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Expérimentation, Recherche d’inspiration (1907-1918)

4. Conception et composition architecturale

4.2.1. Premiers emprunts du cinéma au théâtre (1910)

L’année 1910 marque le début d’une reprise sinon d’un essor dans la construction des cinémas. Avec une dizaine de permis de construire demandés, on est encore loin de l’élan de 1907 ; néanmoins, une nette augmentation est notée par rapport aux deux années précédentes. La plupart des projets établis en 1910 reste dans le sillage des expériences passées. En voici les principaux traits communs : la transposition, souvent sans modification, de la configuration parcellaire à la salle malgré quelque difformité (Cinéma Royal [p. 36] et Cinéma Plaisir [p. 36]) ; la disposition des places en rangées rectilignes formant deux ou trois travées desservies par trois ou deux allées longitudinales ; ou encore l’écran placé toujours en face de l’entrée, avec la seule exception du Cinéma Plaisir où l’installation de l’écran du côté de l’entrée semble, contrairement aux précédents cas similaires, un choix arbitraire. En ce qui concerne la disposition du plancher, les solutions sont aussi diverses qu’auparavant. De nombreuses salles disposent d’un parquet horizontal (Cinéma Brasserie Concert, Cinéma du Lion d’or, Cinéma Royal, Cinéma du Panthéon). En revanche, la faible inclinaison du plancher (moins de 2cm par mètre) n’est plus observée ; si pente il y a elle est d’ordre de 4 à 8cm par mètre, toujours descendante vers l’écran. De même, le dispositif de composer le plancher de la salle de deux plans horizontal et incliné reste d’usage, mais la partie plate du parquet se trouve tantôt à l’avant (Cinéma Plaisir) tantôt à l’arrière de la salle (Zénith Cinéma). Quant à la cabine de l’opérateur, elle est encore traitée comme un élément secondaire ; bien que dans cette série de projets, toujours rehaussée par rapport à l’orchestre, on la retrouve encore quelquefois située à l’intérieur du volume de la salle (Cinéma Plaisir, le Lion d’Or, Cinéma du Panthéon), et même désaxée relativement à l’écran (ces deux derniers et le Cinéma Royal).

Ces constatations évoquent une certaine « continuité », or, l’année 1910 se démarque des précédentes par la récurrence de certains traits caractéristiques, et davantage, par quelques nouveautés. La répartition des places en orchestre et balcon, par exemple, est nettement plus courante dans les établissements de cette année. Ce dispositif est adopté dans cinq projets sur neuf ; des salles de proportions diverses, de 375 places à 830. Dans la plupart des cas, le balcon s’apparente à celui typique des salles Cinéma Exploitation par son front rectiligne, mais s’en distingue par une disposition en gradins ou en amphithéâtre. Sont aussi à remarquer les balcons en U des cinémas Paradis et Excelsior [respectivement p. 37 et 35] ; le premier dispose, comme le Cinéma Cambronne,

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de deux passages de sortie latéraux ; le deuxième, en revanche, comporte des loges sur les bras. L’apparition des loges est une autre particularité des projets de 1910. Aménagées aussi bien au balcon qu’à l’orchestre, elles forment souvent des enfilades normalement à l’axe longitudinal de la salle (Cinéma Excelsior, Zénith Cinéma), rarement, des rangées parallèles à l’écran (Cinéma du Panthéon). Un troisième trait caractéristique des établissements de 1910 réside dans l’ampleur des espaces d’accueil. Hormis le Bijou Cinéma, l’un des plus petits avec environ 200 places, les autres projets prévoient un hall d’entrée plus ou moins vaste. Ces trois éléments, balcon, loges et hall, qui caractérisent les projets de 1910, font en fait partie du vocabulaire de l’architecture théâtrale163, ce qui accuse quelques emprunts du cinéma au théâtre à cette époque. Cependant, un effort d’adaptation de ces éléments d’emprunt est à noter : d’abord, les balcons des cinémas se différencient encore du modèle théâtral par leur frontalité, une disposition qui contrarie le caractère d’assemblée du théâtre souvent matérialisé à travers une configuration en fer à cheval164 ; ensuite, le hall, dans les établissements cinématographiques, est proportionnellement moins important que dans les théâtres, sans doute en raison de la différence des publics, des spectacles, de fréquence et durée des entractes. Ceci dit, un exemple singulier vient appuyer l’hypothèse de l’émergence, en 1910, d’une volonté d’imiter l’architecture théâtrale dans la conception des cinémas. Il s’agit du Cinéma Excelsior [p. 35]. Le commanditaire de cet établissement est une société en nom collectif qui ne sera constituée qu’au début de l’année 1911165, par Paul Henry et Ernest Kahn ; ce dernier ayant pris part, dès 1907, à plusieurs entreprises d’exploitation cinématographique. Les plans de cette salle sont signés par un certain Georges Bernot, architecte inconnu dont on sait simplement qu’il est domicilié rue d’Amsterdam à Paris, construit, cette même année 1910, un bâtiment d’un étage rue de Charonne, donc dans le même arrondissement que le cinéma, et élèvera, plus tard, en 1913 et 1914, deux autres constructions dans le XVIIIe arrondissement, notamment un immeuble de huit étages166. Le cinéma Excelsior, d’une capacité de 830 places, remplace un ancien hangar dans une parcelle d’environ 530 m² de surface. Cette dernière est en forme de trapèze rectangle dont l’hypoténuse borde la voie publique. Visiblement dans un esprit de composition rigoureusement géométrique, la partie triangulaire du terrain est entièrement affectée à un vaste hall dépassant les 200 m² de superficie. Une espèce de tambour oblong normalement à la rue où la queue des spectateurs puisse serpenter avant de passer devant la caisse et pénétrer dans l’établissement ; une sortie débouchant directement sur le trottoir ; une « entrée réservée » avec caisse spécifique ; un vaste espace d’attente comprenant un

