour exposer une synthèse des expériences, ici, il s’agit d’un « modèle », ayant pour objectif de

304 Le cinéopse, n° 44, 5ème année, avril 1923.

305 Ibid.

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« moderniser » voire « rationaliser » les salles de projection. En outre, Papô propose de remédier à cet inconvénient « odieux et illogique » du système actuel qui fait que le spectateur peut entrer dans la salle à tout moment et voir le film en commençant par la fin. Il est d’avis que le cinéma ne doit plus être considéré comme « un passe-temps de gens inoccupés » mais comme « un enseignement et une école » à portée de la grande masse. Dans cette optique, et à travers un plan schématique [Fig. 52, p. 164], il décrit son projet :

… il s’agit d’un édifice formant un quadrilatère divisé en quatre secteurs ou salles de spectacles d’une contenance de mille places assises chacune – le nombre de places peut être augmenté ou diminué à volonté. On accède aux salles par d’amples couloirs qui partant des quatre points cardinaux de l’édifice viennent aboutir à une immense salle d’attente d’où dépendent les quatre salles de spectacle avec des issues de sécurité […] La disposition intérieure de chacune des quatre salles devra être comprise suivant les méthodes modernes et pourra avoir, outre les places de fauteuils de parterre, deux séries de loges et de galeries supérieures. Une coupole mobile donnera de l’aération à tout le théâtre.

Ces quelques lignes permettent d’ores et déjà plusieurs remarques : d’abord, le projet est proposé pour un terrain d’assiette carré, isolé, ouvert sur tous côtés, conditions extrêmement rares dans un milieu urbain. Puis, ce terrain est divisé diagonalement de manière à engendrer quatre salles de spectacle en forme de trapèze. On voit donc apparaître l’idée de « multisalles » ; même si il ne s’agit pas encore de passer des films différents dans chaque salle. A noter aussi la préconisation de la salle en éventail, une configuration peu fréquente à cette époque. Ensuite, l’entrée des salles est aménagée du côté écran et la sortie du côté opposé, une disposition également rarissime. Enfin, bien que le plan schématique exposé représente « l’esquisse d’un parti », certains détails ne manquent pas d’appeler l’attention : l’ambiguïté totale de la disposition verticale et d’éventuelles différences de niveaux, ou encore les tambours prévus à la sortie de la salle et non à l’entrée. Plus intéressant, l’aménagement des sièges latéraux sous un angle de 45° par rapport à l’écran, ce qui ne diffère que peu d’avec la norme préconisée par Coissac (50°). De même, la suggestion de « deux séries de loges et de galeries supérieures », et d’une coupole mobile pour l’aération de la salle reflètent les dispositions expérimentées à cette même époque ou peu auparavant ; nous en avons déjà évoqué les exemples parisiens. Sur la façade schématique qui accompagne le texte [Fig. 53, p. 164], chaque entrée du cinéma en pan coupé forme un avant-corps avec porche cintré et bornes de pierre, flanqué de tourelles surmontées de flèches et deux statues sur une frise enguirlandée. Le corps de la façade percé de trois baies de sortie est plus sobrement ornementé avec un bas-relief au dessus de chaque porte, le tout couronné par une coupole métallique. Cette façade proposée pour le projet de cinéma

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« modernisé » est, somme toute, assez classicisante ; si les idées de l’ingénieur Papô sont innovatrices en matière de disposition de la salle, sa conception de la façade du cinéma trahit un certain conformisme.

Pour la sécurité, le décor et les services, seuls quelques conseils sommaires sont avancés. L’auteur propose notamment de recourir à un système semblable au rideau de fer des théâtres pour doubler intérieurement la cabine de projection afin d’empêcher la propagation du feu dans la salle en cas d’incendie. En ce qui concerne la décoration intérieure, il la conçoit « très sobre », devant seulement « être égayée par des jeux de lampes de couleurs et une disposition de tentures claires et riantes » ; conception qui n’est pas non plus entièrement inédite puisque déjà expérimentée dans quelques salles parisiennes notamment celles construites par Henri Sauvage et Marcel Oudin. Quant aux

services, Papô suggère que « des bars automatiques pourront également, très

heureusement être installés dans le hall d’attente » ; l’obsession de l’ingénieur de tout automatiser, de tout mécaniser. Mais, comment fonctionnerait cette « multisalles » ? « Chaque film comportant généralement quatre parties, répond l’ingénieur italien, on pourrait projeter chacune des parties alternativement dans chacune des salles, ce qui fait que le film tout entier se déroulerait dans le même espace de temps ». Une projection donc continue, « à la chaîne » pour ainsi dire, qui permettrait au spectateur arrivant au cinéma de voir le film du début à la fin, moyennant une attente de quelques minutes seulement. Pour l’échange et la rotation des bobines entre opérateurs, un couloir circulaire mettrait en communication les quatre cabines, « si tant est vrai, ajoute Armand Papô, qu’on ne veuille pas faire usage d’un système de transmission pneumatique peu coûteux et fort avantageux » ; encore un signe d’aspiration de l’ingénieur à la mécanisation. Dans le dernier paragraphe de l’article, il aborde la justification financière de son projet. D’après ses calculs, la réalisation d’un tel projet en Italie coûterait environ deux millions de lires, somme qui équivaudrait aux honoraires annuels de quatre « divettes », « et sans médire les femmes muettes », à savoir donc les actrices des films. Or, « je puis affirmer, poursuit-il, que la commodité de l’installation des salles serait souvent bien plus agréable au public que les grimaces douteuses de la « Star » en renom ». Ainsi propose-t-il d’investir sinon davantage, du moins l’équivalent des sommes dépensées pour la production des films dans l’installation des salles. Le projet de l’ingénieur Papô ne parvient pas à séduire les commanditaires de nouvelles salles, son « cinéma modèle », un multiplexe longuement avant l’heure, passe presque inaperçu. Il ne semble pas, d’ailleurs, lui-même s’y tenir, puisque ses deux essais suivant, publiés dans les numéros de juillet et d’août 1920 de la Cinématographie française, sont consacrés aux « projections lumineuse par transparence » moyennant un écran en verre dépoli. Ce système pourrait être exploité dans les salles de cinéma, mais vu ses

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avantages dans les salles éclairées, il le préconise pour des projections à fin pédagogique dans les écoles, comme substitut des toiles de fond au théâtre, et surtout pour des réclames lumineuses à l’entrée des cinémas307. L’ingénieur Papô abandonne donc son « incursion » dans le domaine de l’architecture, pour se concentrer sur des questions proprement techniques et « scientifiques » comme l’intitulé de la chronique le suggérait.