163 Sur les caractéristiques de l’architecture théâtrale voir Guadet 1915, p. 86.

164 Voir sur ce sujet Frantz & Sajous d’Oria 1999, p. 19.

165 Archives de Paris, D31 U3 1326 d. 176 ; pour un court récit de cette société voir Meusy 2002, p.357.

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grand bar circonscrit par un comptoir ; voilà comment se présente le hall d’entrée du Cinéma Excelsior. Il n’est pas sans évoquer, à maint égard, celui d’un théâtre. C’est pourtant dans la disposition intérieure de la salle que l’inspiration du théâtre se fait davantage remarquer. Manifestant une symétrie quasi impeccable relativement à l’axe longitudinal, la salle comprend, entre chaque mitoyen et l’allée centrale, un promenoir, une enfilade de huit loges, un dégagement longitudinal et une travée de places en rangées rectilignes de huit sièges. La pente de l’orchestre descendant vers l’écran, alors même que le sol des loges reste au niveau du rez-de-chaussée, confère aux occupants des loges une dominance sur le parterre, l’avantage « de voir et d’être vu », l’un des raisons de la bourgeoisie pour fréquenter les théâtres au siècle précédent167. A l’avant de la salle, en face de l’entrée, une fosse réservée aux musiciens et un proscenium précèdent l’écran qui est placé sur une petite scène. De part et d’autre de cette scène sont aménagées des loges d’artistes. A l’arrière de la salle, de chaque côté, une volée d’escalier monte au balcon. Ce dernier est composé d’un amphithéâtre et de deux ailes latérales avançant horizontalement presque jusqu’au proscenium. Les places sont réparties, à ce niveau, sur l’amphithéâtre, en trois travées de rangées de huit fauteuils, et sur chaque bras, en cinq loges. La cabine est installée hors du volume de la salle, sur le toit-terrasse qui couvre le hall, cachée de vue par le fronton de la façade. Cette disposition théâtrale de l’Excelsior provient peut-être de sa double destination comme l’évoque Jean-Jacques Meusy ; ce que semble, d’ailleurs, confirmer la présence d’une scène, des loges d’artistes et d’une fosse d’orchestre. Or, le même auteur reconnaît que cet établissement « … ne donne, à de rares exceptions près, que des représentations cinématographiques avec attractions »168. Par surcroît, dans son permis de construire, seul « cinéma » est explicité comme l’affectation de l’édifice. Quoi qu’il en soit, le Cinéma Excelsior présage la recherche d’inspiration des architectes de cinéma dans les traditions théâtrales, en particulier sur le plan de la disposition intérieure. Qu’en est-il du décor et de la façade ? Les coupes de la salle ne révèlent pas une décoration abondante ; simplement quelques motifs ornant le parapet du balcon, deux grands lustres et un cadre mouluré autour de la scène, couronné par une sorte de mascaron. La façade de l’Excelsior se démarque aussi des cinémas contemporains, notamment par son aspect quelque peu « gothique » : des flancs en « contreforts » sur lesquels s’élèvent deux flèches et contre lesquels s’appuie un fronton triangulaire, une demi-rosace vitrée au dessus de l’entrée, des pilastres aux chapiteaux non canoniques [Fig. 6, p. 156].

167 Sur le goût de la bourgeoisie parisienne pour l’ostentation et le luxe, voir Daumart 1970, p. 69.

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Le Cinéma Excelsior excepté, la plupart des projets de 1910 emboîtent le pas à leurs prédécesseurs dans la composition de la façade et le traitement décoratif de la salle. Sur ce dernier aspect, la majorité des plans ne laissent apparaître presque aucun effort particulier ni à l’intérieur de la salle ni dans les espaces d’accueil. Par contre, en façade, certains projets se distinguent par quelque penchant stylistique. Ainsi le Cinéma Plaisir, l’œuvre d’un architecte non identifié, aspire-t-il à un caractère plutôt classicisant avec son édicule d’entrée et ses fenêtres serliennes ou vénitiennes169 [p. 36 ; Fig. 7, p. 157]. L’architecte du Bijou Cinéma, en revanche, tend visiblement vers le baroque ; en témoignent les portails ornementés et le fronton brisé flanqué de volutes de la façade [p. 38]. Celui-ci est un jeune architecte, dénommé Emile Fernand Blanvillain, ancien élève de Ginain à l’école des Beaux arts, diplômé en 1901. Il s’est fait connaître comme l’auteur de la Chambre de commerce de Roanne170. Le Cinéma Paradis [p. 37] et le Zénith Cinéma se rapprochent étonnamment de l’architecture domestique, à tel point que, abstraction faite des proportions et de l’épigraphe, l’on pourrait aisément les confondre avec une villa ou un hôtel particulier. Si le second est l’œuvre d’un architecte inconnu dénommé Georges Marchand, le premier est dessiné par Georges Roux, architecte diplômé par le gouvernement en 1898, élève de Pascal, fils de Louis-François, lui-même architecte et d’une carrière honorable. Père et fils tous deux ont été décorés officier d’académie, probablement en récompense des services rendus en Algérie171 ; tout cela pour dire que des parcours profondément différents ont conduit, dans la conception de façade de cinéma, à une approche quasi identique. Au demeurant, les seuls projets qui portent la marque de la façade typique de Cinéma Exploitation sont le Cinéma Excelsior et le Bijou Cinéma, et encore avec de notables différences. Il paraît qu’au cours de cette année 1910, en contrepoint de l’ébauche d’une évolution de la disposition des salles, la composition des façades connaît également des mutations.